La souveraineté : obstacle à la démocratie ? (partie 1)

La souveraineté : obstacle à la démocratie ? (partie 1)

« Souveraineté ». Le mot à la mode dans la politique depuis une quinzaine d’années, et qui a même donné lieu à un courant idéologique appelé le « souverainisme ». Bien que réapparaissant largement à notre époque, ce terme a joué un rôle déterminant dans les premières heures de la Révolution française et  constitue depuis lors la base juridique des États-nations. Mais qu’appelle-t-on exactement « souveraineté », concept censé fonder la légitimité des États ?

Terme largement utilisé en relations et droit internationaux, il revêt également un sens philosophique qui est celui auquel nous allons nous intéresser. Pour ce faire, je m’appuie sur les réflexions de Jacques Maritain, éminent philosophe personnaliste du début du 20ème siècle, dans son livre « L’Homme et l’État ».

Née avec la monarchie absolue après le moyen âge, la souveraineté est un concept moderniste repris largement par les États-nations, qu’ils soient monarchies ou républiques, depuis la fin du XVIIIème siècle pour asseoir leur légitimité et leur pouvoir. Avec l’avènement des États absolus, les rois ont progressivement concentré le pouvoir dans leurs mains, prétextant détenir seuls cette souveraineté et mettant fin de fait à la féodalité qui mélangeait des entités possédant chacun leurs droits. Le monarque de droit divin se plaçait de facto à l’extérieur et au-dessus du corps politique. Il légitimait son pouvoir par le transcendant, le rendant inaliénable et « naturel », ce qui induisait une suprême indépendance et un suprême pouvoir. En d’autres mots, la seule limite de leur pouvoir était la souveraineté de Dieu et donc d’un ordre moral, d’un ordre naturel. Mais le souverain exerçait la souveraineté humaine absolue. Retirez l’existence de Dieu et d’un ordre naturel, ou remplacez Dieu par « nation » et vous avez l’État absolu moderne : une souveraineté qui n’a plus aucune limitation qu’elle soit terrestre ou transcendante. Jean Bodin définit cette souveraineté comme « puissance absolue et perpétuelle d’une république ».

De la même manière que dans une monarchie absolue, dans un État souverain moderne, le pouvoir politique se considère non pas dans le corps politique et à son sommet, mais à l’extérieur du corps politique et absolu, au-dessus de tout.

Dans cette vision, le souverain (qu’il soit roi, président ou assemblée) est séparé du peuple et a pris possession du pouvoir absolu. Or Jacques Maritain opère la distinction entre droit et pouvoir. Il explique qu’un transfert de pouvoir du peuple vers le souverain est comme un propriétaire qui donnerait son bien à autrui. Il y a un transfert de propriété et donc il en est dépossédé perpétuellement. Alors qu’exercer son droit peut consister dans le fait de déléguer, prêter, son pouvoir à une autre partie. Dans ce cas on ne s’en dépossède pas, on le confie à autrui. Non seulement on peut le reprendre à tout moment, il nous appartient toujours, mais surtout, il y a un lien entre le peuple et celui qui est dépositaire (élus, gouvernement, État, etc.) de son droit à se gouverner lui-même (selon la formule bien connue d’Abraham Lincoln : la démocratie est « le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple »). Le peuple garde son droit mais l’autorité politique (par exemple l’État) n’est que participante de ce droit et non propriétaire. Ainsi, chaque citoyen n’exerce pas son droit qu’au moment d’élections mais l’exerce en continu, de manière perpétuelle.

Il y a donc une différence fondamentale entre la souveraineté qui est quelque chose d’absolu et de perpétuel tandis que du droit découle la notion de « dépositaire », c’est-à-dire que l’on confie l’exercice de notre droit mais il nous appartient toujours.

C’est la première erreur des souverainistes : ils confondent le corps politique (qui est pluriel) et l’État. Ils considèrent ensuite l’État comme la personnification du peuple. Cette confusion vient de l’émergence du concept d’État-nation fondé sur la supposée existence d’une volonté générale, concept rousseauiste sur lequel nous reviendrons plus loin. La souveraineté mène par conséquent à l’uniformité et donc au centralisme et combat le pluralisme politique, pourtant source de toute démocratie.

Pour comprendre pleinement la vision de Jacques Maritain, reprenons ses mots :

« […] ni agent humain, ni institution humaine, ne possède en vertu de sa propre nature le droit de gouverner les hommes. Tout droit au pouvoir, dans la société politique, n’est possédé par un homme ou par une institution humaine, que selon que cet homme ou cette institution sont dans le corps politique une partie au service du bien commun, une partie qui a reçu ce droit, dans certaines limites déterminées, du peuple exerçant son droit à se gouverner lui-même. »1.

Ceci va à rebours de la philosophie de l’État-nation et a fortiori de l’État français jacobin, héritier de la pensée de Jean-Jacques Rousseau.

Maritain rappelle que Rousseau n’était pas un démocrate, il suffit de le lire pour s’en convaincre, et que ses concepts ont largement nourri les idéologies menant aux États-nations et, dans sa forme française unique, au jacobinisme. Le pouvoir central n’a jamais admis l’idée de l’autonomie d’autres corps politiques et a fortiori surtout pas les provinces et les communes éloignées du pouvoir parisien. Mais il était même méfiant à ses débuts des partis politiques et cela perdure encore aujourd’hui. D’ailleurs, pendant la Révolution française, les clubs, embryons de partis politiques, ont été souvent combattus farouchement. L’assemblée ne devait faire qu’une et il ne devait pas exister de groupes intermédiaires. La souveraineté est un terreau aux totalitarismes car elle ne met aucune limite au pouvoir des États qui devient absolu et la souveraineté devient supérieure à la justice. Avec une telle souveraineté au-dessus de la loi morale, il n’y a plus de place pour la conscience individuelle. La loi est toujours bonne à partir du moment où elle est votée par l’institution/le dirigeant souverain et donc censée représenter la volonté générale du peuple, supposée unique. Le peuple soumet totalement sa volonté au souverain ou à une assemblée dite souveraine (limitée à quelques personnes élues).

Il y a donc dans ce concept quelque chose de non ajusté au principe d’égalité et d’individualité. Quand un pouvoir est souverain, les autres sont des sujets, créant de fait une hiérarchie dans la détention du pouvoir. De plus, l’idée d’une souveraineté qui trouve sa légitimité dans la nation nie de fait les individualités de chaque personne, qui se trouve noyée dans la masse uniforme de la nation, concept indéterminé et mouvant.

Jacques Maritain préfère parler de peuple qui a un « droit naturel et inaliénable à la pleine autonomie » plutôt que de souveraineté. Pour lui, la souveraineté va nécessairement de pair avec l’absolutisme et l’absolutisme est l’antichambre du totalitarisme. La France, la Russie et la Prusse nous ont montré de beaux exemples d’États absolus menant tout droit aux totalitarismes. Il est d’ailleurs intéressant que cette définition s’applique très bien à chaque personne humaine : droit inaliénable à l’autonomie, qu’on appelle la liberté. Il en est de même des peuples.

Une autre conséquence de cette vision est l’irresponsabilité de l’État. Un État souverain n’est responsable devant personne car il est au-dessus de tout. Il n’a pas à se justifier car il est supposé incarner la volonté générale et n’existe que par lui-même et pour lui-même. Il s’autosuffit et n’a pas besoin du peuple pour fonctionner. Il est intéressant d’observer dans la situation aujourd’hui une grande actualité dans ce thème de l’État irresponsable, notamment au regard de ses finances publiques ou du programme politique de nombre de candidats.

La souveraineté étant une propriété absolue et indivisible, elle est donc incompatible avec la subsidiarité et la séparation des pouvoirs. Dans un État souverain, il ne peut y avoir qu’une seule entité qui a le pouvoir absolu, le souverain, ou l’institution souveraine. Le concept de souveraineté tolère très mal la répartition du pouvoir et la combat.

La souveraineté n’est donc pas compatible avec la démocratie et est même un obstacle à la liberté des peuples, au principe fondamental du gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple. Une démocratie saine doit donc rayer le concept de souveraineté de son vocabulaire et lui préférer le concept d’autonomie.

À l’inverse, donner le pouvoir absolu et perpétuel au peuple ne permet pas l’existence d’un État pour organiser le corps politique car cela signifierait que chaque citoyen doit participer à la moindre des décisions politiques, ce qui est en pratique impossible.

L’autonomie au contraire (en grec « autos », signifie ce qui vient de soi et « nomos », les règles/lois) signifie que l’on se gouverne soi-même et semble répondre à l’équilibre recherché entre autonomie individuelle (liberté individuelle) et recherche du bien commun et autorité collective. Dans ce concept, rien n’empêche différentes entités d’avoir chacune une autonomie, qui peut être déclinée sur plusieurs échelons territoriaux, par thématiques/compétences, etc.. Rien n’empêche que des parties d’un tout soient autonomes dans un tout lui-même autonome. Cela donne une grande flexibilité d’organisation du pouvoir, que l’on retrouve dans les systèmes politiques fédéraux.

Mais nous verrons dans un article suivant quel impact cela peut avoir, en pratique, sur nos organisations politiques au 21ème siècle et quels modèles peuvent répondre aux exigences démocratiques.


1 Jacques Maritain, L’Homme et l’État, Édition Desclée de Brouwer (page 62)

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