La version ultramoderne de la servitude
Karoshi - Death by overwork in Japan

La version ultramoderne de la servitude

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 « Se tuer à la tâche » est une expression à prendre au pied de la lettre. En ce début d’année, à combien peut-on estimer le nombre de personnes qui vont mourir d’un excès de travail ? En Chine, à 600.000[1], aux Etats-Unis, à 70.000[2], au Japon, à au moins 20.000[3]. Ces tristes perspectives ne concernent pas que les trois premières puissances mondiales.

Dans la version 2015 de son Better Life Index, l’OCDE mesure la proportion de salariés qui « travaillent un très grand nombre d’heures », c’est-à-dire plus de 50 heures par semaine, (donc plus que les 48 heures autorisées par la première convention de l’Organisation Internationale du Travail, datant de 1919!). On observe qu’en moyenne 12,5% des salariés de l’OCDE franchissent allégrement le seuil fixé il y a près d’un siècle, avec deux catégories de nations de gros travailleurs, les pays asiatiques et les pays anglo-saxons, et deux champions les surclassant : la Turquie et le Mexique, avec des taux respectivement de 41% et 29% ! Bien que le sort des salariés français puisse paraître relativement enviable, il n’en demeure pas moins que 8% dépassent la durée maximale hebdomadaire qui est, rappelons-le, de 48 heures. A ce constat peu réjouissant, il faudrait ajouter les congés payés non pris (qui représenteraient aux Etats-Unis, la moitié, en moyenne, des deux semaines de congés payés auxquelles les salariés ont généralement droit[4]) et les heures supplémentaires invisibles dans les enquêtes internationales car non déclarées.

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Pourcentage des salariés travaillant plus de 50 heures par semaine[5]

On observe ainsi un découplage croissant entre la loi, qui dans la majeure partie du monde prescrit une semaine de 40 heures, et les usages. Quel que soit le pays, le législateur s’avère impuissant à réduire le temps de travail de certains salariés, qui préfèrent renoncer à revendiquer leurs droits. Malgré la protection dont ils pourraient se prévaloir, ceux-ci se sentent obligés de se conformer aux normes en vigueur dans leur entreprise, ou de répondre aux exigences de performance auxquels ils sont soumis ou de gagner un complément de revenu pour faire face à leurs dépenses contraintes.

Cette réalité du non-respect de la réglementation est masquée par la baisse régulière des statistiques sur le temps de travail annuel. Comment expliquer cette baisse continue du nombre annuel d’heures travaillées? La moyenne cache en fait une bifurcation, avec d’un côté une montée en puissance du travail à temps partiel, notamment féminin, et de l’autre, une multiplication des heures excessives, particulièrement chez les cadres et « les knowledge workers ».

Pour les travailleurs indépendants, cette bifurcation entre sous-travail et sur-travail est encore plus marquée. En France, 45% des hommes (et 25% des femmes) qui sont à leur compte travaillent plus de 60 heures par semaine, alors que 24% des femmes (et 5% des hommes) à leur compte moins de 34 heures. Avec une moyenne globale de 39% des travailleurs indépendants travaillant plus de 60 heures par semaine, la France est la championne toutes catégories des pays industrialisés.

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Pourcentage des travailleurs indépendants, les deux sexes confondus, travaillant plus de 60 heures par semaine[6]

 Ces dernières années ont été marquées par le déclin du salariat classique et ne laissent guère présager d'un avenir plus radieux. Dans plusieurs secteurs, grâce aux progrès de la technologie et de la désintermédiation, les travailleurs à leur compte ont remplacé leurs anciens patrons par des clients qui les évaluent sur des sites publics. Cette progression du travail "überisé" ne fera qu’accentuer dans le futur le découplage entre la législation sur la durée du travail et le nombre d’heures « volontairement » consenties. Cette combinaison inédite d’assujettissement et de liberté constitue un des paradoxes de notre ultra-modernité : je travaille beaucoup parce que je le veux bien mais aussi parce que je n’ai pas vraiment le choix, si je veux vivre décemment !



[1] Source : Bloomberg et China Youth Daily

[2] Source : “The Relationship Between Workplace Stressors and Mortality and Health Costs in the United States”, Joel Goh (2015), Harvard Business School, Jeffrey Pfeffer, and Stefanos A. Zenios, Graduate School of Business, Stanford University.

[3] Source : ABC, Australia

[4] Source : enquête Harris Interactive pour Glassdoor

[5] Source : OCDE, Better Life Index 2015

[6] Source : “Working Time Around the World”, Sangheon Lee, Deirdre McCann and Jon C. Messenger, Routledge, 2007.



Bruno Dassa

A l'écoute de nouvelles opportunités

5 ans

Très juste, Hélène !

Hélène GODEFROI

National Physician " Senior Medical Science Liaison " at Akcea Therapeutics

5 ans

La raison me paraît plus profonde : des salariés qui compensent l’incompétence de leur dirigeants obnubilés par des chiffres qui n’ont rien à voir avec la qualité du travail effectué, avec l’éthique et la conscience professionnelle et qui ne leur donnent pas les moyens de travailler dans cet objectif, le seul qui justifie leur motivation.

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