La territorialité des lois : une fiction ?

La territorialité des lois : une fiction ?

Article publié in Revue Défense, novembre-décembre 2016

La mondialisation a abouti à un effacement des frontières, plus ou moins visible selon les domaines. Effectif pour les relations commerciales et financières, évident pour l’information et la technologie, mais très partiel en ce qui concerne la circulation des personnes, comme en atteste la crise actuelle des migrants. Cet effacement des frontières n’a pas mis fin à l’existence des États-nations, mais a affecté la souveraineté des Etats, soit par transfert assumé de souveraineté à des entités supranationales (cas de l’Union européenne ou de la zone Euro), soit, de facto, aux marchés, par la dérégulation. 

La tendance à l’extraterritorialité des lois ressortit de ce même jeu de conséquences de la mondialisation, à ceci près qu’elle n’est pas seulement son « enfant naturel », mais qu’elle relève aussi de l’instrumentalisation, au service de la diplomatie, par certaines grandes puissances. Au point qu’on peut se demander si le principe de territorialité des lois n’est pas devenu une fiction. Les exemples où ce principe est battu en brèche sont multiples : le droit d’ingérence qui, aux yeux des juristes orthodoxes relève plus de l’abus de droit que du droit, et qui a été heureusement rebaptisé Responsibility to Protect (R2P), la compétence universelle dont la Belgique a tenté de se doter ou encore le droit de la concurrence de l’UE ou l’Anti-Trust américain, mais aussi l’application extensive des sanctions économiques ou des normes. Un récent rapport parlementaire met en évidence l’« activisme répressif extraterritorial » (sic) des Etats-Unis, visant les entreprises européennes. Les lois d’un Etat s’appliquent à l’intérieur de ses frontières. Peut-il prétendre les appliquer hors de ses frontières ? Quand une entreprise non-américaine est sanctionnée pour non-respect des embargos américains dans un marché avec un acheteur non-américain, peut-on encore parler de territorialité de la loi ?

Le droit au service de la diplomatie

Le droit américain est sévère pour la délinquance économique : corruption, violation des embargos, fraudes fiscales, blanchiment, financement du terrorisme... Mais au-delà de cette sévérité, il y a une stratégie diplomatique et économique étasunienne. Dans la grammaire diplomatique américaine, le droit est pensé comme un instrument au service de l’économie, et singulièrement des entreprises, à la fois pour protéger le marché domestique et pour contrer la concurrence internationale sur les marchés tiers. Le droit, du point de vue américain est un outil au service de la diplomatie économique en contribuant au soft power des Etats-Unis.

Les domaines sensibles

Les domaines sensibles dans lesquels les Etats- Unis exercent une vigilance et une forme d’impe- rium juridique relèvent tous des relations éco- nomiques et financières : les sanctions écono- miques, les normes comptables et financières, le droit de la concurrence, la législation anti-corrup- tion, la fiscalité. A titre d’exemple : le droit de la concurrence permet aux autorités américaines de s’opposer à des fusions ou acquisitions d’entre- prises non américaines, dès lors qu’elles affectent le marché américain, voire les marchés tiers. 

Quel rattachement ?

Le plus souvent, ce qui rend, de fait, une loi américaine extraterritoriale, c’est une conception extensive des critères de rattachement au territoire américain. Les normes comptables ou financières américaines s’appliquent aux entreprises non-américaines dès lors qu’elles sont cotées à Wall Street (loi « Sarbannes-Oxley » de 2002). Dans l’affaire de l’amende de 9 milliards de dollars infligée à BNP-PARIBAS, le rattachement au « territoire » américain s’explique par l’utilisation de la monnaie américaine dans les transactions litigieuses, au seul motif que les mouvements de fonds hors des Etats-Unis donnent lieu à des mouvements dans les banques américaines par le jeu des comptes de correspondants. 

Quelles conséquences ?

Vu le montant colossal des amendes, cela représente une véritable ponction sur les économies européennes qui semblent la cible privilégiée des poursuites américaines. C’est l’impact diplomatique des sanctions économiques qui est ici en jeu, au-delà du débat sur leur impact sur les po- pulations, leur efficacité dans les conflits, et leur effet contre-productif en termes économiques et diplomatiques. Dans l’accord de 2015 sur le nu- cléaire iranien, les sanctions européennes ont été levées, mais les Etats-Unis ont maintenu certaines des leurs. Il en résulte que certains investisseurs européens restent réticents à opérer en Iran, de crainte que leurs contrats restent sous l’emprise des dispositions américaines, notamment en cas d’utilisation du dollar comme devise du contrat. A terme cela pourrait conduite à une fragilisation du rôle du dollar dans le commerce mondial, dont la part est aujourd’hui de 80%.

Comment réagir ?

Dans leur rapport très rigoureux et juridiquement très documenté, Pierre Lellouche et Karine Berger font toute une série de préconisations à l’usage de la France et de l’Union européenne (1). On relèvera en particulier : le renforcement en Europe de la lutte contre les pratiques illicites sanctionnées par les États-Unis (corruption, financement du terrorisme, fraude fiscale) ; le rapprochement de notre arsenal juridique de celui des Etats-Unis par la coopération et la promotion de l’usage de l’Euro dans les relations internationales.

Envoi

Nous sommes en présence d’une sorte de conflit asymétrique entre les Etats-Unis et l’Union européenne du fait de la frilosité de l’Europe à utiliser le droit comme une arme de diplomatie économique. La recherche d’un équilibre des forces passe par le renforcement de nos moyens en matière de renseignement économique et de notre appareil juridique. La coopération juridique est la voie à privilégier, face à l’impossibilité d’unifier un hypothétique droit des relations économiques internationales. 

Jean-Marc de Leersnyder et Philippe Pelé Clamour, professeurs à HEC Paris

(1) Rapport d’information déposé par la Commission des affaires étrangères et la Commission des finances de l'Assemblée nationale sur l’extraterritorialité de la législation américaine (président Pierre Lellouche, rapporteur Karine Berger). 

http://www.assemblee-nationale.fr/14/rap- info/i4082.asp

 

"Le droit, du point de vue américain est un outil au service de la diplomatie économique en contribuant au soft power des Etats-Unis." Merci pour ce like Claude Revel - Pour ce partage Philippe Pelé Clamour

Catherine Appriou

Manager de Transition, Conseil de dirigeants, Médiations, Avocat d'affaires, j'accompagne les transformations

8 ans

Merci Philippe pour cet article. Effectivement la France, l'Europe en général est bien mal armée pour remporter des marchés face aux concurrents américains. Cela tient probablement à nos histoires mais surtout à l'organisation même des institutions Européennes. La commission ne crée que des normes, des interdictions, jamais d'espace de création et d'innovation. Elle n'est pas organisée pour défendre ses territoires face aux non européens mais pour imposer à tous les membres les mêmes règles. En bref elle a trop à faire à faire la guerre en interne pour la faire à l'extérieur... On se trompe juste d'ennemi :)

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