Quand l'X rencontre l'X
Image générée par Leonardo.ai

Quand l'X rencontre l'X


Chapitre inédit de Fantasia (Grasset, 2024), disponible ici : https://www.grasset.fr/livre/fantasia-9782246833482/

Ce chapitre a pour but d’illustrer ce qu’est la donnée, et ses enjeux : stockage, souveraineté, confidentialité, valeur…  Il se réfère notamment aux recherches du CNRS sur le stockage ADN, au rapport du Sénat français sur la pornographie, au TED Talk d’Hasan Elahi, à l’émission Backseat et à une interview avec l’exceptionnel Olivier Blazy, professeur en cybersécurité à l’École Polytechnique.


Sous les projecteurs de ce plateau de télévision, assis à côté d’une star du porno, la sueur au front, Olivier se demandait comment il avait pu en arriver là. Un cameraman s’affairait en coulisses. Le présentateur ne tarissait pas d’exclamations.

« Google enfoncé par un mammouth ! C’est pas une blague, les loulous. On a décodé de l’ADN de mammouth vieux de plus d’un million d’années, ce qui en fait la solution de stockage de données la plus durable du monde ! Alors, à quand les clefs ADN ? »

Pendant qu’Olivier rêvait à un troupeau de géants laineux, paissant pacifiquement aux premiers temps du monde, un enseignant CNRS tentait de justifier ses recherches, entre applaudissements pré-enregistrés et interjections d’une chroniqueuse excessivement décolletée.

« En 2025, nous stockerons 175 zettaoctets…

— C’est quoi ça ? Des extraterrestres ? » interrompait aussitôt la jeune femme. Et le chercheur de se débattre avec des puissances de dix que personne ne comprenait, jusqu’à ce qu’il se résigne à l’approximer à cinquante mille milliards de photos en haute définition.

« Ouais, l’album photo de vacances de Pauline, quoi ! » lança l’animateur, en se tournant vers sa chroniqueuse.

Le chercheur tenta un essai, louable mais sans espoir : « Justement ! Comme les photos de mademoiselle, deux tiers de ces données ne servent jamais. Les quelques data centers qui les conservent consomment autant d’énergie que des villes entières… Si on investit dans la recherche en stockage sur ADN chimique, ces informations pourraient se conserver un million d’années, et tout le savoir du monde tiendrait dans une boîte à chaussures. Ce seraient des éco…

— Oui, ça, des boîtes à chaussures, Pauline, elle s’y connaît ! » nasilla encore le présentateur.

Olivier assistait comme en cauchemar à la déconfiture de son collègue du CNRS. Il sentait le maquillage caméra fondre sur son visage. À sa gauche, la star du porno écoutait distraitement, un sourire absent aux lèvres. À sa droite, un public hilare fixait le plateau comme on visite un zoo. Comment, comment s’était-il retrouvé là ? Pas une erreur de parcours pourtant. Enfant déjà, il inventait des codes secrets, il avait étudié la cryptographie, il avait été brillamment reçu à l’ENS, fait ses premiers stages dans les start-ups sœurs de Google, et enseignait désormais à l’École Polytechnique. Un modèle. Un modèle qui se retrouvait, l’estomac noué et légèrement nauséeux, sur ce plateau surchauffé, attendant son tour.

Son collègue du CNRS ne se débrouillait pas si mal, pour la situation. Il avait dû préparer ses punchlines. Il récolta même quelques sourires, autour de la table, quand il dit : « Il y a un moyen très simple, peu coûteux, et assez agréable de synthétiser de l’ADN, qu’on appelle la reproduction sexuée humaine. Il y en a un beaucoup plus lent, cher, et pénible, qu’on appelle synthèse chimique de l’ADN. Mais ce domaine progresse vite, et il se pourrait qu’il concurrence, d’ici à cinq ans, les data centers. »

La chroniqueuse n’était pas si sotte que l’animateur le pensait, puisqu’elle partagea un projet de livre, qui ne sembla pas absurde à Olivier : elle parlait d’écrire un roman d’anticipation sur des êtres devenus des mémoires vivantes. Dans leurs gènes serait encodé un savoir, inutilisable pour eux, mais décryptable par des spécialistes. Le chercheur confirma que ce moyen de stockage serait infiniment moins énergivore, moins coûteux et plus compact que les disques durs, mais qu’il n’y avait pas besoin de corps humain pour conserver l’ADN, pendant qu’Olivier se voyait déjà transformé en pigeon voyageur du XXIIe siècle. Oui, sans doute qu’il y en aurait, des codes génétiques vivants, incapables de décoder le trésor qu’ils porteraient, ou plutôt qu’ils seraient.

On poussa de grands cris sur le plateau quand l’animateur évoqua les VHS et les cassettes audio. Chacun avait une anecdote sur des données perdues, des vidéos d’enfance ou de mariage. Le chercheur trouva encore moyen de rappeler que les supports magnéto-optiques ont une durée de vie de cinq à sept ans, contre un million d’années pour l’ADN, avant qu’on ne le renvoie à son labo. Une page de pub laissa le public souffler, pendant qu’Olivier cherchait des yeux une issue. À sa gauche, l’actrice porno avait abandonné son sourire professionnel et s’était plongée dans son portable. Il inspira, pour conjurer une nouvelle bouffée de trac.

L’émission de vulgarisation scientifique, animée par le célèbre Kryptograf, avait une réputation assez respectable parmi les programmes éducatifs sur Twitch. Olivier, lorsqu’on l’avait contacté, avait bien sûr pensé que ce serait une excellente tribune pour sensibiliser un large public à la protection des données personnelles. Il ne s’était pas attendu, et certainement n’avait pas été préparé, à ce show sous prétexte scientifique. Il croyait faire de la vulgarisation, pas de la vulgarité. Il sentait les pulsations rapides de son cœur au bout de ses doigts. Lorsque la diode indiquant la fin de la pub s’alluma, il croisa les mains et reprit son sourire contraint.

« Hoplà les loulous ! » attaqua tout de suite l’animateur, avec une énergie inquiétante. « Alors on a parlé avec Antoine, chercheur au CNRS, de stocker de la donnée sur ADN, pour conserver vos photos un million d’années. Cool ou pas cool ? » Sa chroniqueuse ne manqua pas l’occasion de roucouler des « Cool ! Cool ! », un petit panneau siglé « Cool » à la main. Kryptograf prit un air affligé, et sortit lui aussi un panneau avec écrit « Pas cool » en rouge.

« Eh nan, pas cool les loulous ! Parce que la donnée, c’est dangereux, ‘faut la protéger. Comme le Sénat va bientôt sortir sa solution pour empêcher les enfants d’accéder aux vidéos adultes… eh eh, vous savez de quoi je parle… on a voulu faire un p’tit topo dessus. Pauline ? »

Pauline, la chroniqueuse décolletée, avait reposé son panneau, et chaussé une paire de lunettes à monture noire. D’un ton professoral et surjoué, elle commença :

« Admettons, pour les besoins de la démonstration, que vous fassiez partie des 97% de Français qui ont déjà été exposés à du porno. Vous n’y pensez peut-être pas, mais lorsque vous regardez une vidéo, c’est toute une industrie que vous faites fonctionner. Vous n’intéressez pas autant qu’elles le prétendent les femmes chaudes du 75, mais vous intéressez beaucoup d’autres personnes, que vous ne soupçonnez pas. » Elle les dénombra sur ses doigts : « L’État, qui a l’obligation de protéger les mineurs, veut vérifier que vous avez plus de 18 ans, et que vous ne téléchargez pas de contenu pédopornographique. Les plateformes aimeraient beaucoup revendre vos préférences, votre durée de visionnage ou vos habitudes à des annonceurs. Les hackers adoreraient profiter de l’aubaine pour obtenir votre numéro de carte bleue. Les producteurs et les sites s’intéressent aux statistiques de visionnage.

— Ah oui, ça fait beaucoup de monde à vos trousses, pour un plaisir qu’on dit solitaire ! » s’exclama Kryptograf. Des rires gras lui répondirent. « Moi, je me demandais plutôt si on devait restreindre l’accès au porno pour les seniors, suite aux tentatives de Michel Houellebecq » continuait-il, alors qu’une photo de l’écrivain s’affichait en grand derrière lui. « Mais parlons sérieusement, la question est importante : comment restreindre l’accès des p’tites têtes blondes au porno ? Et donc : comment protéger les données, pour que n’importe qui ne voie pas n’importe quoi. Madame X, tu es investie dans une pornographie éthique et respectueuse » fit-il, avec une ébauche de révérence vers l’actrice assise à la gauche d’Olivier, qui minauda un petit « Bonsoir ». « Olivier, tu enseignes à Polytechnique, et tu as participé avec la CNIL à créer un protocole pour vérifier l’âge des utilisateurs. »

Il déglutit péniblement.

« 95% des hommes de moins de dix-huit ans ont vu un film porno » annonça la chroniqueuse, ses lunettes posées trop bas sur le nez. « Et 86% des jeunes filles. L’Assemblée Nationale a émis un rapport sur le sujet, et le Sénat va proposer des solutions pour sécuriser les plateformes.

— Oui, je l’ai lu ! » coupa Kryptograf. « Je l’ai lu ! Enfin, j’ai lu la première phrase. Écoutez : « après des milliers d’heures de visionnages et d’analyses approfondies ». C’est pas beau, ça ? Vous les voyez, les députés de la nation, ce qu’ils font à leur bureau ? »

Olivier aurait aimé protester. « Vous avez dit vous-mêmes, 95%… » Mais ses lèvres lui obéissaient mollement. On n’entendit qu’un murmure, tandis que la caméra était tournée ailleurs, vers la chroniqueuse qui reprenait : « Pour l’instant, si j’ai bien compris, le gouvernement envisage de protéger l’accès aux plateformes par France Connect. L’informatique, c’est comme une boîte de chocolats : vous ne savez jamais sur lequel vous allez tomber. Avec la même clef, vous avez le porno ou les impôts. Moi, mon neveu m’a dit qu’il devait aller faire son recensement, je lui ai dit ahah tu veux avoir tes papiers, petit cochon ?

— Ce n’est pas exactement ça… »

On fit signe à Olivier de se taire, qu’il allait avoir son tour. Décontenancé, il hochait la tête.

Après quelques blagues du même acabit, il vit enfin l’animateur se tourner vers lui, et lui demander :

« Alors, Olivier, comment fait-on pour vérifier l’âge d’un utilisateur tout en respectant sa vie perso ? Je veux bien qu’on s’assure que je suis majeur, mais je ne veux pas qu’on sache ce que je regarde. Autant aller chez les putes sinon, au moins elles ne te demandent pas ta carte d’identité ! »

L’enseignant sourit poliment et expliqua, la voix tremblante : « On applique le principe du double-anonymat. D’un côté, le site que vous voulez visiter va vous donner un challenge, un numéro, qu’on doit faire certifier par une autorité qui vous connaît déjà, et qui va mettre un tampon dessus. De l’autre, l’autorité connaît votre identité, mais ne sait pas à quoi va servir son tampon.

— Moi » interrompit Kryptograf, nullement gêné, « pour faire une procuration, aux dernières élections, j’ai dû attester de mon identité à la gendarmerie. Et il y avait une de ces queues ! Mais quand je vais sur un site de boules, c’est pas ces queues-là que je veux voir. »

La plaisanterie n’eut pas de succès. L’actrice X se mordit les lèvres, visiblement consternée.

Par pure bonté d’âme, Olivier précisa :

« Bien sûr, il y a l’attestation physique, comme pour les procurations. On a aussi envisagé de demander un scan de carte d’identité, ou le numéro de carte bancaire. Ou d’utiliser la reconnaissance faciale, pour évaluer l’âge par intelligence artificielle. »

Tous le regardaient avec des yeux ronds.

« Mais on a vite abandonné ces pistes, les gens n’avaient pas très envie de divulguer leur numéro de carte à des sites douteux, ou d’activer leur webcam…

— Tu m’étonnes ! »

Olivier se doutait bien que ces tentatives ne séduiraient pas, et il avait envie de leur demander, à ces chroniqueurs, bien assis sur le plateau au milieu d’un public complaisant, et qui peut-être n’avaient pas d’enfants, s’ils connaissaient un meilleur moyen de vérifier l’âge de la personne derrière le clavier, et non pas seulement l’IP de l’ordinateur. C’étaient les mêmes qui après s’étonnaient que leur date ne ressemble pas à sa photo.

La voix surexcitée de Kryptograf ne lui en laissa pas le loisir. « Commentaire ! » s’écria-t-il. « Les auditeurs sont nombreux à signaler qu’on peut facilement contourner le contrôle, avec un bon VPN. C’est un simple logiciel qu’on installe pour se connecter à internet depuis un serveur étranger, et donc échapper au droit français. On n’est pas sponsorisés, hein ! »

À la surprise générale, Madame X intervint :

« Ah, bravo. Allez-y, dites tout de suite aux enfants qui nous regardent comment accéder aux sites. Ne vous privez pas. Vous savez à quel âge les enfants regardent du porno, en moyenne, en France ? À 11 ans. En moyenne. Pour une première exposition. C’est beaucoup plus facile de tomber sur un site X que de télécharger un VPN. Alors s’ils peuvent le faire un peu plus tard, c’est toujours ça de gagné. » Profitant de son effet, elle poursuivit : « Moi, j’aime mon métier, et si ce que je fais apporte du plaisir aux gens, ça me va. Si c’est pour traumatiser des gamins de onze ans, je ne signe plus. Bien sûr que je me préoccupe des gens qui me regardent, c’est mon image. Et je ne parle pas de la protection de mes photos et vidéos, quand il suffit d’un téléchargement ou d’une capture d’écran pour les envoyer à tout l’internet. »

Olivier, devant ce secours inattendu, hochait la tête.

« Oui, vos données sont précieuses » renchérit-il, la voix déjà plus assurée, « elles doivent être protégées.

— Sortez couverts ! » conclut un Kryptograf hystérique. « Mais enfin, pas besoin d’être parano, on a le double-anonymat !

— On a le double-anonymat, ou plutôt on va probablement l’avoir, pour prouver que vous êtes majeurs, sans qu’on sache quels sites vous visitez. Enfin… on saura que vous visitez un site qui demande une preuve de majorité, donc ça ne laisse pas beaucoup d’options non plus : c’est soit de la pornographie, soit de la vente d’alcool. Mais pour le reste… » Olivier s’éclaircit la gorge, puis s’excusa d’un sourire. « Pour le reste, je recommande tout de même de garder le contrôle sur ce que vous partagez. Les gens qui veulent s’approprier vos données, sensibles ou non, sans vous prévenir, ne peuvent pas avoir de bonnes intentions. »

L’expression désabusée de l’actrice disait mieux que les mots ce qu’elle avait dû subir. Elle rajusta une mèche, et ajouta :

« Reprendre le contrôle des données, c’est aussi reprendre le contrôle de soi. On ne sait plus qui on est, entre toutes les traces qu’on laisse en ligne. Pour la plupart des gens, je ne suis qu’une page Instagram. Il y en a, s’ils me croisent dans la rue, ils se permettent… comme si on avait couché ensemble, alors que je ne les ai jamais vus. Moi j’ai l’habitude, c’est mon métier. Mais je crois que beaucoup de jeunes filles ne se rendent pas compte de ce que l’I.A. fait de leurs données, et donc d’elles. »

Olivier approuvait, dans son for intérieur. Il s’était lancé dans la cryptographie par fascination pour les codes secrets et le langage mystérieux du monde. Mais de plus en plus, il se sentait la responsabilité de vies humaines, quand il voyait que la majorité des photos qu’on retrouvait sur des sites pédopornographiques avaient été téléchargées par les parents sur les réseaux sociaux, ou que des jeunes femmes se faisaient harceler par des hommes qui suivaient leur trace, de photo en story, comme le Petit Poucet suivait les cailloux blancs. Bien sûr, contrôler ses données, c’est contrôler son image. Il commençait même à voir apparaître des chatbots entraînés sur les conversations de personnes décédées, pour entretenir une forme de vie zombie, virtuelle, et se sentait très mal à l’aise.

Comme on le regardait, il confirma : « Les gens ne se rendent pas compte de la valeur de leurs données. » La chroniqueuse le comprit différemment, puisqu’elle demanda : « Et ça vaut combien ? »

Il n’y avait pas de bonne réponse : la valeur d’une donnée dépend de ce qu’on en fait. Olivier prit l’exemple de Google : « Je parierais que nous avons tous, autour de cette table, au moins une boîte mail et une application pour les trajets ? Gmail et Maps, quoi. Je ne vous apprends rien : Google vous piste, enregistre vos contacts, et lit votre courrier. Quelqu’un qui ferait ça dans le monde réel serait un espion psychopathe. Même aux beaux temps de l’URSS, personne n’en savait autant sur les maîtres du monde que Google n’en sait aujourd’hui sur le moindre citoyen. Vous en bénéficiez, parce que votre boîte mail est gratuite, vous êtes protégés contre les spams, vous ne vous perdez plus. Mais vous n’imaginez pas comme Google s’enrichit, en revendant ces données à des annonceurs pour vous envoyer des pubs plus précises, et augmenter vos chances d’achat. Ou moins directement pour alimenter ses systèmes d’I.A., qui capteront et analyseront d’autant mieux les données à l’avenir.

— Donc j’engraisse Google ? » conclut l’animateur.

Olivier acquiesça. « Oui, enfin vos données profitent à ceux qui les utilisent ou les revendent, quels qu’ils soient… mais le plus souvent, ce n’est pas vous-même.

— Et c’est légal ?

— Oui, c’est légal. Vous avez accepté les conditions d’utilisation. Moi aussi. Ce qui serait illégal, ce serait de voler des données confidentielles. Ce qui existe aussi, malheureusement. »

La chroniqueuse décolletée s’était accoudée sur la table, l’air pensif. « C’est fou ! » commenta-t-elle. Olivier se crut obligé de préciser :

« Il y a des initiatives pour reprendre le contrôle de ces données. Des gens qui voudraient qu’on gagne un revenu de base numérique, ou qu’on touche quelque chose pour les données qu’on partage, en les protégeant dans une blockchain par exemple. » Il voyait qu’il perdait son public, bégaya et se tut.

C’est à nouveau Madame X qui vint à la rescousse. « Moi, je ne comprends pas que les plateformes ne mettent pas en place la protection pour les moins de dix-huit ans. Elles y ont intérêt : avec les adultes, elles ont une audience plus qualifiée, qui a un compte bancaire, qui n’a pas besoin de demander d’argent de poche aux parents. C’est ça, le prix des données : pouvoir cibler son public. »

Kryptograf, brûlant d’intervenir, rebondit : « J’ai fait mes petites recherches ! Et Madame X a raison, cibler son public, ça vaut de l’or. Vous savez combien ça coûte de faire hacker une webcam ? » Pas une réponse. « Cinq dollars la webcam, si c’est celle d’un homme ; cinquante dollars, si c’est celle d’une femme ! »

Olivier se retint de revenir sur la proposition d’évaluer l’âge par reconnaissance faciale.

« Donc votre vie privée, les mecs, ça vaut cinq dollars. Vous êtes fixés, les loulous ! » Pour la première fois, on sentit une inquiétude dans le public. Il n’y eut aucun rire. En bon animateur, Kryptograf n’en repartit qu’avec plus d’énergie :

« Mais donc Olivier, comment protéger nos données ?

— Eh bien… La cryptographie, c’est une chose, mais le mieux reste de ne pas partager ses données, à la base. Vraiment, ne partagez que le strict nécessaire. Coupez votre téléphone, ou mettez-le en mode avion dès que vous pouvez. Débranchez votre webcam quand vous n’en avez pas besoin. Supprimez les réseaux sociaux, si vous pouvez vous en passer, et encore, même les comptes clos laissent des traces.

— La chasteté numérique, quoi ? »

Le chercheur fit bien de ne pas répondre. Tout à son discours, enhardi par l’attente nerveuse du public, il continuait :

« …surtout si, comme le disait mon confrère du CNRS, les données peuvent se conserver un million d’années. Là, en cryptographie, nos recherches portent sur des algorithmes résistants aux ordinateurs quantiques, donc résistants à une menace qui n’existe pas encore. Vous ne savez déjà pas ce qu’on fait de vos données aujourd’hui, mais personne n’a la moindre idée de ce qu’on en fera, dans un futur proche. » Il conclut par une moue désolée, comme pour s’excuser d’avoir tant parlé.

L’animateur sentait qu’il fallait rassurer le public. Il lança, cynique : « Bah, de toute façon de quoi on a peur, si on n’a rien à cacher ? Autant arrêter Twitch sinon… Vous voudriez ça, les loulous, qu’on ferme la chaîne ? »

Le public bêla d’une même voix son amour pour l’émission. Elle aurait pu s’arrêter là, sur l’idée que les mouchards sont partout, que nos ordinateurs, nos portables, nos webcams et même nos ampoules nous espionnent, qu’ils peuvent indiquer si on est chez soi, ce qu’on fait, ce qu’on aime… mais qu’après tout, cela a peu d’importance si l’on n’a rien à cacher. Idée connue et toujours efficace.

Mais Olivier l’avait trop entendue, cette idée, dans sa carrière de chercheur en cryptographie. Et, si le premier pas lui avait coûté, il se sentait désormais plus assuré. Il était encore tout étonné de son effet sur le public. Avant d’avoir pensé à être timide, il avait déjà rétorqué :

« Ah, on peut violer notre vie privée, puisqu’on n’a rien à cacher ? Quand on sortait cet argument à Snowden, il répondait toujours : c’est comme de dire que la liberté d’expression ne me concerne pas puisque je n’ai rien à dire, ou je me contrefiche de la liberté de la presse puisque je ne suis pas journaliste. Et d’ailleurs, à l’inverse : pourquoi nous espionner, si vraiment on n’avait rien à cacher, si nos données n’avaient aucune valeur ? » Il chercha du regard un assentiment, qu’il ne trouva pas dans les yeux de sa voisine. Madame X s’insurgea :

« Non, moi je pense qu’il faut arrêter de se cacher. Il faut assumer. J’assume tout.

— Ça fait plaisir à entendre ! » s’exclama Kryptograf.

Le caméraman fit un signe, dans les coulisses. Olivier n’en revenait toujours pas, d’être là, sur ce plateau, de débattre sur la protection des données avec une actrice porno et un animateur survolté, mais il n’avait plus envie de s’enfuir. Il avait de plus en plus l’impression d’être face à des étudiants, difficiles, indisciplinés, mais au fond intéressés. Son ton magistral lui revint naturellement :

« Tout assumer, c’était une super stratégie il y a dix ans. Il y a un artiste qui a conceptualisé ça, il en a même fait une conférence TED… Un an après le 11 septembre, il se fait arrêter par le FBI pour activités suspectes. L’enquête dure des mois. Lui, bien sûr, il ne peut pas prouver qu’il n’a pas fait ce qu’il n’a pas fait, puisqu’il ne l’a pas fait. Bref : il a été innocenté, mais il est resté sous écoute. Depuis, il informe le FBI d’absolument tous ses faits et gestes, il poste des photos de plats, de trains, de cuvettes, de tout ce qu’il rencontre. C’est devenu une démarche artistique, quelque chose comme : ne m’espionnez pas, je vais m’espionner moi-même. À l’époque où il y avait vraiment des agents du FBI derrière les écrans, ça avait du sens. Aujourd’hui, l’I.A. change la donne. Parce que toutes ces données, avant, on pouvait s’y perdre, mais aujourd’hui une intelligence artificielle entraînée sur des masses bien plus importantes encore n’aura aucun mal à les classer, à les mettre en ordre, à en faire ressortir la logique, et finalement à mieux connaître la vie de cet artiste qu’il ne le fait lui-même.

— Donc l’I.A. est une menace ? » interrompit la chroniqueuse, mimant la surprise.

« … et une chance. Ou juste un outil, en fait, l’outil le mieux adapté à la masse de données dont on dispose, puisque ce qui donne de la valeur à vos données, c’est leur croisement. Je veux dire, votre adresse seule n’intéresse pas grand’monde. Mais si on peut croiser cette donnée avec celles du compteur Linky, et avec vos magasins préférés, là c’est magique : on peut prévoir la date de vos futurs achats. Ou savoir si vous êtes chez vous. Et si on voit une évolution, on pourra en déduire que vous recevez du monde, par exemple. » Avec un haussement de sourcils, il ajouta : « Mais pour en revenir à notre sujet, ce ciblage pub n’est pas encore assez précis pour repérer les enfants qui se connectent à un site adulte. Puis, même, ce ne serait toujours qu’évaluer un parcours, pas une personne. Si un enfant utilise l’ordinateur de ses parents, leurs recherches risquent de se mélanger, et de créer un profil chimérique, difficilement interprétable. Avec la CNIL, on a proposé le double-anonymat pour vérifier des identités, pas des historiques de navigation. On verra ce qui sera adopté. »

Tout surpris d’en avoir tant dit, Olivier s’arrêta, le regard interrogatif.

Un sifflement admiratif lui répondit. C’était Kryptograf, qui conclut « Eh be ! Merci pour tous ces éclairages, Olivier ! On pensera à toi la prochaine fois qu’on se connectera à des plateformes X. »

Les rires de la salle se mêlèrent au beat du jingle de fin. Comme il souhaitait bon courage à la chroniqueuse pour son livre sur la donnée encodée dans l’ADN, elle sourit et lui demanda une photo. « Pour les réseaux sociaux », s’excusa-t-elle.

Chapitre inédit de Fantasia (Grasset, 2024), disponible ici : https://www.grasset.fr/livre/fantasia-9782246833482/


Renée Zachariou

Freelance Writer / Tech, Environment & Culture

11 mois

Le post m'avait échappé, je viens de lire le chapitre, ça donne envie de découvrir le livre... sortirait-il aujourd'hui ?

David Turner

Senior Software Engineer

11 mois

Impressionant! Et je ne fais pas d'éloges facilement sur les réseaux sociaux. Ce sont des sujets tellement techniques et difficiles à expliquer clairement. Mais ce chapitre arrive à le faire d'une façon très drôle pertinente. Avec une histoire accrocheuse et des personnages bien dosés. De plus, tout est juste et fait mouche, on est loin des approximations rencontrées trop souvent ailleurs sur le sujet. Rafraichissant pour ceux qui connaissent le domaine. Un grand merci, j'attends la sortie de Fantasia avec anticipation. Si le reste du livre est de la même qualité , il va être incroyable.

Identifiez-vous pour afficher ou ajouter un commentaire

Plus d’articles de Laura Sibony

  • L'Océan Magenta

    L'Océan Magenta

    Des chiffres & des lettres : Encourager les humanités numériques Quand avez-vous utilisé l'I.A.

    7 commentaires
  • Mangez vos morts

    Mangez vos morts

    La technologie sauvera-t-elle le monde ? « La science, c'est ce que le père enseigne à son fils. La technologie, c'est…

    1 commentaire
  • La parole à l'heure numérique

    La parole à l'heure numérique

    Un livre de réflexions sur le monde contemporain, qui se lit comme des Propos sur sur les évolutions de l'économie…

    1 commentaire

Autres pages consultées

Explorer les sujets