La prise de recul dans l'action

La prise de recul dans l'action

L'anecdote

Elle est chargée de la transformation de l’entreprise. En mode projet, une équipe dédiée a été constituée et lui a été confiée. Elle mène des études, des audits, planifie et budgétise le phasage du projet.

Pour se faire, elle rencontre beaucoup de managers et d’équipes, elle passe du temps sur le terrain pour bien comprendre les métiers actuels, la cible visée et le différentiel entre les deux.

Le projet est long et complexe. Les collaborateurs ont du mal à le saisir dans son ensemble et, avec le temps, finissent par se lasser et se concentrer sur leur quotidien. Les rencontres avec l’équipe « Change » sont de plus en plus tendues et de moins en moins productives. Ils lui reprochent de ne pas comprendre ce qu’ils font parce qu’elle n’est pas « opérationnelle ».

Le projet de transformation s’enlise et les collaborateurs sont de moins en moins motivés.

Avant même qu’elle soit remerciée, elle a décidé de démissionner. Elle garde ainsi l’impression d’avoir pu agir dans une situation qu’elle ne maîtrisait plus.

Que s’est-il passé?

L’analyse

La question centrale ici est celle de la participation. C’est une question qui défraye régulièrement le monde de l’ethnographie entre les partisans d’une observation participante en opposition à ceux qui préconise une approche distanciée. En fait, le débat est assez tranché et il se trouve de moins en moins de défenseurs de l’observation non-participante, celle qui regarde en spectateur, derrière une vitre ou à travers des statistiques et des sondages.

La qualité de l’observation passe, semble-t-il, nécessairement par la participation, c’est-à-dire partager et prendre part au quotidien de ceux qu’on essaye de comprendre et de documenter.

Cet argument participatif est celui que l’on retrouve dans les critiques du type « vous ne pouvez pas comprendre, vous n’êtes pas… (compléter au choix) ». Ces attaques pouvant être plus ou moins rédhibitoires avec des qualités qu’il serait possible d’obtenir (vous n’êtes pas médecin, mais vous pourriez l’être) et d’autres qu’il est impossible d’acquérir (vous n’est pas une femme, adressée à un homme).

Ce débat sur la participation je l’ai expérimenté en réalisant des films documentaires. Dans la pratique, les choses me paraissent plus simples: avec une caméra nous sommes obligés de participer au sens de suivre de près l’action et de l’anticiper pour pouvoir la suivre en temps réel, et dans le même temps il n’est pas possible de participer à l’action du fait même qu’on l’observe. La perturbation profilmique est elle-même discutable lorsque l’interaction entre les participants et la caméra est clairement identifiée, ils l’oublient assez vite.

Rapporté à l’ethnographie, il est difficile d’être joueur et commentateur en même temps durant le match. Il est possible de dissocier temporellement les deux, d’abord en vivant l’expérience puis en prenant du recul pour l’observer a posteriori, mais cela revient soit à une autobiographie soit à une observation classique, avec les biais cognitifs qui peuvent lui être reprochés.

D’autre part, dans certaines situations, mieux vaut ne pas participer, comme des cas de conflits, de prise de stupéfiants pour ne pas parler de viols ou d’actes aussi abominables. 

L’infiltration ou la pénétration, qui consistent à intégrer un groupe auquel on n’appartient pas à l’origine pour en retirer de l’information sur ses interactions et son mode de fonctionnement. Cela représente l’observation participante ultime, mais qui reste très spécifique et surtout très impliquante pour l’observateur.

Cette implication est nécessairement spécialisée, de sorte qu’il est très difficile pour ne pas dire impossible à l’infiltrer de pouvoir appréhender l’ensemble de l’organisation sans justement en prendre du recul. Cette prise de recul se fait sous forme de débrief avec un tiers qui n’a pas participé à l’opération sur le terrain justement pour créer cette mise en distance, nécessaire au développement de l’observation.

La prise de recul, l’observation non participante, est employée dans l’armée pour prévenir l’effet tunnel dans les opérations à fort engagement cognitif: en mission, en état de stress et dans un environnement hautement incertains, l’individu à tendance rétrécir son champ d’attention et à ne prendre en considération des informations capitales. L’observateur, présent dans l’équipe, à pour mission d’observer les autres agir et d’ajuster leurs comportements. C’est la même chose dans les équipes de négociation et d’infiltration du paragraphe précédent.

Cette approche a été formalisée à travers le StanEval (standardisation et évaluation) pour structurer les retours d’expérience et améliorer les procès, de sortir qu’il n’est plus nécessaire de vivre une expérience pour en tirer une expertise, mais que l’expertise peut justement servir à nourrir l’expérience des autres. L’expertise étant ici la capacité de tirer des enseignements généraux d’une expérience particulière dans l’objectif d’améliorer des expériences possibles futures.

Dans l’exemple de l’anecdote, le rôle de la responsable de l’équipe « Change » est justement celui du StanEval, de l’observateur non participant proche de l’action, qui par son regard non opérationnel sur des interactions opérationnelles peut les mettre en perspectives et en tirer des enseignements qui permettront de les faire évoluer.

Cette position est essentielle et doit être comprise, affirmée et défendue comme telle, ici par le management et l’encadrement également.

Sinon il ne s'agit pas d'une transformation d’entreprise, mais d’une situation à la dérive subie par tout le monde.

L’observation active, impliquée, non nécessairement participante est une posture indispensable au développement de l’expertise individuelle et collective. La développer est un atout.

Essayons!





Sébastien Bonnard

Chargé du dialogue social et conseiller de prévention au Musée national Picasso-Paris

6 ans

La physique quantique a constaté que l'observation d'un phénomène modifiait potentiellement l’acquisition des données : selon le dispositif, la lumière se comporte comme une onde ou comme un ensemble de particules. En se défiant comme il convient des tendances à l'analogie, je suis tenter de postuler qu'il peut en aller de même dans l'observation des activités humaines : l'observateur oriente les données du simple fait d'y prêter attention. Pour porter remède à la difficulté décrite par Benjamin Sylvan, je suis tenté de suggérer de redoubler l'équipe "change", pour l'essentiel orientée vers le terrain, d'une équipe de "pilotage" au sein de laquelle les managers pourraient tirer dans le sens du changement les conséquences résultant de l'observation et trouver toute leur place de s'y impliquer en qualité d'acteurs, dans l'observation tout autant que dans le changement.. En revenant à ma métaphore quantique initiale, je relève que le langage y tient toute sa place sous la forme de la définition donnée de l'onde et de la particule. Dans l'interaction humaine, la double question du sens (Où va-t-on et de quoi parle-t-on ? La direction et la signification...) ne peut se scinder de celle de la perception, celle des sens. Je ne suis pas un ardent défenseur des éléments de langage qu'on peut parfois soupçonner de relever de la propagande ou du prosélytisme ; il faut se mettre en état autrement de fédérer vers un objectif défini en commun dans une logique itérative le témoignage des sens de chacun. Plutôt que d'un recul, je suis tenté de parler d'un pas de côté ou d'un élargissement de la perspective qui peuvent donner les moyens de construire, à plusieurs, les routes et les ponts qui vont bien.

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