La petite histoire du jeudi : Fugit Tempus

La petite histoire du jeudi : Fugit Tempus

 

Fugit Tempus

 

           Je savais que la maison était vide pour l’avoir observée. Le vendredi soir, le couple quittait sa belle demeure du Touquet pour rejoindre Paris, le plus souvent, où il passait le week-end. Leur destination, je la connaissais pour m’être discrètement renseigné auprès des voisins, le mois précédent. Je m’étais fait passer pour un potentiel futur voisin, s’enquérant de la qualité de vie du quartier. Je ne pouvais que supputer les raisons de ces escapades urbaines, mais faute d’avoir pu discuter avec la femme ou l’homme, je n’avais aucune certitude. Certainement, la vie grouillante qui cinglait les artères de la capitale jusque tard dans la nuit leur manquait. L’agitation furieuse régénérait sans doute leur vitalité que la vie du nord étiolait du lundi au vendredi, comme des vagues de léthargie érodant en silence les remparts de leur jeunesse. Paris-plage n’est qu’un nom : sans doute le savaient-ils aussi.

           Leur maison m’intéressait, elle était belle, bien située, légèrement en retrait et refaite à neuf avec des matériaux de choix. Cela présageait que l’intérieur abritait des objets de valeur.

           Je le confesse : le couple m’avait fasciné. Ils étaient beaux, grands et minces, habillés avec soin. Longtemps j’avais étudié leurs habitudes. Lui, brun, le visage régulier, le dos droit, était un enfant du coin, à la tête d’une belle entreprise locale qu’il avait héritée de son père avant de la faire prospérer. Il avait ce visage ambivalent où s’affrontaient un regard dur et une bouche souriante, comme le sont souvent les figures des grands patrons. Elle, dans sa blondeur distinguée, affichait l’allure imperturbable des grandes bourgeoises qui pour autant, ne méprise pas le petit peuple dont elle se savait issue. Elle s’occupait d’un magasin d’antiquités situé non loin du centre-ville, que les Parisiens vidaient l’été et qu’elle remplissait à la morne saison en sillonnant les campagnes alentour. Plusieurs fois, à pied ou en voiture, j’étais passé dans la vitrine dans le seul but de l’apercevoir. Je lui trouvais une grâce singulière, dure, une beauté impénétrable.

           Pour moi, elle avait quitté Paris et sa famille pour s’installer avec son mari. Je pouvais me tromper : c’était l’histoire que je m’étais racontée, je la trouvais probable.

           Ils s’en allaient le vendredi vers dix-sept heures, pour ne revenir que le dimanche soir, entre vingt-deux heures et minuit. J’avais donc largement le temps de me livrer à ma cambriole sans être inquiété.

           À seize heures, le Range de monsieur était, comme chaque vendredi, garé devant le trottoir. À dix-neuf heures, la place était déserte. Cinq tours de cadran plus tard, je garais donc ma Ford Mondeo dans une rue adjacente. Je n’avais pas choisi cette voiture par hasard. Elle est à la fois discrète et statutaire, ses deux cents chevaux ne s’exposent pas ostensiblement et par conséquent, elle n’attire pas vraiment les regards des forces de l’ordre ou du voisinage.

           Je franchis donc discrètement la clôture du jardin, et j’entrais par le soupirail donnant sur le jardin. J’explorais la cave, n’y découvrant d’intéressant que des grands crus du bordelais. Si jamais je ne trouvais rien, je pourrais toujours me rabattre sur quelques flacons de Cheval Blanc, de Mouton Rotschild ou d’Angélus. Ce n’était pas un butin facile à transporter, mais il avait l’avantage de prendre de la valeur chaque année.

           Je gagnais silencieusement le rez-de-chaussée. Je graissais les gonds, comme à mon habitude, avant d’entrebâiller la porte. Je crus entendre un bruit, alors j’attendis, immobile, pendant deux longues minutes. Rassuré, je poursuivis mon exploration. Dans l’entrée ou je débouchais s’élevait un escalier qui me conduisit à l’étage supérieur. À son pied, un lourd buste de bronze, très beau, mais trop lourd pour moi. Je fais dans le dessin à l’occasion, mais principalement dans le bijou et l’argent liquide, jamais dans l’encombrant. Un vase à l’occasion, guère plus, et jamais d’électronique. Trop compliqué, trop vulgaire.

           Un tapis épais s’étalait, embourgeoisant le couloir qui desservait quatre portes. Je pariais pour trois chambres et une salle de bain. J’avais juste, ou presque. La première pièce était une chambre d’amis, vide et impersonnelle. Je ne m’y attardais pas plus que nécessaire. La seconde pièce était un bureau, habillé de meubles modernes et austères. Au bout du couloir, la chambre des propriétaires.

Dans la commode, je trouvais ce que j’étais venu chercher. Une Jaeger-Lecoultre posée bien à plat au milieu de chaussettes et des boutons de manchettes en argent dans le tiroir de Monsieur. Celui de Madame était nettement plus fourni : montres, mais également colliers, boucles d’oreille, bagues… Une petite fortune. Je moissonnais l’or et les diamants et redescendis aussi silencieux qu’un chat.

           À la dernière marche, je sursautais. Je risquais un regard dans le salon. Assise à la table, dans le noir, j’aperçus le profil de la femme. Elle pleurait. Il ne restait plus grand-chose de l’altière bourgeoise dans cette figure décomposée, fardée de larmes et de nuit. Les gouttes roulaient sans bruit sur ses joues et s’écrasaient sur le plateau de granit.

           Le spectacle me subjugua, je l’avoue honteusement. Un long moment, je regardais ce corps écouler sa souffrance, purger son amertume. La cause était évidente. J’ai toujours eu trop d’empathie, je le sais. Je fus touché par cette détresse pudique, par sa douleur inattendue. Alors je remontais, replaçais les bijoux sous la pile de culottes en dentelle. Enfin, je me glissais jusque dans l’entrée d’où je regagnais la cave. Dans le jardin, je refermais la fenêtre du soupirail et me faufilais jusqu’à ma voiture.

           Au volant, en cherchant machinalement le transpondeur, je décrochais un sourire. Acte manqué ou simple oubli, je ne sais pas. Je sentis le poids de la Jaeger-Lecoultre, celle-là même qui orne aujourd’hui mon poignet.

           

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