La Question de la Fraternité
« Chacun est responsable de tous. Chacun est seul responsable. Chacun est seul responsable de tous. »
Antoine de Saint Exupéry
Un mois a passé depuis les attentats de Paris. Les émotions commencent à s’estomper, l'actualité revient - élections, COP21, et maintenant Noël... on aimerait bien que ces horreurs s'estompent toutes seules. J’ai été de mon côté infiniment désolé, bien sûr pour les jeunes touchés directement ou indirectement, et aussi pour les terroristes eux-mêmes. J’ai été aussi interpellé par mon impuissance, désolé à nouveau de ne rien pouvoir faire pour la collectivité.
Ne rien pouvoir faire ?
Ne puis-je rien faire en tant que citoyen ?
Ne pouvons-nous rien faire en tant que managers, dirigeants, coaches et consultants, puisque c'est le sujet et le public de ce blog ?
Les mesures de sécurité doivent bien sûr être prises pour contenir la violence. Mais les spécialistes nous disent que nous pourrions ramener Raqqa et Mossoul à l'âge de pierre sans nous libérer en aucune manière du problème. La vague de violences ne s’arrêtera pas par la force seule, même juste. Sa véritable cible est à l'intérieur : elle vise la corruption de nos cœurs, en attisant la tentation de la fermeture, que l'on voit déjà grandir.
La question de la fraternité
« Aujourd’hui la question primordiale, c’est la fraternité »
Edgar Morin
Je suis convaincu que si nous souhaitons défendre la société que nous avons construit, défendre nos libertés et nos valeurs, il nous faut nous poser la question de la fraternité. Et nous pouvons le faire non seulement en tant que citoyens, mais aussi à l'échelle du quotidien, dans nos pratiques au travail.
La question de la fraternité, face aux évènements du moment, c'est celle d'un proche-orient qui s'enfonce dans l'enfer. Nous ne pouvons pas nous en désintéresser. Quatre millions de syriens ont déjà quitté leurs foyers, leur pays. Nous avons réussi à n'en accueillir que quelques milliers, planquant sous le tapis des évènements de Paris notre honteuse fermeture. Près de 4000 morts cette année, tentant de franchir la Méditerranée pour rejoindre l'Europe... La question n'est pas que morale : nos rêves d'une Europe ouverte et pacifique ne tiendront pas sous cette pression, ils craquent déjà, et se réveille la surenchère des égoïsmes.
Plus près de nous , la question de la fraternité est posée par ces 1500 jeunes français, partis en Syrie combattre leur propre civilisation. 140.000 jeunes quittent chaque année le système scolaire français en échec, sans diplôme professionnel ni baccalauréat. Mais que devient un jeune "éliminé" du système scolaire ? Classer les djihadistes comme des barbares, c'est rassurant mais cela ne résout rien : leur engagement a une cohérence, une base, il émerge d'un doute qui grandit chez tous ceux qui ne trouvent pas ou plus leur place dans la société. La France est une "société de rangs", selon Philippe D'Iribarne, qu'il faut absolument lire ou relire pour en comprendre les convulsions : dénier sa place à un groupe social, c'est la révolte assurée...
"Tous cherchent un cadre et des valeurs qu'ils ne trouvent plus dans la société. Les uns vont dans une direction morbide, chez Daech, croyant se rassurer, espérant trouver un sens à leur vie".
Pierre de Villiers (chef d'état-major des armées)
La question de la fraternité est aussi au cœur du débat environnemental. Un américain des USA émet 16 tonnes de CO2 par an, un habitant de l'Inde 1,7 tonnes. Il s'agit de coopération pour un bien irrévocablement commun, mais aussi de responsabilité - ma fille pourrait vivre un monde à +5°C . Une fraternité élargie, dans un sens, avec l'humanité dans son ensemble, avec la nature, avec notre planète. Elle nous aidera à mener une vie plus frugale, par le partage, et aussi en réduisant nos anxiétés d'avoir plus, plus qu'hier, plus que d'autres, plus, toujours plus... Au fait, avez-vous vu ce superbe nouveau SUV de 2 tonnes ?
La question de la fraternité est au fond, celle du "nous". Nous avons construit un mode de vie, une société que nous voulons légitimement défendre. Mais qui est "nous" ? Depuis nos origines anciennes, depuis que les hommes voyagent et se parlent, depuis la mondialisation du 16ème siècle qui a amené vers l'Europe les ressources des nouveaux mondes, depuis.. toujours, nous sommes solidaires : solidaires de cœur quelquefois, mais surtout solidaires de fait, au sens étymologique du mot, liés comme le parties d'un solide. Nous ne parviendrons à défendre notre mode vie qu'en comprenant que "Nous", c'est l’ensemble de l'humanité.
L'entreprise et la fraternité
L'entreprise est un monde de l'action. Que pouvons-nous faire , concrètement ? Quelle est votre propre version, quelle serait votre propre vision d'une entreprise - entreprise ou association, administration, organisation de toute sorte - plus fraternelle ? Quelles actions dans ce sens, même très petites, pouvez-vous imaginer à votre niveau ?
De mon côté, six "activateurs de fraternité" me viennent ici à l'esprit, six thèmes qui bien sûr n'ont aucune prétention à épuiser le sujet. A enrichir ! Partageons nos idées...
Se soucier de l'autre... et de soi
Bien sûr, la fraternité commence par réaliser que l'autre existe. Comment vont mes collaborateurs, mes collègues, mes supérieurs, en tant que personnes ? Qui sont-ils ? Sont-ils touchés par des accidents de la vie ? Que pensent-ils, que ressentent-ils au sujet de leur travail ? Intéressons-nous, avec le tact approprié. Passons du temps avec les gens, en personne, et pas seulement derrière nos 120 mails par jour. Ouvrons des canaux d'échange, d'expression directe. Et intéressons-nous aussi à nous-mêmes! Le manager qui n'a pas d'états d'âme, pas d'émotions, se cache derrière son statut, entretient la différence de caste. Expérimentons un management tout simplement bienveillant !
Préférer le dialogue
"Ici on se parle" : c'était l'un des éléments de la recette locale du bonheur au travail, exprimée par des employées, qui me disaient aussi que ce principe n'était pas si facile pour toutes, mais qu'il était affirmé et mis en œuvre dans leur entité d'une main très ferme par leur hiérarchie. Le principe de base, c'est que l'autre a toujours raison - ses raisons propres. La capacité à échanger sereinement sur les divergences, à mettre les problèmes sur la table, à rechercher une solution coopérative, est la marque des organisations performantes - cela vaut aussi pour les équipes sportives, et les orchestres... Combien de fois avez-vous changé d'avis suite à une discussion, dernièrement ?
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Le patron d'Apple, Tim Cook, a décidé de rejoindre le cercle en plein essor des riches Américains décidant de donner sa fortune à des associations caritatives. La sienne est estimée à 800 millions de dollars.
Dan Price PDG de la start-up Gravity Payments a décidé de frapper un grand coup. Ce chef d'entreprise va augmenter le salaire de ses 120 salariés. Dan Price va lui-même diviser son salaire par 14. Le but ? Les rendre plus heureux. L'étude sur l’économie du bonheur, qui a inspiré Dan Price, a été réalisée en 2010 par les chercheurs Angus Deaton et Daniel Kahneman, psychologue et prix Nobel.
Le patron d'un service turc de livraison de nourriture à domicile a prélevé 25 millions d'euros sur le montant de la vente de son entreprise. 115 salariés se sont partagés ce magot.
Combien d'exemples français similaires ? Bon, nous avons moins de milliardaires, et certains œuvrent dans la discrétion.. Mais jusqu'où peut aller l'individualisme ? Certains prônent un Revenu Maximum Acceptable, je n'en suis pas un grand défenseur, car la richesse permet de grandes et belles initiatives. Je penche simplement du côté de la décence. Il m'est arrivé, en tant que cadre dirigeant, de proposer de partager avec les travailleurs postés la charge d'un chômage technique lié à une baisse d'activité. Mes collègues dirigeants m'ont regardé comme un martien...
Attention, le partage ne concerne pas que les autres. Salariés prêts à sacrifier leur entreprise pour conserver des avantages acquis, amateurs de prés carrés, de niches, de privilèges... les privilèges n'appartiennent pas qu'à la hiérarchie, et chacun peut faire quelque chose pour la collectivité.
Libérer les organisations
Le mouvement des entreprises libérées n'est pas une mode, même si l' expression elle-même est très tendance. Sur le fond, il s'agit de donner aux personnes du terrain toute l'autonomie qu'ils sont capables d'assumer ensemble. Cela peut aller très loin... chaque jour de nouvelles expériences sont publiées, qui décoifferaint les icônes du management classique (quelques exemples ici..). Savez-vous que chez Goretex, qui produit les textiles techniques de vos vêtements de sport, les managers sont élus ? Et ça marche très bien..
Les entreprises libérées ne suppriment pas le management, contrairement à des résumés trop rapides. Elles proposent aux managers et dirigeants de préciser et d'assumer leurs rôles : structurer l'organisation, incarner les valeurs, donner un cadre et un sens - mais cela n'implique pas de supériorité sur les employés en tant que personnes : nous sommes tous égaux en humanité. Décorréler les rôles et les statuts : un concept déjà ancien, promu par Kurt Lewin depuis les années 30... Quoi qu'il en soit, les entreprises libérées ou qui appliquent des principes de ce type sont participatives, respectueuses, joyeuses, et... performantes !
Accueillir les jeunes... et les autres
Que faisons-nous pour développer l’apprentissage ? Pour accueillir des stagiaires, les former, les intégrer au monde du travail ? Pour intégrer des jeunes dont le look, les habitudes ou le vocabulaire peuvent ne pas être les nôtres au départ ? Et si le premier travail d'un jeune devenait un droit ? En attendant, accueillir des apprentis en nombre, et contribuer s'il le faut à leur éducation, est une source d'épanouissement inépuisable.
Produire et partager le sens
L'entreprise crée de la valeur... pour qui, pour quoi ? Posons-nous la question du sens de nos activités. Même dans l'entreprise la plus orientée vers le profit, l'éclaircissement de son utilité sociale, la formulation des besoins qu'elle sert et des valeurs qui l'animent, sont les meilleurs instruments de la motivation. Réaliser quelque chose d'utile, avec les autres dans son organisation, et ainsi se développer soi-même : les trois volets de la perception du "sens" au travail sont simples à formuler. Apprenons à les approfondir, à partager le sens de nos décisions, à expliquer le pourquoi, à réunir les énergies autour d'intentions positives. Et si les chiffres de la performance s'imposent, sachons aussi ouvrir le dialogue, entendre les difficultés, affirmer nos choix, parvenir à une adhésion. Le sens est un besoin vital de l'être humain !
Leadership et fraternité
La fraternité est-elle une valeur molle ? Une bonne résolution, la traduction laïque d'un "aimez-vous les uns les autres", certes inspiré et inspirant, mais dont l'histoire a montré les limites ?
Bien sûr, la base de la fraternité, c'est l'ouverture à l'autre, c'est le pardon, la tendresse, l'abandon. C'est une émotion vécue, aussi précieuse qu'insaisissable.
Mais c'est aussi une décision, une décision du cœur, de l'esprit et du corps. Alors comme toutes les décisions, elle peut être affirmée et mise en œuvre, avec toute la fermeté nécessaire. La préférence pour la fraternité peut devenir une dynamique de leadership, si nous le décidons. Des règles de vie en commun peuvent être élaborées et affirmées, dans toute organisation. Les pratiques et les comportements peuvent être considérés et remis en cause, en équipe ou en tête-à-tête. Tout dirigeant, tout manager, tout employé peut donner l'exemple du souci de l'autre. Chacun peut inscrire des actions concrètes dans son projet - projet d'entreprise, projet d'équipe, projet stratégique, projet personnel.
" Ne priez pas pour Paris – travaillez pour la paix, a dit le Dalaï Lama le 17 novembre dernier à Deutsche Welle, une radio allemande.
Nous ne pouvons pas résoudre ce problème uniquement par la prière. Je suis bouddhiste et je crois en la prière. Mais les humains ont créé ce problème, et maintenant, nous demandons à Dieu de le résoudre. C’est illogique. Dieu dirait, réglez le problème vous-même parce que vous l’avez créé en premier lieu .
Nous avons besoin d’une approche systématique pour favoriser les valeurs humanistes, l’unité et l’harmonie. Si nous commençons à le faire maintenant, il y a un espoir que ce siècle sera différent du précédent.
Alors laissez-nous travailler pour la paix au sein de nos familles et de la société, et n’attendez pas l’aide de Dieu, de Bouddha ou des gouvernements.
[...] Nous sommes un seul peuple."
Ce petit billet constituera mes vœux pour ces fêtes de fin d'année et pour une nouvelle année, que je vous souhaite ... familiale, amicale, ouverte, humaine, sensible, solidaire, frugale, ferme... en un mot,
Consultant, créateur de scénarios d'actions de ressourcement et reconnexion / Un Monde qui vient/ Open your Wild !Humanoscope
9 ansVoilà une belle proposition au service du bonheur dans l'entreprise qui risquerait bien d'être voeu pieu, sans solutions concrètes. Ton post me renvoie par sa proximité avec les paroles et écrit de "Plaidoyer pour l'altruisme, la force de la bienveillance" de Mathieu Ricard. Donner corps à la fraternité (l'un de nos 3 claims français) est évidemment une direction forte, que l'on voit bien ajoutée et prouvée dans les valeurs de projets d'entreprise. Au travail ! Bonne fêtes de fin d'année Pascal et merci pour ce post.