LA VOIX DES EXPERTS #3
Bruno Robbe dans son atelier. Impression de "Tout n'est que plus tard". © Editions Bruno Robbe

LA VOIX DES EXPERTS #3

Rencontre avec Bruno Robbe dans son atelier

Au cours de ses missions, Retrace a la grande chance de collaborer avec différents acteurs du patrimoine. Récemment, notre équipe a fait la rencontre de Bruno Robbe, un artiste-artisan lithographe, à la fois imprimeur et éditeur. Au sein de l'atelier fondé en 1950 par son grand père Arthur Robbe à la rue de la Liberté à Frameries (Belgique), Bruno Robbe utilise encore des techniques traditionnelles. On avait très envie de vous le présenter !

Bonjour Bruno, pouvez-vous nous expliquer où nous nous trouvons et nous raconter l’histoire de ce lieu ?

Nous nous trouvons dans l’atelier de lithographie qu'a fondé mon grand-père à l’issue de ses études aux Beaux-Arts de Mons. Cet atelier s'est développé ici, dans le Borinage, une ancienne région minière située près de Mons. À l’époque, c’était la guerre, et il était urgent pour mon grand-père de trouver rapidement du travail au terme de ses études afin d’éviter la mise au travail forcé en Allemagne. Il s’est donc fait engager comme jeune apprenti dans un atelier de lithographie de la région et de fil en aiguille, ce métier l’a passionné et il a fini par fonder son propre atelier. Dans les années cinquante, mon grand-père a installé ici sa première presse, une machine plate, sorte de grosse locomotive qui permet d’accueillir des pierres lithographiques et d’imprimer dans des quantités importantes, avec un encrage plus ou moins automatique. C’est sur ce type de machines que s’imprimaient, par exemple, les affiches d’artistes comme Toulouse-Lautrec. Au tout début, c’était une imprimerie commerciale qui créait et imprimait des produits tels que des étiquettes pour bouteilles de vin, de pots de confitures, des cartes de visite etc. Il a travaillé dans cette lignée pendant un moment pour gagner sa vie et nourrir sa famille. Ils habitaient près de l’atelier. Mon grand-père avait fait construire une maison tout au bout du terrain, très inspirée de l’architecture de Le Corbusier. Il a toujours mené son travail de lithographe avec beaucoup de talent, grâce à sa formation d’artiste et empreint de cet amour de l’art. Plus tard, quand l’offset a supplanté la lithographie, la plupart des ateliers ont dû se reconvertir. Mon grand-père a quant à lui fait le choix de revenir à ses premières amours et de retravailler avec les artistes. Il a délaissé l’aspect commercial pour se concentrer là-dessus. C’est cette période que j’ai toujours connue.

Avez-vous vu votre grand-père travailler dans son atelier ? Est-ce que cela vous a donné l’envie de suivre cette voie ?

Tout petit, mes parents n’habitaient pas très loin et je me trouvais souvent dans ce lieu magique et fascinant à mes yeux d’enfant. J'étais intrigué par les outils, l’atmosphère, les odeurs, les discussions un peu étranges avec les artistes et aussi par certains dessins mystérieux posés à même la pierre. Je pense à Lismonde qui était un artiste d’expression abstraite et qui venait régulièrement dessiner. Un jour, tout jeune encore, j’ai dessiné ma première litho. Mon grand-père me l’a imprimée tel un magicien accomplissant un de ses tours. Je me suis ensuite intéressé à la chose. Adolescent, je l’ai régulièrement aidé en devenant son apprenti parallèlement à mes études à l’Académie des Beaux-Arts de Mons. J’avais une très belle complicité avec lui. Au terme de mes études, j’ai repris petit à petit la succession du lieu. Vu le grand âge de mon grand-père, l’atelier tournait au ralenti, répondant aux demandes des artistes qui continuaient à faire appel à son savoir-faire. À son décès survenu à la fin de mes études, je me suis doucement mis en tête de reprendre le flambeau. Le bâtiment existait, avec ses grosses machines difficiles à déménager et moi je n’avais pas de grands moyens financiers. J’ai donc décidé de rester là où étaient les racines plutôt que de déménager dans une capitale. Au fur et à mesure, j’ai constaté que cela fonctionnait très bien de cette manière. Les artistes d’horizons très divers viennent ici, dans cette région finalement assez bien située géographiquement : sur l’axe Paris-Bruxelles notamment, pas très loin de Lille… Par rapport à d’autres ateliers situés dans des villes plus importantes, cela fonctionne un peu différemment, il y a une démarche à mettre en place pour venir en ces lieux. Lorsqu’on y est, on est tout à fait concentré sur son sujet et cela devient une richesse.

Croyez-vous que votre grand-père nourrissait l’espoir que vous repreniez l’atelier ?

Il était très discret sur le sujet, on n’en parlait pas beaucoup mais je crois qu’il était heureux de savoir que l’atelier continuerait probablement à fonctionner. Il est décédé juste après mes études et j’ai terminé un travail d’Edmond Dubrunfaut qui était en cours. C’est comme ça que le relais s’est passé. J’ai cependant commencé prudemment, il s’agissait d’améliorer encore mes connaissances étant passé subitement du statut d’assistant à celui de capitaine du navire. Cette transition devait notamment se faire par rapport à la grande presse où mon rôle avait été jusque-là de recevoir les feuilles. Du jour au lendemain, j’ai dû conduire la machine pour terminer ce fameux travail ! À ce stade, il s’agissait aussi d’aller explorer ce qu’il se passait ailleurs, j’avais besoin de découvrir d’autres horizons, d’avoir d’autres références. J’ai travaillé un peu à Paris, dans le sud de la France, un peu au Québec aussi. Je suis d’ailleurs toujours ravi et heureux de découvrir et de fréquenter les ateliers de mes confrères. C’est toujours pour moi une source d’inspiration.

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La presse JULLIEN d'Arthur Robbe surnommée "La Reine du lieu". © Retrace

Pouvez-vous nous en dire plus au sujet de cette machine qui date de l’époque de votre grand-père ?

C’est une presse appelée machine plate, ce modèle est de fabrication belge, une Jullien. Une des dernières à fonctionner. La pierre circule sur une sorte de chariot pour être encrée à l’arrière où se trouvent les rouleaux encreurs. Lorsqu’elle revient, elle est encrée de nouveau et passe sous un énorme cylindre qui vient presser la feuille sur la matrice. Il faut être deux minimum pour faire fonctionner cet engin. Je travaille en ce moment avec Bertrand Belin qui est un écrivain, poète et chanteur français. Lorsqu’il a découvert cette presse, il l’a comparée à une « locomotive immobile qui rêve ses paysages. » Magnifique image, n’est-ce pas ?

La machine JULLIEN n’a jamais bougé ?

C’est un peu elle, la reine du lieu. Je modifie parfois les implantations dans l’atelier, elle est bien la seule à ne pas bouger. Elle est arrivée là un jour et puis tout s’est organisé autour de cette locomotive.

Et avec qui travaillez-vous concrètement lorsque vous devez utiliser cette machine ?

Je suis aidé par un assistant ou des stagiaires pour « marger » ou « recevoir » les feuilles. Une petite équipe est nécessaire pour que tout cela fonctionne au mieux. Et puis, il y a les artistes qui sont présents la plupart du temps pour que nous construisions le projet étape par étape et pour mettre en place le choix des couleurs. C’est un vrai travail de collaboration entre l’imprimeur et l’artiste.

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Impression de lithographies de Charlotte Beaudry. © Editions Bruno Robbe

Habituellement, les artistes viennent-ils vers vous ou faites-vous plutôt la démarche de les contacter ?

Vraiment les deux. Cela dépend si je réponds à la commande d’une galerie, d’un musée ou d’un artiste ou si j’entreprends la démarche moi-même en tant qu’éditeur. Demain par exemple, je travaille avec Charlotte Beaudry, qui a fait appel à moi pour réaliser une édition pour une exposition qui démarre prochainement à Londres. Autrement, c’est moi qui établis le contact avec l’artiste pour lui proposer un nouveau projet d’édition. Certains n’auraient peut-être jamais pensé à faire de la lithographie. Leur travail m’intéresse et je me mets à rêver de projets… et puis à un moment donné une piste se met en place dans ma tête et je vais les voir.

Des exemples concrets ?

Je pense à Ann Veronica Janssens par exemple, par rapport à ce que je viens de dire. Son expression plastique n’évolue pas spécialement dans un monde d’images. La lithographie est par contre plus dédiée au geste, au dessin. Mais comme son travail m’intéresse énormément, j’ai souhaité l’inviter afin que nous mettions au point une idée. C’était un peu abstrait, on n’avait rien de précis en tête mais la rencontre s’est faite. Nous avons mis en place des moments de recherche qui ont fini par aboutir à la création de deux œuvres que j’aime particulièrement.

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Ann Veronica Janssens, "Une image différente dans chaque oeil", lithographies, 56 x 76 cm. © Editions Bruno Robbe

Pouvez-vous nous parler de ces œuvres ?

La première est une œuvre qui s’appelle « Une image différente dans chaque œil ». C’est un texte. L’idée était de l’imprimer en négatif sur un aplat jaune pour qu’on ait un peu de mal à déchiffrer l’écriture, que la rétine fasse une démarche pour déceler l’information. Je mets alors en place ce projet avec l’artiste et l’image sort très bien mais je vois qu’Ann Veronica Janssens n’est pas entièrement convaincue. J’ai alors eu l’intuition d’installer un peu d’orange fluo sur les rouleaux encreurs de la presse. Et là, la perception rétinienne s’est transformée. Le texte semblait légèrement gris, alors qu’il est blanc, c’est le blanc du papier. Mais l’orange un peu fluo provoque la complémentarité sur la rétine. Nous étions alors totalement en phase. C’est un exemple que je cite souvent mais j’en ai beaucoup d’autres. L’autre estampe est une image plus photographique inspirée d’une de ses installations mais constituée de plusieurs passages couleur, ce qui lui confère une vibration très particulière.

Vous avez travaillé avec Lawrence Weiner ? Comment s’est passée cette rencontre ?

Ce fut un grand bonheur de pouvoir travailler avec lui. Je l’ai contacté en 2015, à l’époque où la ville de Mons était capitale européenne de la culture. Grâce à ce contexte particulier, nous avons travaillé, en l’espace d’un an, avec 24 artistes qui ont répondu à notre invitation. La thématique choisie s’orientait autour de la notion de territoire et demandait aux artistes de concevoir un drapeau et une lithographie. Je m’étais associé avec Daniel Dutrieux qui avait précédemment déjà édité des drapeaux d’artistes. Lawrence Wiener faisait partie des invités. J’ai pensé à lui parce que c’est un artiste conceptuel. Il n’est pas venu ici à l’atelier, nous avons collaboré à distance. Il m’a envoyé des projets, des plans très précis de ce qu’il voulait et puis ce fut à moi d’honorer sa demande dans les bonnes tonalités, avec une impression la plus parfaite possible. Nous nous sommes ensuite finalement retrouvés chez lui à Amsterdam pour la signature des tirages. C’est un exemple particulier dans la mesure où la plupart du temps les artistes viennent travailler sur place pour concevoir leurs projets.

Avec Lawrence Weiner, aviez-vous une part de liberté ou bien savait-il exactement ce qu’il voulait ?

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Laurence Weiner, "Sow the Wind Reap the Whirl Wind", 2015, lithographies, 56 x 76 cm. © Editions Bruno Robbe & Daniel Dutrieux

Avec ce genre de démarche, il y a peu de marge de manœuvre, la composition est établie et les codes couleurs sont très précis. J’ai malgré tout pu choisir les papiers et travailler, avec la confiance qu’il m’accordait, sans bon à tirer. L’image était composée d’un texte dans une typographie qui lui est propre et de courbes rythmant la composition « Sème le vent, récolte la tempête » (Sow the Wind, Reap the Whirl Wind).

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Laurence Weiner, "Sow the Wind Reap the Whirl Wind", 2015, drapeau, 56 x 76 cm. © Editions Bruno Robbe & Daniel Dutrieux

Quelle est pour vous la frontière entre art et artisanat et où vous placez-vous ?

Je me considère comme un artisan mais c’est vrai qu’il y a certainement une grande part de créativité dans ma démarche d’imprimeur et également d’éditeur, dans la collaboration avec les artistes. Je m’imprègne de leur œuvre, ce qui m’amène parfois à leur proposer des pistes et des chemins auxquels eux-mêmes ne pensent pas, simplement parce qu’ils ne connaissent pas ou ne maîtrisent pas la technique. À un moment donné, la frontière entre l’art et l’artisanat n’existe plus. Quand nous travaillons ensemble, c’est vraiment un travail d’équipe que je compare volontiers à celui que pourraient avoir des musiciens qui pratiquent la musique de chambre.

S'il s'agit vraiment d'un travail d'équipe, comment ça se passe au niveau de la signature ?

Quand je suis éditeur, c’est « Éditions Bruno Robbe » qui porte le projet et c’est l’artiste qui signe la litho. Certains artistes me demandent parfois de signer avec eux, pour vous dire à quel point la collaboration prend de l’importance, mais je ne le fais jamais.

Vous ne voulez donc jamais signer ?

Je n’ai pas à le faire car je considère que j’accompagne le travail de l’artiste. C’est avec lui que je travaille et c’est son œuvre qui sera mise en lumière. La signature de l’artiste compte cependant à mes yeux car cela signifie, symboliquement, que l’artiste crédite mon travail. Que la collaboration a bien fonctionné.

En Belgique, y a-t-il d’autres personnes qui travaillent la lithographie de la même manière que vous ?

Je pense que oui mais étonnamment je ne les connais pas. Je connais davantage les imprimeurs de Paris ou d’autres pays. Je crois qu’en Flandre il existe un ou deux ateliers qui travaillent dans la même optique. En Wallonie, je serais apparemment le seul. Maintenant, pas mal d’artistes ont leurs propres presses litho et produisent leurs œuvres, mais c’est une autre approche.

Ce plaisir de collaboration vient-il du fait que votre grand-père travaillait déjà de cette manière ?

Je crois que c’est très intuitif. Quand j’étais étudiant aux Beaux-Arts, on attendait plutôt de moi que je m’exprime en tant que créateur. J’ai d’ailleurs exposé mes travaux et ça me convenait assez bien mais je pense que j’étais plus attiré par la collaboration. J’en reviens toujours à ce travail de chambriste plutôt que de soliste.

Aujourd’hui, vous ne créez rien de personnel ?

Je ne le montre pas en tout cas. Je pratique la photographie, je dessine, on m’a récemment demandé d’intervenir sur un projet scénique, de dessiner sur scène avec des musiciens. C’est assez excitant d’y songer mais je n’ai pas encore pris ma décision. À vrai dire, mon métier ne me laisse à présent guère le temps de trop me diversifier… Un imprimeur chez qui j’étais apprenti m’a dit un jour : « Tu verras, tu ne pourras pas faire les deux métiers, être artiste et pratiquer ton métier de lithographe. » Je n’y croyais pas mais il avait en fait raison. Les projets et les rencontres se succèdent et sont si fascinants qu’ils ne me laissent plus beaucoup de place pour le reste.

Très concrètement, pouvez-vous nous parler des différentes techniques d’impression que vous utilisez ici ?

Le point de départ, c’est la lithographie. Le principe est basé sur la répulsion du corps gras et de l’eau sur une pierre calcaire. Le dessin est exécuté sur la pierre à l’aide d’un corps gras (crayon ou encre) et après que le dessin ait été fixé sur la pierre, celle-ci est humidifiée. Un rouleau d’encre grasse passe sur la totalité de la surface et ne se dépose qu’aux endroits dessinés, le reste étant rejeté par l’eau. Cette technique permet de reproduire très fidèlement les subtilités du dessin avec de très belles densités et éclats des couleurs. C’est une technique qui a environ deux siècles mais qui est toujours utilisée aujourd’hui car elle a des propriétés uniques au niveau de la qualité des encrages et des superpositions des différents passages de couleurs. Aussi, le fait de dessiner directement sur la pierre ne nécessite pas de processus photographique. Il n’y a pas d’intermédiaire. Il y a un rapport direct. Beaucoup d’artistes apprécient cette tension face à ce support si singulier. Dans un très beau texte consacré à la lithographie, Francis Ponge écrivait que la pierre devient une interlocutrice pour l’artiste, et je pense que c’est aussi cela qui porte la création.

J’ai ensuite développé ma pratique grâce à un séjour chez un imprimeur dans le sud de la France où j’ai découvert la photolithographie. J’ai eu la chance de pouvoir faire l’acquisition de la même presse, assez difficile à trouver pourtant. C'est une presse à contre-épreuve qui permet de travailler à partir de plaques photosensibles. Ça m’a permis d’élargir énormément le champ des possibilités puisqu’en plus du dessin, du geste, on peut envisager la question du texte et de la photographie. Les artistes peuvent également dessiner sur des films transparents qu’on transfère ensuite sur les matrices. C’est très commode surtout pour les repérages de différentes couleurs. Cette approche m’a passionné et j’en ai également fait un fer de lance : je joue sans cesse avec les deux techniques, la litho sur pierre et la photolithographie sur plaque.

Vous pratiquez aussi d’autres techniques à l’atelier ?

Oui, je viens récemment d’agrandir les espaces de l’atelier. J’ai construit un nouvel atelier en annexe du premier qui permet d’accueillir des presses pour l’impression de bois, de linogravure et de taille-douce. Ce ne sont pas les techniques principales de l’atelier mais elles m’intéressent beaucoup, surtout dans l’idée de les combiner entre elles. On imprime par exemple une lithographie accompagnée d’un tirage taille-douce mais ça peut aller jusqu’au numérique puisqu’une imprimante a également pris place aux côtés des presses plus anciennes.

Et pour ces techniques, les artistes travaillent-ils également ici ?

C’est souvent comme cela que ça se passe parce qu’en général l’artiste a l’idée de l’image et moi, en fonction de ce qu’il me propose, je vais l’aiguiller vers l’une ou l’autre technique. Les nouvelles possibilités photolithographiques permettent toutefois de travailler à distance.

Les artistes qui viennent chez vous maîtrisent-ils ces différentes techniques ?

À vrai dire, j’aime particulièrement collaborer avec des artistes qui ne sont pas spécialistes de la gravure. Cela leur permet de rester totalement libres par rapport à leurs idées. À moi ensuite d’y répondre ou de les orienter au mieux en fonction des possibilités qui peuvent s’envisager. Cette approche me semble souvent plus riche. Mon travail consiste aussi à pouvoir les mettre à l’aise le plus possible et à rendre la situation la plus confortable face à ces nouveaux outils d’expression. Il faut parfois que j’anticipe, que je sois capable de fabriquer les couleurs qu’ils souhaitent… C’est aussi un aspect du métier qui me fascine. La couleur : savoir qu’en mélangeant deux ou trois couleurs, on en obtient une autre ! Cela relève presque de l’alchimie.

Vous parlez d’anticipation, mais qu’en est-il des notions de hasard et d’accident dans la pratique ?

C’est un des paradoxes du métier. À la fois, on essaye de maîtriser toutes les étapes et en même temps l’accident fait partie de l’aventure de l’estampe, c’est-à-dire qu’il arrive parfois qu’une erreur de manipulation, une inattention devienne un petit miracle. Une couleur mal repérée, un encrage trop important laisse parfois apparaître une image insoupçonnée qui sera finalement celle qui se révèlera la plus juste. Il faut donc être capable de rester attentif à ces transformations et ne pas les renier d’emblée. C’est tout le principe de la sérendipité.

Y a-t-il cette flexibilité dans le chef des artistes ?

Ça se passe souvent très bien. Évidemment, chacun a sa personnalité et ses types d’exigences, mais je n’ai pas de souvenir négatif. J’ai parfois davantage de difficultés à mettre au point un projet, soit parce que l’artiste ne rentre pas dans le processus de la technique, ou bien parce que de nombreux essais doivent être faits avant d’obtenir un résultat satisfaisant. Quoi qu’il en soit, le cheminement est toujours enthousiasmant. Je pense notamment à la décomposition des couleurs. Comprendre que l’on travaille une couleur à la fois pour ensuite les confronter et les associer, ce n’est pas toujours évident. Tout cela se met en place petit à petit. Je constate que les artistes sont ravis de séjourner dans un atelier comme celui-ci, entre autres parce qu’ils prennent une distance par rapport à leur propre environnement et que cela leur ouvre de nouvelles pistes de réflexion. Ce qui pourrait paraître inconfortable peut aussi se révéler très porteur.

Est-ce donc cela l’avenir de votre atelier ? Que les artistes puissent y venir en résidence ?

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Boris Beaucarne et Bertrand Belin, "Ga Du No - Ga Du No", suite de 12 lithographies, 96 x 66 cm. © Editions Bruno Robbe

J’ai en effet récemment agrandi les locaux pour avoir plus d’espace mais aussi en vue d’y développer un lieu de séjour pour les artistes. Beaucoup d’entre eux viennent de loin et sont amenés, pour créer leur travail, à séjourner ici quelques temps. Mon atelier n’étant pas situé dans une grande ville, il devenait intéressant pour pouvoir rester concentré sur le sujet de leur offrir un hébergement confortable. En ces lieux agrandis d’un nouvel espace d’exposition, je viens de présenter une nouvelle édition de douze lithographies de Boris Beaucarne et de Bertrand Belin. Ce travail a notamment fait l’objet de plusieurs séjours des artistes à l’atelier. L’idée est de présenter de nouveaux projets dans leur contexte de création. Le fait de donner accès aux coulisses permet au public de mieux comprendre le processus, de prendre conscience qu’il s’agit bien de la création d’une œuvre d’art et pas seulement d’une image multipliée par une machine. Un lien presque affectif s’établit alors entre le spectateur et l’œuvre.

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Bruno Robbe et Boris Beaucarne. Atelier. © Editions Bruno Robbe

J’envisage ensuite de présenter les estampes de Raphaël Decoster. C’est un artiste avec lequel je travaille régulièrement, un habitué de l’atelier à présent. Un autre habitué très important à mes yeux est Charley Case qui a démarré quasiment en même temps que moi. Il est venu au tout début, on sortait tous les deux des études. Il est venu dessiner une litho pour une expo qu’il avait à Bruxelles et la rencontre avec la pierre l’a tellement passionnée qu’on ne s’est plus quittés. Il revient très régulièrement depuis une vingtaine d’années et nous avons imprimé des dizaines d’œuvres ensemble. Chaque relation avec les artistes est une rencontre privilégiée, sans doute parce que nous sommes concentrés sur le même objectif, celui de donner naissance à une nouvelle œuvre. Certains deviennent bien sûr parfois des amis. C’est une chance de pouvoir évoluer parmi tant de nouvelles rencontres et de nouveaux questionnements. Il n’est pas une journée où je n’ai envie de me lever sachant qu’un projet passionnant est à mettre en route.

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Raphaël Decoster, "Ce qu'on entend depuis la montagne", lithographie, 66 x 96 cm. © Editions Bruno Robbe

Collaborez-vous aussi parfois avec d’autres profils que des artistes plasticiens ? Comme des écrivains, des musiciens ?

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Atelier de Bruno Robbe. Impression de lithographies de Boris Beaucarne et Bertrand Belin. © Editions Bruno Robbe

Oui. Tout récemment, j’ai travaillé avec Bertrand Belin dont le travail est davantage en connexion avec la musique ou le mot. Lorsque j’ai découvert son univers il y a une dizaine d’années, ce fut un énorme coup de cœur et rapidement l’envie d’une collaboration s’est mise en place dans ma tête. Il a fallu par contre un peu de temps pour que cette idée prenne corps et que je pense à associer son univers poétique à celui de Boris Beaucarne, ami de longue date dont j’apprécie aussi énormément le travail. Quelques mois ont été nécessaires depuis la première rencontre jusqu’à l’aboutissement d’un magnifique portfolio qui vient à peine de prendre vie.

Autre exemple, les collaborations qui se mettent en place avec Rodolphe Burger, autre ami musicien toujours très curieux lui aussi de voir se rencontrer des univers très divers et parfois improbables.

Vous êtes donc souvent à l’origine des projets artistiques ?

Oui, souvent. C’est d’ailleurs comme cela que je suis devenu éditeur. Plutôt que d’attendre que les artistes dont j’apprécie le travail viennent frapper à ma porte, j’ai pris l’initiative de prendre les devants afin de pouvoir concrétiser les souhaits ou les idées qui se mettaient en place dans mon esprit.

Vous avez aussi collaboré avec des musées et des galeries, comment ça s’est passé ?

Dans ces cadres, ce sont plutôt des travaux de commandes ou de co-éditions. Je pense d’emblée à une collaboration récurrente mise en place avec le MAC’s qui est le musée d’art contemporain bien connu situé non loin de l’atelier, au Grand-Hornu. Nous avons imaginé une formule de co-édition : la charpente du projet est que lorsque le MAC’s conçoit une exposition monographique dédiée à un artiste, nous éditons une œuvre découlant de cette exposition. Depuis plus de dix ans maintenant, nous avons constitué une collection assez impressionnante d’estampes avec notamment Jean-Marc Bustamante, Luciano Fabro, Peter Downsbrough, Matt Mullican, Angel Vergara… Et bien sûr, Latoya Ruby Frazier, artiste photographe américaine qui, comme les autres artistes, est venue à l’atelier pour créer une estampe. Le procédé photolithographique en plusieurs passages de noirs l’a tellement passionnée qu’elle m’a proposé de réaliser une grosse partie de l’expo. Depuis, ce procédé est d’ailleurs devenu une des spécialités de l’atelier. J’imprime des images photographiques en plusieurs couches, plusieurs passages de noirs ou de couleurs, avec des encres à l’huile sur des papiers en coton par exemple. Le résultat est très précis et permet d’obtenir des densités et des veloutés complètement étonnants.

La photolithographie est-elle une technique répandue ?

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Michel François, Portfolio, suite de six photolithographies sous emboîtage, 68 x 50 cm. © Editions Bruno Robbe

Je ne crois pas, non. Les presses sont assez rares et le procédé se situe à mi-chemin entre la lithographie et la photogravure. Depuis quelques années, des plasticiens comme Laetitia Bica, Laurence Vray, Charley Case, Tony Oursler se sont intéressés à cette technique et ont produit des images vraiment remarquables. Il y a peu, j’ai édité avec Michel François un très bel objet constitué de photographies noir et blanc imprimées sur différents papiers dont certains pèsent 10g/m² seulement. L’ensemble est réuni dans un boîtier noir sur lequel apparaît une image argentée oscillant entre le jour et la nuit.

En moyenne, combien de temps durent vos collaborations avec les artistes ?

Il n’y a pas vraiment de règle. Ça peut aller très vite, l’artiste peut venir un matin et repartir avec son tirage le jour même. D’autres projets demandent une plus longue préparation tant dans la mise au point et la préparation que dans l’impression lorsqu’elle est constituée de nombreux passages différents par exemple.

À quel point la transmission de votre savoir-faire est-elle importante pour vous ?

La transmission fait naturellement partie de mon quotidien puisque j’ai le plaisir d’enseigner dans différentes écoles d’art, aux Beaux-Arts de Charleroi, aux Beaux-Arts de Tournai et au Carré des Arts à Mons. J’ai le plaisir de transmettre le fruit de mes recherches dans mon atelier d’impression et de construire avec mes étudiants des projets parfois semblables à ceux construits avec les artistes. C’est vraiment le principe des vases communicants. Les journées d’atelier basculent naturellement vers les journées de cours, et inversement. Je reste de la sorte en contact permanent avec la jeunesse, ce qui est très enrichissant. Certains étudiants viennent parfois travailler ici aussi, il n’y a pas de frontière et c’est vraiment une manière de fonctionner qui me réjouit. Tout décloisonner, en analysant les choses. J’aime beaucoup cette porosité entre différents univers, artistiques, techniques ou scientifiques.

Avez-vous des étudiants qui viennent en stage dans votre atelier ?

J’accueille régulièrement des stagiaires qui viennent de différentes écoles d’art de la région, de Bruxelles ou parfois d’autres villes en Europe.

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Pierres lithographiques du temps d'Arthur Robbe. © Retrace

Toutes les pierres que l’on voit ici alignées, datent-elles de l’époque de votre grand-père ?

Oui, les petits formats sont les pierres qui servaient d’archives quand on imprimait des travaux qui pouvaient être réédités. Dans la publicité, quand le tirage d’une étiquette de bouteille de vin était épuisé par exemple, le client faisait appel à nouveau à l’imprimeur. Chaque pierre était numérotée et répertoriée dans un livre.

Donc aujourd’hui, on peut encore trouver le souvenir de ces impressions ?

Oui, certaines pierres sont encore couvertes de ces dessins publicitaires, certaines sont par contre grainées, poncées pour faire place à de nouveaux dessins d’artistes actuels. J’ai travaillé récemment avec Ever Meulen pour le tirage de tête d’un livre des éditions Louis Vuitton. Nous avions pour cela besoin d’une pierre de petit format. Par chance, nous avons trouvé une pierre qui était dans des proportions semblables à celle du livre.

Vous arrive-t-il de retrouver des traces d’anciens dessins sur des impressions contemporaines ?

C’est déjà arrivé. La pierre garde en mémoire le dessin qu’on lui a confié. C’est une des particularités de la lithographie. Il est déjà arrivé qu’un ancien dessin refasse surface et apparaisse à nouveau, parfois au beau milieu d’un nouveau lavis par exemple. L’encre du nouveau dessin fait remonter le fantôme d’une ancienne pierre. Les résultats sont parfois étonnants. Mais tout cela est très exceptionnel évidemment.

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Pierre lithographique portant encore le souvenir d'un projet publicitaire d'Arthur Robbe. © Retrace

Est-ce arrivé que des artistes apprécient ce genre d’accident et souhaitent le garder ?

J’ai un souvenir lié à l’époque de mon grand-père. Belgeonne était venu dessiner sur les pierres de l’atelier. Son dessin abstrait, fait de tâches et de matières, avait cette fois-là du mal à s’encrer. Dans ce cas, on peut « forcer » un peu les choses dans les étapes de préparation. L’opération a si bien fonctionné qu’en plus d’obtenir le résultat souhaité, un des sept nains de Blanche-Neige issus d’une ancienne publicité a refait surface. L’artiste a trouvé ça amusant, et l’a finalement conservé pour le tirage définitif.

Il faut donc à chaque fois préparer la pierre pour la remettre à zéro ? Comment faites-vous ?

La première étape, c’est le grainage. On ponce la pierre pour effacer l’ancien dessin. On crée une nouvelle surface prête à accueillir un nouveau projet. Ensuite, on prépare le dessin avec un acide composé de gomme arabique et de quelques gouttes d’acide nitrique pour fixer le dessin et rendre les parties non dessinées hydrophiles et les parties dessinées oléophiles. La préparation de la pierre est une opération très délicate car c’est là que la qualité de l’encrage est en jeu : si on prépare avec un acide trop fort, on va détruire les finesses et si au contraire l’acide est trop léger, les subtilités vont monter en aplat et on perd toutes les nuances. C’est très intuitif aussi, il faut observer le dessin, le sentir, voir quel type d’acide on va mettre sur telle zone, un autre type sur une autre, on prépare parfois au pinceau. C’est une opération qui fiche un peu le trac à chaque fois !

Y a-t-il des moments pour toi dans la journée qui sont plus propices à ce type d’opération délicate ?

Pas vraiment, il ne faut pas avoir fait la fête la veille ! En fait, c’est un geste presque quotidien mais c’est une sacrée responsabilité quand même parce que tu peux facilement abîmer l’œuvre de l’artiste. Pendant que l’artiste dessine, l’affaire est entre ses mains. Et puis ensuite, il me passe le relais et c’est moi qui ai la responsabilité d’honorer ce qu’il a transmis sur la pierre.

Comment les projets sont-ils financés ?

Je fonctionne presque toujours de manière autonome. Lorsqu’une édition est terminée et se vend, cela permet de mettre en place un nouveau projet et ainsi de suite. Pour certaines éditions de grande envergure, cela demande une préparation plus approfondie, en matière de financement notamment. Des collaborations ponctuelles ou des demandes de subsides sont alors bien précieuses.

C’est l’artiste à chaque fois qui vous paye ?

Cela dépend. S’il s’agit d’une commande de leur part, oui. Si je suis éditeur du projet, nous mettons en place un système de rétribution. En pourcentage sur les ventes, en exemplaires laissés à l’artiste par exemple…

Est-il possible d’acquérir des estampes de votre atelier ?

Certainement, elles sont disponibles, sur place ou via le site www.brunorobbe.com

Il n’est pas encore tout à fait exhaustif mais il donne un bon aperçu des artistes avec qui nous travaillons. Les éditions sont également présentées au cours d’expositions ponctuelles, lors de salons spécialisés comme le MAD à Paris ou Artist Print à Bruxelles, auxquels je participe depuis quelques années. Je ne souhaite toutefois pas « fonctionner » comme une galerie mais continuer à organiser des rencontres ponctuelles où les expositions, les conférences, la musique, la poésie, pourront exister.

Combien d’expositions par an avez-vous l’ambition d’organiser ?

Les expositions à l’atelier sont organisées suivant le rythme des parutions ou à partir d’œuvres choisies dans les collections. Elles devraient se construire au rythme de 3 ou 4 par an. Des accrochages assez longs occuperont les murs de l’atelier et de l’espace dédié aux expositions. L’idée est de présenter les œuvres dans leur contexte de création avant qu’elles ne prennent leur envol vers des lieux plus dédiés comme les galeries, les musées ou les collections particulières. Je me suis en effet rendu compte lors des visites de l’atelier que le public comprenait davantage l’œuvre en la découvrant dans son contexte de création. On comprend qu’il s’agit bien d’une création à part entière et non d’une simple reproduction. Qu’il s’agit d’une véritable aventure lorsque l’artiste vient à l’atelier en vue de créer une estampe. Il ne s’agit pas d’une simple exécution technique mais bien d’une démarche créative à partir d’outils singuliers. Il me semble bien sûr également important de présenter les éditions hors des murs de l’atelier. J’aime notamment répondre à des invitations qui ne sont pas spécialement liées au monde de l’image imprimée. Comme lors de la triennale Intersection à Tournai de l’année passée où les éditions étaient représentées dans un magnifique bâtiment art déco de l’architecte Lacoste et aussi dans l’espace urbain avec des drapeaux d’artistes installés en nombre le long des berges de l’Escaut. Pour les dix ans des éditions, le Centre de la Gravure à La Louvière m’avait confié l’intégralité de ses espaces et j’en garde un souvenir formidable. Certains artistes avaient établi un lien avec les travaux imprimés en proposant des installations, des projections vidéo et des performances. Cette transversalité donne un souffle à l’image imprimée. Nous approchons à présent des 25 ans des Éditions Bruno Robbe. J’aimerais beaucoup, dans un futur proche, concevoir une exposition d’une telle ampleur.

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