La Suisse, "Backup" des données numériques mondiales ?
OÙ ET COMMENT PRESERVER AU MIEUX LA MEMOIRE NUMERIQUE ?
Garants numériques de la mémoire des entreprises, les data centers gèrent des milliards de données qui doivent être au final hébergées quelque part. Où et comment les conserver au mieux ? Le point avec Laurence Jovignot-Halifi, présidente du comité stratégique de Vigiswiss.
>>INTERVIEW DU SWISS ENGINEERING MAGAZINE - MAI 2017
Madame Jovignot-Halifi, à quoi sert vraiment un « data center » ?
Un data center est un centre qui rassemble en son sein des serveurs de stockage de données numériques. C’est le garant de la mémoire numérique des entreprises, organisations publiques et gouvernementales ou d’individus. Pour la première fois, les datacenter suisses se regroupent en réseau au sein de l’association Vigiswiss.
Pourquoi la Suisse aurait-elle besoin de centraliser – ou de réseauter – ses « data centers » ? Chacun de ceux-ci ne sont-ils pas à même de les conserver... leurs données ?
Nous produisons des milliards de données qui doivent au final être hébergées quelque part... Ce que nous voulons par la constitution du réseau Vigiswiss, c’est garantir aux entreprises et organisations que leurs don- nées sont bien hébergées en Suisse, par des professionnels du métier, qui se sont engagés à respecter certains standards de qualité. Grâce aux interfaces web, il est difficile de savoir où, par qui et comment sont stockées nos données. Le label de qualité Vigiswiss le permet. Les centres de traitement de données suisses qui entrent dans notre réseau se relient entre eux afin d’assurer un « back-up » et un soutien à leurs confrères en cas d’éventuels problèmes. Ceci est une garantie supplémentaire d’intégrité et de sauvegarde des données d’un client, quoi qu’il puisse arriver. Certains de nos data centers, comme Deltalis, sont hébergés dans d’anciens bunkers de l’armée, au cœur de la montagne, enfouis sous plus de 1 km de roche, pouvant résister à une attaque nucléaire.
Quelle entreprise aurait avantage à faire partie de votre réseau Vigiswiss ? Je pense principalement aux archives d‘une PME, un institut, une bibliothèque, etc.
Nous souhaitons fédérer toutes les entreprises suisses actives dans l’hébergement et la protection des données, qui sont des prestataires de services pour les sociétés et organisations que vous citez. Ce sont justement les bibliothèques, instituts, archivistes... mais également des gouvernements qui ont besoin d’une garantie de sauvegarde de leurs données numérisées dans le temps, et souhaitent savoir où, par qui et comment celles-ci sont stockées en bout de chaîne.
En plus du simple hébergement, nos membres « intégrateurs », comme par exemple Abissa ou Edificom (sur Vaud et Genève), proposent des services complets permettant d’accompagner les entreprises de A à Z dans leur démarche globale de protection et sauvegarde de leurs données. En effet, il est courant que les PME n’aient pas le savoir-faire ou ces ressources en interne.
Votre charte est-elle crédible ?
Les membres ont l’obligation de garantir un certain niveau de sécurité et de qualité en satisfaisant un certain nombre de normes reconnues et de certifications pour obtenir le label de qualité Vigiswiss. Ils doivent également accepter d’être régulièrement audités par un organisme indépendant. En outre, notre charte est un engagement pour tous les signataires de ne pas héberger de données illégales (pédopornographie, terrorisme, etc.). Ces données et clients ne nous intéressent pas, nous ne voulons pas être la poubelle numérique du monde. Nous avons bien assez à faire avec des données plus louables et utiles à la communauté.
Comment votre expertise est-elle agréée au niveau suisse ?
L’originalité de notre démarche est que cette initiative est portée bien au-delà de ses membres actifs, par tout un écosystème de professionnels issus de l’économie digitale, et gravitant autour de la protection des données, de la cybersécurité et du big data. Le comité stratégique de Vigiswiss et ses différentes commissions d’experts réunissent quant à eux les spécialistes techniques, juridiques, académiques, économiques et politiques les plus pointus dans leurs domaines. D’ailleurs, plusieurs de nos experts et membres font partie de comités et groupes de travail de la Conféderation sur ces sujets, et nous travaillons en étroite collaboration avec d’autres associations et réseaux comme l’ASUT ou Swico. Tous comprennent que la localisation de l’hébergement des données est un point clé pour notre économie et souveraineté. Cela constitue le socle de l’économie digitale sur lequel nous pourrons attirer et ancrer les entreprises de services associés exploitant les données. Cette attractivité numérique ouvrira alors de nombreuses opportunités d’emplois et de missions pour nos ingénieurs suisses et nos jeunes formés.
Quelles coopérations pourriez-vous avoir avec les instances helvétiques ?
Tout prend un peu plus de temps chez nous, mais les parlementaires et conseillers/ères d’État que nous avons rencontré-e-s soutiennent tous notre initiative. Ils ont conscience que cela constitue un axe stratégique clé pour l’avenir de la Suisse et le rôle de cyberarbitre qu’elle peut jouer sur l’échiquier mondial. L’or de demain ne sera plus la monnaie mais la donnée, les fameuses data. Notre pays doit passer du positionnement de coffre-fort monétaire, à celui de coffre-fort numérique. La Suisse présente tous les atouts pour jouer ce rôle: démocratie politiquement neutre, stable et pragmatique, avec une image et une culture centrée sur la confidentialité, elle se situe au carrefour des connexions ultrarapides de l’Europe. Ses lois garantissent un niveau maximum de protection des données et posent des conditions strictes pour le traitement hautement confidentiel des données sensibles (médicales par exemple). Sans parler de ses entreprises high-tech innovantes, ses laboratoires de recherche, et ses hautes écoles reconnues au niveau mondial.
Comment pouvez-vous garantir la sécurité des données conservées ?
C’est justement en fédérant les vrais professionnels du secteur, en contrôlant leurs standards de qualité et en les faisant s’engager que nous pourrons garantir aux utilisateurs que leurs données sont en lieu sûr en Suisse et non pas hébergées au fond d’un garage ou dans un cloud américain. Aujourd’hui, les gens veulent avant tout de la transparence. Ils sont parfaitement conscients des limites.
Vous dites être « le coffre-fort mondial des données pour préserver la mémoire numérique universelle ». N’est-ce pas trop prétentieux ?
C’est effectivement la mission que s’est donnée l’association. Comme chacun peut le constater quotidiennement, nous sommes poussés à délaisser le papier pour toujours plus de numérisation. Cela représente un danger pour la transmission du savoir et la préservation du capital immatériel. Il y a besoin d’un endroit sûr et neutre dans le monde, capable de préserver les données numériques de nos patrimoines historiques, culturels, génétiques, archives gouvernementales... pour les générations futures.
Comment voyez-vous le développement du stockage des données en Suisse ?
Le nombre d’implantations de data centers en Suisse est en forte croissance ces dernières années. La Suisse ne cesse de gagner des places dans le classement mondial des pays les plus sûrs pour héberger ses données selon le data risk index. Elle est aujourd’hui déjà classée au 3e rang mondial, et pourrait atteindre la 1re position lorsque la Conféderation mettra en œuvre une politique proactive sur le sujet et nous aidera financièrement à promouvoir l’initiative à l’international. Un cloud suisse serait la suite logique...
Interview : Roland J. Keller, Rédacteur en chef SWISS ENGINEERING RTS , interview complète et dossier spécial sur le stockage de données à lire sur le site du magazine