La peur, arme de manipulation massive
La peur est une émotion complexe. Elle peut autant être un moteur qu’une force inhibante à laquelle on cherche par tous les moyens à échapper. Sous son emprise, la peur nous fait perdre nos moyens et nous prive de notre capacité à penser et agir avec discernement. C’est alors qu’elle devient potentiellement un outil puissant de manipulation. « Les peuples n’ont jamais que le degré de liberté que leur audace conquiert sur la peur » nous dit Stendhal. Alors pour rester libre, faut-il chercher à conjurer nos appréhensions ? Pas facile dans un monde où on nous donne, tous les jours, toutes les raisons d'avoir peur : de l'autre, de la technologie, de nos assiettes, du monde et des lendemains. Une question épineuse à laquelle Les Napoleons nous invitent à réfléchir pour leur 7è sommet, qui se tiendra du 10 au 13 Janvier 2018 à Val d’Isère. Même pas peur…
Le problème avec les émotions, c’est qu’elles sont rétives à toute tentative de définition. Dans son livre « The Psychologie of émotions », le sociologue Kenneth T. Strongman ne développe pas moins de 150 théories pour tenter de les catégoriser. Les théories psychologiques généralement admises en considèrent six fondamentales qui, en se combinant, expliquent la complexité de nos relations au monde : la joie, la tristesse, le dégoût, la colère, la surprise et la peur. Parmi ce cocktail émotif, la peur occupe une place à part. D’un point de vue purement clinique, elle est la conséquence d’une chimie qui emprunte des raccourcis neurologiques pour permettre au corps de réagir et, le cas échéant, de se défendre rapidement. Techniquement parlant, c’est donc un comportement qui s’affranchit de toute réflexion ou même de conscience. « L’émotion nous égare. C’est son principal mérite » nous dit Oscar Wilde. La peur partage avec les autres émotions un caractère irrépressible. Mais si on peut comprendre, au moins en partie, les mécanismes psychiques de la tristesse, du dégoût ou de la colère, comment expliquer ceux de la peur ? Pourquoi diable avons-nous peur de la mort, du vide ou du grand méchant loup ? C’est là que l’histoire commence…
La peur : l’instinct et la raison
Une étude américaine menée par la Chapman University en Californie a montré que, interrogés sur les raisons de leurs peurs, les individus citaient prioritairement les risques de corruption du gouvernement, le cyberterrorisme et la protection des données personnelles. Les peurs « naturelles », comme la maladie, les pandémies ou les tempêtes n’arrivent que bien après dans la liste.
Bien que critiquable dans sa méthode, cette étude montre qu’il existe deux typologies de peurs. Celles de l’intuition, et celles de la raison. Et, pour de multiples explications, c’est cette seconde catégorie qui est donc spontanément citée quand on interroge un individu. Un peu curieusement, les peurs exogènes, bien identifiées, le remporterait sur celles primales. Une autre étude publiée dans la revue « Developmental science » a démontré par ailleurs que le fruit de notre évolution nous a tous doté physiologiquement de la faculté d’identifier dès notre naissance les menaces naturelles comme les serpents, les araignées ou les lions, et cela quel que soit notre environnement et la région du monde dans laquelle nous habitons. Un héritage du temps où la peur était un instinct garant de la survie de la tribu et même de l’espèce. Cette même étude démontre toutefois que, si nous identifions le danger dès la plus petite enfance, nous ne sommes en mesure de réagir à ces stimuli qu’à l’issue d’un apprentissage culturel. Si l’esprit reconnait le danger, le corps a donc besoin d’apprendre pour y répondre. Signe donc que la peur, même la plus primale, ne serait pas un mécanisme inné, mais bien un acquis social et culturel. Les deux études s’accordent sur un point : la peur est formatée par le vécu. De là à dire qu’elle s’instrumentalise, il n’y a qu’un pas.
La peur, c’est les autres
Parmi les émotions qui émaillent nos existences, la peur est la seule à s’inscrire dans l’anticipation. Si on peut être joyeux du moment présent ou triste d’une époque révolue, la peur répond quant à elle à une incertitude quant à l’issue d’une situation, à l’incapacité à contrôler, comprendre et parfois agir. La peur, c’est l’inconnu. C’est ce qui la rend fondamentalement irrationnelle et manipulable. Et ce n’est pas forcément quelque chose de négatif puisque c’est elle qui maintient l’attention en éveil devant une compétition sportive, une épreuve d’examen ou une prise de parole en public.
La peur, c’est l’inconnu. C’est ce qui la rend fondamentalement irrationnelle et manipulable.
Tous les comédiens vous confirmeront que le trac peut-être un stimulant utile. Dès qu’une chose devient connue et certaine, alors elle ne nous fait plus peur. Tout juste est-elle capable de créer de l’appréhension. Lorsque la peur n'est pas un stimulant, alors il convient de les identifier pour mieux les combattre. « Il faut rendre la vie impossible à nos peurs, sinon ce sont elles qui rendront notre vie impossible » nous dit le psychothérapeute Christophe André dans son livre « psychologie de la peur ». Surmonter ses peurs impose souvent d’avoir à les affronter. Et les affronter demande du courage.
Sans peur et sans reproche
Le mot est lâché. Le courage. Ce « juste milieu entre la peur et l’audace » comme le qualifiait Aristote. Du héros Troyen à la chanson de Roland, le courage est une doctrine qui conduit le déterminisme de nos sociétés occidentale. On retrouve son iconographie dans les tableaux de Bonaparte au Grand Saint-Bernard ou de La Liberté guidant le peuple. Le courage porte le fruit de la victoire et de l’honneur alors que la peur est irrémédiablement synonyme de lâcheté. Le premier bombe le torse alors que le second tourne le dos. Et la société tolère mal cette crainte.
il existe aujourd’hui une injonction à dominer nos peurs, à « sortir de notre zone de confort ».
La peur est porteuse de tout ce qu’on reproche au mouvement réactionnaire : son recroquevillement sur le passé et sa crainte du changement. Peur et courage sont pourtant les deux faces d’une même pièce. « I learned that courage was not the absence of fear, but the triumph over it » disait Nelson Mandela, qui savait de quoi il parle. Quoi qu’il en soit, il existe aujourd’hui une injonction à dominer nos peurs, à « sortir de notre zone de confort », se dégager de la routine. On prêche le courage d’oser, de faire, de s’engager. Ne pas avoir peur de se planter. Courage, audace, confiance en soi sont une philosophie de vie régulièrement alimentée par les mantras des « happyness officers » circulant sur le net. Le courage est un moteur. La peur un frein à combattre. Et cette dualité peut s’avérer au final être un levier puissant de manipulation.
Les vertus narratives de la peur
Cet antagonisme peur/courage est exploité de tout temps dans la tradition orale de multiples civilisations. Plus largement, la peur est une émotion largement exploitée par les arts, et notamment les arts narratifs. Le sentiment de peur est le moteur même de l’épopée qui, d’Ulysse à Bilbo en passant par Candide ou Gilgamesh, surpasse ses appréhensions pour sortir de chez lui et partir à la découverte du vaste monde. D’un point de vue narratif, la peur est le moteur des péripéties. Elle est aussi un levier d’apprentissage pour l’auditoire. « Pour qu’il y ait conte de fée, il faut qu’il y ait menace — une menace dirigée contre l’existence physique du héros, ou contre son existence morale » nous dit Bruno Bettelheim, auteur du livre « Psychanalyse des contes de fées ». « Tel est exactement le message que les contes de fées, de mille manières différentes, délivrent à l'enfant : que la lutte contre les graves difficultés de la vie est inévitable et fait partie intrinsèque de l'existence humaine, mais que si, au lieu de se dérober, on affronte fermement les épreuves inattendues et souvent injustes, on vient à bout de tous les obstacles et on finit par remporter la victoire ».
D’un point de vue narratif, la peur est le moteur des péripéties. Elle est aussi un levier d’apprentissage pour l’auditoire.
Les contes pour enfant n’ont donc pas d’autre utilité que de nous apprendre à avoir peur dès le plus jeune âge afin de ne pas être tenté par la transgression. Le grand méchant loup, l’ogre, le troll ou la sorcière sont donc bien des éléments sortis de l’imaginaire et qui ont vocation d’incarner l’interdit, la punition ou la menace et mettre en garde contre les dangers. « On voit ici que de jeunes enfants, surtout de jeunes filles belles, bien faites et gentilles, font très mal d’écouter toutes sortes de gens » : la morale de Charles Perrault dans sa version du Petit Chaperon Rouge ne nous dit pas le contraire.
Mythe, légendes et religions
Si le conte illustre la menace, les mythes et les religions ont pour vocation de les éclairer. « Là où il y a la peur, il n'y a pas de religion. » écrivait Gandhi. Croyances et rituels sont des outils de représentation collective d’une civilisation qui ont pour double vocation de nous expliquer l’indicible et de nous tenir en respect. Le sentiment religieux ne serait rien d’autre que le fruit de « la peur d'une puissance invisible simulée par l'esprit ou imaginée à partir de récits » selon le philosophe Thomas Hobbes. La religion créée donc les dieux et les superstitions pour apporter une réponse à ce qui dépasse l’entendement. La foudre de Thor, les éclipses de Pachacamac ou les éruptions funestes provoquées par Héphaïstos ne sont rien d’autre qu’une forme de rationalisation de nos peurs en même temps qu’ils permettaient de tenir le peuple dans la crédulité et la crainte de la colère divine.
Les religions, par leurs transcendances, sont une manière de conjurer nos peurs en les instrumentalisant non par la crainte, comme le ferait n’importe quelle dictature, mais par la foi.
La peur est à l’origine même des croyances et des religions et a, ici aussi, pour vocation de nous éloigner de la transgression. « D'où vient encore aujourd'hui chez les mortels cette terreur qui, sur toute la terre, leur fait élever de nouveaux sanctuaires aux dieux, et les pousse à les remplir en foule aux jours de fête ? » s’interroge le poète Lucrèce, un siècle avant notre ère. Les religions monothéistes n’ont rien fait de plus que récupérer cette doctrine. De l’épisode du déluge à celui des cités maudites de Sodome et Gomorrhe en passant par le sacrifice du veau d’or ou l’apocalypse, la crainte de la colère de Dieu et la menace des Enfers musèlent le peuple et le tient en raison. Sans parler qu’en offrant la promesse d’une vie éternelle, les religions apportent aussi une réponse plausible face à la peur fondamentale de la mort. Les religions, par leurs transcendances, sont une manière de conjurer nos peurs en les instrumentalisant non par la crainte, comme le ferait n’importe quelle dictature, mais par la foi. « N’ayez pas peur ». Cette invitation, reprise par le Pape Jean-Paul II au début de son Pontificat, est répétée trois cent soixante-cinq fois dans la Bible. Une injonction à se rapprocher de la parole de Dieu pour pouvoir être sauvé, mais aussi un appel à chercher les réponses au plus profond des hommes et s’ouvrir au monde. La religion fonctionne ainsi comme un pharmacon habile : elle insuffle la peur pour en apporter le remède. Une mécanique qui n’est pourtant pas l’exclusivité des religions.
La peur, un outil du pouvoir politique
« Savez-vous quelle est la base de notre politique ? C'est la peur. La peur de vous, la peur de votre Gouvernement, la peur de votre politique ». Le 28 septembre 1948, Paul-Henri Spaak, alors Premier ministre et ministre des Affaires étrangères de Belgique, invective la politique soviétique à la tribune de l'Assemblée générale des Nations par une prise de parole que la postérité retiendra comme le « discours de la peur » et qui sera un des jalons du début de la guerre froide.
Si la peur inhibe naturellement, elle pousse à refuser d’assumer certaines responsabilités et à déléguer l’action à celui que l’on juge le plus apte à réduire ce sentiment
La peur est aussi parfois un outil qui a pour objectif de légitimer l’action politique. « Puisque l’amour et la peur peuvent difficilement coexister, si nous devons choisir, il est préférable d’être craint que d’être aimé » recommande Machiavel au Prince. La peur constitue en effet le levier fondamental de tout système de domination, qu’il soit autoritaire, où elle se confond avec la crainte, mais aussi démocratique, où elle sert alors les outils de la manipulation des peuples. Si la peur inhibe naturellement, elle pousse à refuser d’assumer certaines responsabilités et à déléguer l’action à celui que l’on juge le plus apte à réduire ce sentiment. « Le but de la politique est de garder la population inquiète et donc en demande d’être mise en sécurité, en la menaçant d’une série ininterrompue de monstres, tous étant imaginaires » déclarait le journaliste et écrivain américain Henry Louis Mencken, au début du XXè siecle. Une proclamation qui n’a pas pris une ride puisque c’est très exactement cette équivoque savamment entretenue qui a conduit Donald Trump à la Maison Blanche.
La « politique de la peur », souvent reprochée à la démocratie américaine, emprunte pour beaucoup au modèle féodal (ou mafieux), qui assurait la protection à quiconque prêtait allégeance à son seigneur. Car le propre de la peur est aussi d’être communicative. « Plus contagieuse que la peste » pour Nikolaï Gogol. Un peu paradoxalement, elle constitue donc aussi un levier de cohésion qui, selon la pensée politique de Thomas Hobbes, explique en partie la propension de soumission des peuples à une autorité et lui permet de se maintenir.
Officialiser la peur pour mieux la nommer
« Terroriser les terroristes », « faire la guerre totale au terrorisme », « acte de guerre ». La surenchère verbale dont font actuellement preuve les politiques ne doit rien au hasard. La peur est un puissant instrument de propagande qui nous conduit à un état d’urgence permanent, lui-même source de peur.
En nous désignant l’ennemi, à l’instar des contes et des croyances, [l'autorité] institutionnalise la peur et cautionne dans le même temps son action de protection.
Si la peur est un réflexe naturel permettant de se protéger des dangers, c’est sa structuration et sa mise en récit par une autorité, dont il faut se méfier. En nous désignant l’ennemi, à l’instar des contes et des croyances, elle institutionnalise la peur et cautionne dans le même temps son action de protection. La peur est l’arme des censeurs et des inquisiteurs. C’est elle qui mène à l’arbitraire, aux abus de pouvoir et potentiellement aux dictatures. Un mécanisme illustré par Georges Orwell avec une acuité remarquable dans son roman dystopique 1984, imaginant des phénomènes de « guerres perpétuelles » entretenues par le pouvoir et les manifestations des « deux minutes de la haine » collectives et obligatoires désignant l’ennemi à combattre.
De là peuvent alors facilement se justifier Hiroshima, le Maccarthisme, le Patriot-Act, Guatanamo, la proclamation d’un état d’urgence, le reflux de populations de migrants ou la notion de « guerre préventive », pour ne parler que des exactions les plus démocratiques. « Le recours, par les systèmes de pouvoir, à la peur pour discipliner la population intérieure a laissé un long et épouvantable sillage de carnage et de souffrance que nous ignorons à nos risques et périls. » nous dit le linguiste et penseur américain Noam Chomsky.
Si la peur est naturelle et parfois salvatrice, une peur collective a toutes les chances de conduire à une forme de soumission consentie.
« Avoir peur, c’est se préparer à obéir », énonçait l’historien Patrick Boucheron au lendemain des attentats qui avaient frappé Paris en 2015. Pour lui, tout discours invitant à être « attentif ensemble » doit être manipulé avec précaution. Si la peur est naturelle et parfois salvatrice, une peur collective a toutes les chances de conduire à une forme de soumission consentie. Elle devient alors un moyen de manipulation des foules, de fabrication des opinions autant que celui d’asservissement volontaire, qui ne sont donc pas nécessairement incompatibles avec le principe démocratique et pour lesquels le monde des médias est un devenu un puissant canal de propagation.
Le paradoxe de la peur
« La France a peur ». L’ouverture du journal télévisé de Roger Gicquel, en 1976 est entré dans l’histoire et est souvent pris en exemple pour montrer le rôle joué par les médias dans l’entretien du sentiment de peur. Sur le principe qu’un train arrivant à l’heure n’intéresse pas grand monde, la peur est une matière première utile à la fabrication de l’attention du public par la création régulière de débats, de décryptage et de commentaire d’experts permettant de remplir les grilles de programmes. « Les faits divers, ce sont aussi des faits qui font diversion » écrivait Pierre Bourdieux, grand pourfendeur de la télévision comme outil de manipulation massif.
Si la peur est d’abord une émotion, elle peut facilement devenir un spectacle vecteur d’audience.
Car si la peur est d’abord une émotion, elle peut facilement devenir un spectacle vecteur d’audience. Malgré son caractère répulsif, la peur peut aussi nous fasciner. La peur est transgressive. Notre appétence à « se faire peur », à s’exposer à un spectacle qui nous révulse explique en grande partie notre attirance pour les films d’horreur, les rollers-coasters ou les vidéos gores que l’on peut dénicher sur Internet. « Le spectacle de l’horreur cherche à provoquer la peur, l’anxiété, le dégout et l’angoisse. Ce type d’émotions n’est pas apte à nous faire sentir bien. Pourtant, l’horreur est un genre très populaire » nous dit Mathias Clansen, auteur de plusieurs ouvrages sur les mécaniques qui expliquent le succès des films d’épouvante.
Un paradoxe qui répond ici aussi à une réaction archaïque et universelle de notre cerveau reptilien. La sensation de peur serait récompensée par la sécrétion d’endorphine et d’adrénaline susceptible d’augmenter nos capacités d’apprentissage vitales. La peur est un stimulant. Une réaction instinctive qui échappe, ici aussi, à tout raisonnement. « Lorsque nous sommes effrayés nous sommes pleinement conscients, concentrés et dans l'instant. Nous ne sommes pas préoccupés à penser à ce qui s'est passé hier ou ce que nous avons à faire demain » explique le professeur de psychiatrie américain David H. Zald. Une peur même recherchée garde cette capacité à se soustraire à toute conscience et pousse à agir par instinct pour chercher à en sortir. Et l’instinct n’est pas toujours bon conseiller.
La peur qui fait vendre
Naturellement, cet attirance paradoxale pour la peur est devenue un levier pour agir sur nos besoins et nos envies. Contre toute attente, la peur est aussi une arme du marketing qui repose sur le sentiment ici aussi antagoniste de la curiosité et de la crainte. « Le marketing moderne ne consiste plus à répondre aux besoins, il vise à créer des peurs pour que les marques aient un rôle et un positionnement. » évangélisait déjà en 1995 l’expert en marketing Georges Chetochine. Au cœur de la relation émotionnelle qui lie la marque à son consommateur, le marketing de la peur utilise les codes de l’ambiguïté et nourrit les stratégies de communication des entreprises terroristes autant que celles, plus prosaïques, des acteurs de l’assurances, des vendeurs de garanties et de systèmes de sécurité dont elle constitue le fonds de commerce. Elles choisissent de s’afficher crûment sur les paquets de cigarettes comme dans les campagnes de prévention routière pour chercher à activer les mécanismes de réaction et de crainte et susciter la prise de conscience.
« Plus le niveau de peur est élevé, plus l’impact persuasif de l’appel à la peur est important. La peur apparaît comme ayant un effet relativement faible, mais néanmoins solide, sur les attitudes, les intentions et les comportements », analysent les chercheurs Mike Allen et Kim Witte à l’issue d’une étude réalisée sur les appels à la peur et leurs effets sur les campagnes de santé publique.
le marketing de la peur surfe régulièrement sur le principe de précaution et nous assomme sous les injonctions cacophoniques et les études contradictoires pour instaurer le doute.
Plus insidieux, le marketing de la peur surfe régulièrement sur le principe de précaution et nous assomme sous les injonctions cacophoniques et les études contradictoires pour instaurer le doute. « Les produits alimentaires restent une cible de choix pour les marchands de peurs. La grande distribution alimentaire instrumentalise cette peur à son profit. Le marketing du "sans" fleurit dans les linéaires des supermarchés et la publicité accrocheuse s'empare du "sans OGM", "sans huile de palme", "sans gluten", "sans parabène", "sans conservateur" » nous dit Gérard Kafadaroff, ingénieur agronome et auteur de l’ouvrage « OGM : la peur française de l'innovation ». Et de fait, la surenchère d’études, de contre-études et d’avis d’experts plus ou moins indépendants finit par nous faire douter d’à peu près tout ce que nous mettons dans notre assiette comme de la qualité de tout ce que nous consommons ou qui nous entoure. Avec un effet finalement pervers qui conduit à nous habituer au discours de la peur et constitue le terreau de la désinformation, de la théorie du complot.
Libéré, délivré
Coincé entre l’utilisation de ses croyances, ses idéaux et un univers qui le sollicite sans répit, l’homme semble donc bien désarmé pour se libérer de ses peurs. D’autant plus que la modernité ne fait rien d’autre que substituer à d’anciennes croyances archaïques de nouvelles peurs, comme celle de vieillir, de perdre son travail, de rater la dernière innovation ou de passer à côté d’un événement ou d’une information cruciale (fear of missing out). Le « Big brother » menaçant a aujourd’hui laissé sa place à une « Big mother » bien plus rassurante et protectrice.
Notre besoin de sécurité est désormais apaisé par une surveillance recherchée par les individus et permise par les grands acteurs du numérique
Notre besoin de sécurité est désormais apaisé par une surveillance recherchée par les individus et permise par les grands acteurs du numérique au prix grandissant de nos libertés individuelles. « L’homme n’est pas du tout passionné par la liberté, comme il le prétend », nous dit le sociologue Jacques Ellul, grand penseur de l’aliénation technique. « La liberté n’est pas un besoin inhérent à la personne. Beaucoup plus constants et profonds sont les besoins de sécurité, de conformité, d’adaptation, de bonheur, d’économie des efforts... et l’homme est prêt à sacrifier sa liberté pour satisfaire ces besoins ». Les technologies qui nous promettent une désaliénation de l’homme par l’intelligence artificielle, l’annihilation du hasard et, bientôt, l’immortalité, ne seraient rien d’autre que de nouveaux miroirs aux alouettes dans lequel nous nous laissons berner pour conjurer nos peurs.
N'ayez plus peur
Vouloir se débarrasser de ses peurs ne serait donc ni possible, ni même souhaitable. Et même contreproductif à certains égards. « La sécurité engendre plus la peur que l’inverse » nous dit la philosophe et psychanalyste Anne Dufourmentelle, auteur de « l’éloge du risque ». « Vivre, c’est prendre des risques, par définition. Un être autonome est moins facile à influencer qu’un être gouverné par la peur. » complète-t-elle. La peur conduit à la peur. A en croire Maître Yoda, c’est elle qui conduit vers le "côté obscur". Eviter de se faire conduire par la peur, c’est donc garder son libre arbitre.
Il ne s’agit pas de les éviter, ce qui tiendrait de la pathologie, mais de savoir les identifier pour mieux les gouverner « L’ignorance mène à la peur, la peur mène à la haine et la haine conduit à la violence. Voilà l’équation. » nous dit le cinéaste Michael Moore. A l’heure où beaucoup d’internautes ne parviennent plus à distinguer le vrai du faux sur Internet et ou les fake-news contribuent à alimenter cette confusion, l’éducation a beaucoup à apporter à notre rapport à la peur. C’est une urgence dont dépend notre rapport au monde et à autrui. « Lutter contre ses peurs, c'est bien sûr, en réalité, lutter pour sa liberté » nous dit le psychothérapeute Christophe André. « Chacun crée les conditions de sa liberté » semble lui répondre l’aventurier sans peur et sans reproche Mike Horn. Surmonter sa peur, lutter contre ce qui nous fait naturellement peur est aussi une manière de vivre plus amplement. « Expose yourself to your deepest fear; after that, fear has no power, and the fear of freedom shrinks and vanishes. You are free. » prophétisait Jim Morrison. La liberté elle-même peut brûler les ailes.