LA VOIX DES EXPERTS #6
Rencontre avec Rahim Samii, avocat et président de l’asbl Conservamus
Dans le cadre de la 6e édition de notre newsletter, nous avons eu l’immense plaisir de rencontrer Rahim Samii, avocat et président de Conservamus. Depuis 2007, cette asbl mène un combat époustouflant pour la restauration et la rénovation du Conservatoire royal de Bruxelles, trop longuement délaissé en raison d’un flou administratif autour de la propriété du bâtiment. Chez Retrace, il nous tenait à cœur de mettre à l’honneur le rôle crucial joué par le secteur associatif dans la préservation du patrimoine.
Rt : Rahim, pouvez-vous nous en dire plus sur votre parcours avant la naissance de Conservamus ?
RS : J’ai fait des études de droit et j’ai naturellement commencé à exercer comme avocat. Par ailleurs, j’avais une sensibilité musicale très ancrée. Très vite, j’ai commencé à travailler sur des dossiers liés aux bâtiments protégés, à l’aménagement du territoire. J’ai toujours eu une affection particulière pour les beaux bâtiments. J’ai toujours aimé l’architecture et l’histoire.
Quand j’ai commencé comme stagiaire, mon premier maître de stage me permettait d’utiliser sa carte de membre patron des Beaux-Arts pour aller aux concerts à ses frais. Je lui en suis encore reconnaissant. C’est comme ça que je suis rentré pour la première fois dans la salle de concert du Conservatoire. J’ai eu le coup de foudre pour cette salle et son style un peu chargé de la fin du 19e siècle, éclectique avec des relents néoclassiques. Je la trouvais très belle. Pourtant, déjà à l’époque, elle tombait en lambeaux. On était alors en 2004.
Je me suis rapidement posé des questions. J’avais des contacts réguliers avec ce maître de stage, Jean-Pierre de Bandt. Je ne travaillais plus avec lui mais on se voyait régulièrement. Il s’était investi personnellement dans beaucoup de causes, notamment les Beaux-Arts, la Société philharmonique et la Chapelle Musicale Reine Élisabeth. Il était impliqué mais discret. Il m’avait ainsi parlé du Conservatoire de musique en m’expliquant qu’il y avait là un problème à la belge : pas très compliqué et d’apparence insoluble.
Il avait réuni des industriels en leur demandant de réunir des fonds pour rénover la salle de concert exclusivement. Il était moins impliqué dans les activités d’enseignement. Il avait trouvé des partenaires très généreux qui étaient prêts à financer la restauration de la salle et lorsqu’en 2000, ils avaient rencontré ensemble l’équipe du Ministère des finances (la Régie des bâtiments dépend du Ministre des Finances), le Ministre leur avait répondu qu’il ne savait pas qui était le propriétaire du site et que c’était donc une affaire compliquée.
Rt : À ce moment-là, l’asbl Conservamus n’était pas encore constituée ?
RS : Non, pas encore. Cette démarche était une initiative personnelle de sa part qui était restée lettre morte. Le problème lui semblait trop compliqué et il avait déjà beaucoup de travail au Palais des Beaux-Arts. Il avait donc mis tous les plans qui avaient été dressés dans une boîte et l’avait refermée. Quand je lui en ai reparlé quelques années plus tard, vers 2003-2004, il m’a encouragé à reprendre le dossier. Il m’a dit qu’il pouvait prendre les rendez-vous mais que c’était à moi de faire le boulot. C’est ainsi que l’on a commencé.
Pendant les premières années, le noyau dur, l’âme de l’association, s’est constitué. Il y avait plusieurs personnes, dont au premier chef, le fils de Jean-Pierre, Pierre de Bandt. Il y avait aussi Stéphane Guilliams et Luc Mathay qui travaillaient au Conservatoire et qui voyaient le monde politique comme une grande nébuleuse, très éloignée de leur quotidien.
Le travail des premières années a constitué à identifier qui avait son mot à dire. En pratique, il y avait le Ministre francophone de l’enseignement supérieur, le Ministre francophone de l’infrastructure de l’enseignement supérieur (ce ne sont pas les mêmes !), le Ministre régional lié au patrimoine, le Ministre fédéral lié à la recherche (en raison de la subvention de la bibliothèque), le Ministre fédéral des finances pour la Régie des bâtiments, le Ministre flamand de l’enseignement, le CA de la haute école flamande Erasmushogeschool qui chapeautait le Conservatoire flamand et évidemment, le Bourgmestre de la Ville de Bruxelles. On avait cet ensemble de mandataires politiques qui devaient, chacun avec leur majorité, être d’accord. Chaque autorité était en mesure de s’opposer à un projet de rénovation.
Le fait d’avoir tellement d’interlocuteurs différents nous forçait à avoir un discours précis et défendable. Le sujet n’était pas évident car la première question était de savoir si cela avait du sens de garder une infrastructure commune pour de l’enseignement supérieur francophone et néerlandophone. Puis, était-ce pertinent de maintenir les Conservatoires à Bruxelles, au centre-ville ? Est-ce que c’était pertinent de continuer à les accueillir dans un bâtiment classé ? Est-ce que c’était pertinent de les combiner avec la salle de concert ? Le Conservatoire n’est en effet pas un organisateur de concerts.
Rt : La réflexion a donc dépassé la seule question de la rénovation de la bâtisse.
RS : La question numéro 1 était : les Conservatoires doivent-ils rester ou partir ? S’ils partent, alors cela devient simple : on crée des bureaux, on rénove une salle de concert et on trouve un partenariat avec une institution culturelle. Mais dès l’instant où les Conservatoires restaient, la question devenait plus complexe et incluait une sous-question importante : qui peut payer ?
Peu de temps avant, il y avait eu le vif débat autour de la gestion de Flagey. Des privés avaient racheté et sauvé le bâtiment et en avaient fait un pôle culturel, d’abord privé puis subsidié. Aujourd’hui, on sait que Flagey est un succès incroyable avec ses 400 événements par an mais au début, c’était compliqué. Pour les Flamands, la question essentielle à se poser était de savoir si cela valait la peine d’investir à Bruxelles ? Toutes ces questions étaient légitimes.
C’était intéressant car on devait rencontrer tous les bords politiques différents et la relation à la culture, à l’éducation, au patrimoine et à la ville n’est pas la même pour tout le monde. Quand je proposais que notre association rachète le bâtiment et le mette à disposition, cela heurtait les convictions profondes de certains politiciens ; pour eux, c’était public et c’était la mission de l’État. D’autres étaient très à l’aise à l’idée d’un partenariat avec le privé. Le challenge était de mettre tout le monde d’accord.
Rt : Étiez-vous obligé d’obtenir l’unanimité ?
RS : Oui. Un seul des intervenants aurait pu bloquer le projet. Et la complexité institutionnelle de l’époque était accrue par les calendriers des élections qui n’étaient pas synchronisés, contrairement à aujourd’hui. En période pré-électorale, les politiques ne peuvent en effet pas adopter de grande décision. On devait négocier avec l’un puis s’arrêter pendant un an, négocier avec l’autre… Puis, on a eu la période sans gouvernement fédéral : aucune décision n’était alors possible au niveau de la Régie des bâtiments. On a dû recommencer le travail de nombreuses fois.
Il ne fallait pas se décourager et toujours s’adapter au discours et aux besoins des gens que l’on rencontrait. À force d’enfoncer le clou, de répéter que c’était indispensable, que c’était une honte d’accueillir des étudiants dans des conditions si dramatiques, le sujet est devenu presqu’évident.
Rt : Pensez-vous les avoir eus à l’usure ?
RS : Disons que sur le principe, nous n’avons jamais rencontré de réelle opposition. En revanche, l’ampleur du chantier nécessitait un engagement substantiel difficile à consentir. À un moment, le dossier était devenu tellement ancien que lorsque des responsables étaient nommés à des postes dans des cabinets ministériels, le dossier existait déjà.
La question était alors devenue « comment le faire ? » plutôt que « va-t-on le faire ? »
Rt : Au sein du Conservatoire, qui a été à vos côtés dès le début ?
RS : Tout le monde ! Tout d’abord les deux directeurs, pour le Conservatoire flamand et pour le Conservatoire francophone. Ils ont toujours été à bord tous les deux, et dès le départ. D’ailleurs, le directeur francophone qui a récemment pris sa retraite a accepté de rester au board parce que le projet lui tient à cœur.
On avait également une voisine avocate et musicienne qui s’appelle Lucie Lambrecht. Il y avait des employés du Conservatoire dont Stefaan Guilliams, Luc Mathay. Nous avions aussi autour de la table Pierre de Bandt, le fils de mon maître de stage et brillant avocat, ainsi que d’autres amis intéressés.
Nous réunissons aujourd’hui Nicolas Goffin, banquier, Olivier Pierre-Louveaux, qui travaille aux Nations Unies, Bernard Fierens-Gevaert, l’arrière-petit-fils d’un des premiers directeurs du Conservatoire, Sarah Vermeulen, la fille d’un professeur, qui est une professionnelle de la communication, et mon vice-président David D'Hooghe, le fils du musicien Camille D'Hooghe, actuellement juge (« conseiller ») au Conseil d’État.
En somme, c’est une association bilingue de technocrates, de personnes habituées aux négociations juridico-politiques, qui sont à l’aise là-dedans et veulent offrir leur compétence au service des deux Conservatoires.
Rt : Vous parlez de musiciens et de leurs proches. Quelle est la réputation du Conservatoire de Bruxelles à l’échelle internationale ?
RS : Le Conservatoire de Bruxelles est très ancien. Il remonte à 1830 et à la création de la Belgique. Sous Léopold II et la direction de François-Auguste Gevaert, le Roi avait décidé d’avoir le meilleur conservatoire du monde. La culture faisait en effet partie du rayonnement d’un pays et la musique était un élément clef de ce rayonnement. Que fallait-il donc avoir ? Un bon enseignement et une belle salle de concert pour recevoir des grands talents et un public. Les moyens avaient été mis pour l’infrastructure afin de convaincre les meilleurs professeurs de l’époque de venir. C’est également pour cette raison que l’on a réuni la belle collection qui constitue aujourd’hui le Musée des instruments de musique.
L’histoire du Conservatoire est aussi intrinsèquement liée à la création du concours Eugène Ysaÿe, devenu le Concours Reine Elisabeth dans les années 1930. L’idée était toujours d’assurer le rayonnement international culturel de la Belgique et de l’Europe.
Dans toute l’histoire du Conservatoire de Bruxelles, on retrouve des compositeurs et musiciens devenus célèbres, de genres très différents : Arthur Grumiaux, Joseph Jongen, Eugène Ysaÿe, André Rieu, Lorenzo Gatto. Il parait que Lara Fabian a étudié le chant ici. Encore aujourd’hui, la réputation de la qualité de l’enseignement est telle que l’on a 50 nationalités représentées. Cela signifie que l’on entend parler de la qualité de l’enseignement et non pas de la vétusté des bâtiments.
La salle de concert représente aussi un attrait très important. Pour les récitals, c’était une des meilleures. Encore aujourd’hui, on considère qu’elle est très bonne… sauf que l’on entend le tram ! Les enregistrements sont donc réalisés la nuit. L’objectif de la rénovation est que l’on n’entende plus le tram. Pourquoi l’acoustique de cette salle est-elle considérée comme excellente ? Lorsqu’un petit groupe de musiciens joue sur scène, peu importe où vous êtes installés dans la salle, vous avez un sentiment d’intimité avec les musiciens. On entend très bien la respiration du musicien. On entend l’instrument vibrer, craquer. La sonorité est pure et directe. Cela crée une proximité inédite avec les musiciens qui est très émouvante. C’est ce que le public vient chercher, ce moment de communion que la salle de concert peut offrir. Et finalement on peut quand même y mettre plus de 600 personnes !
Rt : Les professeurs viennent-ils de tous horizons ?
RS : Quelques-uns sont issus du Conservatoire mais oui, ils sont globalement de tous horizons. D’ailleurs, ils ne sont pas professeurs à plein temps ici. Souvent, ces sont des musiciens qui dans leur programme s’organisent pour donner un cours ici. Certains sont à la Chapelle musicale.
Un des projets de Conservamus est de développer l’activité masterclass afin de faire venir des professeurs de l’étranger. Il y aura une résidence d’artiste rue aux Laines, prévue pour ces masterclass.
Je pense que c’est là tout le sens de garder les deux Conservatoires, francophone et flamand, ensemble ici. Ils ne voulaient pas se séparer. Ils ont bien eu raison ! On peut tout à fait s’entendre et mener des projets communs ! Certes, chacun a son propre financement, ce qui rajoute une complexité mais ça n’a finalement pas été un problème. Chacun contribue à part égale dans le résultat final, avec l’association qui a joué le rôle d’étincelle.
Rt : Le premier projet de rénovation de la bâtisse a concerné les châssis moulurés anciens. Pouvez-vous nous en parler ?
RS : C’est une histoire assez amusante. L’association a été constituée en 2007. Très vite, en étudiant le dossier, on a appris que la Commission royale des monuments, sites et fouilles se montrait très inquiète car la Régie des bâtiments ne parvenait pas à assurer l’entretien des menuiseries extérieures. Depuis les années 60, ils n’avaient plus été correctement repeints. Or, tout le site est classé, intérieur et extérieur. Les Monuments et Sites ont donc dressé plusieurs procès-verbaux d’infraction urbanistique à l’encontre de la Régie des bâtiments pour défaut d’entretien de bâtiments classés. Ils n’ont toutefois pas été jusqu’à prendre des mesures coercitives, leur objectif étant de forcer une décision pour les entretenir.
Lorsque la préparation du projet de rénovation a commencé, des réunions pléthoriques ont eu lieu avec des représentants de toutes les parties intervenantes. À ce moment-là, on n’avait pas encore trouvé la solution de la société commune avec les communautés et le fédéral ; la Régie des bâtiments était donc encore propriétaire par défaut. Lors d’une réunion, on a discuté du budget et vers la fin de la rencontre, un des représentants des Monuments et Sites se tourne vers la Régie des bâtiments en disant : « Qu’allez-vous faire avec nos châssis ? On est au 3e PV. » Invité comme observateur, je lève alors le doigt et je propose : « Nous, on pourrait faire quelque chose ». On me regarde avec un air circonspect signifiant : « Vous pouvez le faire mais c’est compliqué… »
Au fil des ans, on avait reçu des dons grâce aux concerts organisés. Nous ne dépensions qu’avec parcimonie et avions un compte épargne considérable réservé pour les futurs travaux. Je reviens donc au CA et propose qu’on utilise cet argent pour rénover les châssis. Nous nous posons la question : cela a-t-il du sens de rénover les fenêtres alors que l’on n’a pas fait le reste du bâtiment ? Je propose d’aller de l’avant. Je téléphone à un ami impliqué au Palais Stoclet et lui demande de me recommander le meilleur architecte spécialisé en restauration de fenêtres en Belgique. Il me recommande Olivier Courtens. Je lui ai demandé la même chose pour les menuisiers et les peintres, et je monte mon dossier. Finalement, comme notre association fonctionne uniquement avec des dons privés, nous étions très libres. Notre seule contrainte était que notre travail devait se montrer irréprochable puisque l’on touche à du patrimoine exceptionnel. En quelques mois, le dossier était complet incluant un plan par fenêtre (121 au total !) et par porte (6). Pour chaque plan, le dossier reprenait un détail de ce qui était gardé, remplacé, du type de peintre, de permis…
Finalement, tout s’est passé très vite et très bien. Les travaux ont été réceptionnés et la division du patrimoine culturel des Monuments et Sites nous a cités comme exemple de restauration exemplaire de châssis.
C’était également intéressant d’un point de vue technique. Il a fallu aller au bout des choses : rechercher un mastic spécifique qui ne soit pas mordant pour le bois, idem pour le type de vernis, pour la manière de décaper… L’administration voulait que le travail soit fait à la main plutôt qu’à la machine afin de garder visible la veine du bois et de faire ressortir la couleur de ce chêne qui a presque 150 ans.
Rappelons qu’il en va du plus grand ensemble de châssis sculptés du pays. Personne ne le remarque, il faut un travail d’information important. Moi-même qui trainais ici depuis longtemps, ma première réaction avait été de dire : « on va changer et mettre des châssis neufs. » Et on a réellement essayé de le faire, en faisant réaliser un châssis de test pour tenter de convaincre l’administration. L’administration nous a recalés sur tous les projets. Et nous les avons écoutés. Et ils avaient bien raison !
Rt : Avez-vous trouvé facilement les artisans pour travailler sur ces châssis anciens ?
RS : C’est ça qui est merveilleux en Belgique. Nous avons finalement énormément d’artisans… qui ne sont pas toujours appréciés à leur juste valeur ! Souvent, ils doivent dire : « J’ai fait les compagnons, le tour en France ».
Je ne comprends pas. Pour la Chapelle de Brou en Bourgogne, le sommet du gothique flamboyant, c’étaient des ouvriers flamands que Marguerite d’Autriche avait fait venir car c’était les meilleurs d’Europe ! J’ai la conviction que cette culture de l’artisanat, en Belgique, n’est jamais partie. À toutes les époques ! On ne les valorise pas suffisamment.
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Rt : Cette opération de rénovation des châssis a été menée à bien administrativement, techniquement et financièrement en somme.
RS : Tout à fait. On avait lancé une opération de fundraising auprès de nos membres. La communauté avait tout de suite répondu à l’appel et on avait pu lever les 300.000 euros qui nous manquaient. C’était un projet important qui s’élevait à près d’un million d’euros. C’était essentiel car c’est aussi ce qui a permis de rassurer nos interlocuteurs politiques. Ils voulaient s’assurer que notre association d’intéressés au patrimoine prenait la mesure du projet. Et c’est vrai que je n’aurais jamais cru qu’un projet de restauration de fenêtres puisse être si lourd en termes financiers et de travail administratif.
Le fait que l’on ait pu mener à bien ce chantier sans qu’il n’y ait le moindre problème, ni technique ni financier, nous a donné une crédibilité. Cela a facilité les négociations qui ont suivi et qui concernaient l’ensemble de la bâtisse.
Maintenant dans le tour de table, nous avons pour mission de trouver un peu d’argent privé. Nous sommes actuellement à 50% de nos objectifs. J’ai encore 3 ans pour atteindre les objectifs, nous sommes donc dans un délai confortable.
Rt : La question de la propriété du bâtiment a-t-elle finalement été résolue avant de lancer ce vaste projet de rénovation ?
RS : Oui. Une société a été constituée pour devenir propriétaire du site. Elle est détenue par l’État fédéral et par les deux communautés. Cette société dispose d’une direction organisée, autonome. Cela signifie que l’on bénéficie d’un interlocuteur unique maintenant, à savoir le directeur de cette société.
À trois, l’État et les communautés ont donné un mandat à Beliris qui est en charge du site jusqu’à la fin des travaux. Beliris assure la compétence technique et a conduit un marché public européen pour désigner les architectes.
Rt : Qui sont les architectes désignés pour ce vaste projet de rénovation ?
RS : Ce sont trois bureaux qui travaillent ensemble. Le bureau Origin est assez connu car ils avaient suivi la restauration de la Monnaie, A2RC connu pour ses compétences techniques et d’accompagnement de grand chantier, et enfin le bureau FVWW qui a une excellente réputation en matière de compréhension fonctionnelle des bâtiments et je dois dire qu’ils ont apporté une vision pro-utilisateur extraordinaire.
FVWW est anversois, les deux autres bureaux sont bruxellois. Nous avons reçu des candidatures de 12 ou 13 équipes de toute l’Europe, toujours avec un architecte belge associé. C’était très intéressant. À chaque fois, ils devaient présenter une esquisse, donner leur concept et expliquer comment ils comptaient traiter le patrimoine. Finalement, dans tout le processus, c’est le respect du patrimoine qui a été prépondérant.
Conservamus était observateur. Quelque part, l’association assure toujours le rôle de relais des occupants des deux Conservatoires vis-à-vis de l’administration, notamment quand des questions techniques sont adressées aux directeurs : par exemple, de combien de salles de cours, de salles d’enregistrement ont-ils besoin ? Si eux n’avaient pas de budget pour solliciter l’aide d’ingénieurs, d’architectes ou de techniciens quelconques pour répondre à ces questions, l’association leur offrait les services de ces techniciens. Pour pouvoir bien défendre les besoins des étudiants et de la salle de concert, c’était vraiment très important. Cela permettait d’assurer la réussite du projet. C’était quelque part une aide ponctuelle que Conservamus a pu apporter mais qui était très importante pour eux.
Rt : Comment les travaux vont-ils se dérouler concrètement ?
RS : Avant tout, ça va être magnifique ! On va retrouver un niveau de qualité d’utilisation formidable et du point de vue esthétique, ça va être époustouflant.
Les Conservatoires occupent le site jusqu’au 30 juin 2024. Le dernier concert aura lieu le 14 juin. Durant l’été, on fait les premiers nettoyages. Le désamiantage de la bibliothèque va commencer en septembre. Au printemps 2025, on sera parti pour 2 ans et demi de travaux à peu près. On a presque une année de zone tampon pour les dépassements. J’espère que les Conservatoires pourront réintégrer le site en 2028. La date ultime de rentrée sur le site est septembre 2029 mais on espère que dans l’intervalle on aura déjà pu reprendre possession du site.
Ce seront probablement plusieurs chantiers simultanés orchestrés par un même entrepreneur général, au sein d’un seul contrat. À la rue aux Laines, il y aura une restauration artisanale des bâtiments que l’on protège. Même chose pour les bâtiments de la rue de la Régence. Je pense que la salle de concert fera l’objet d’un chantier spécifique qui sera conduit de manière autonome. On va notamment devoir démonter une partie du toit et refaire une double structure en acier pour la charpente. Il s’agit d’une demande des pompiers pour la protection contre l’incendie. Nous verrons également la démolition de l’ancienne bibliothèque des années 60 et sa reconstruction. Là, ce seront des ouvriers de nouvelles constructions et non pas des artisans car il s’agira d’un bâtiment neuf. Ce ne sera pas la même équipe.
Quand nous reprenons l’histoire du site, le bâtiment de la Régence était érigé entouré de maisons particulières. Le Conservatoire grandissant, il a commencé à phagocyter les maisons voisines. On a au total 7 maisons, 5 sur la rue aux Laines et 2 sur le Petit Sablon, qui se sont jointes au complexe. Cela n’avait pas été pensé comme un ensemble cohérent. De même, pour encore gagner de l’espace dans le bâtiment principal, avec le temps, on a obturé beaucoup de passages, de patios, de puits de lumière. Résultat ? Nous nous retrouvons aujourd’hui avec un site assez fermé dans lequel l’on circule mal. Dans le hall d’entrée, le visiteur arrive presque face à un mur qui est cette grande cage d’escalier. Le visiteur n’appréhende pas du tout la taille du site. L’idée aujourd’hui, c’est de rouvrir l’espace et de créer dans ce hall d’entrée un point central lumineux grâce auquel l’utilisateur comprend ce qui se passe dans le bâtiment. Un couloir mènera vers la grande salle de concert, un autre vers une petite salle de concert que l’on va créer, un autre vers la bibliothèque, vers les salles de cours etc. Cela, c’est pour les utilisateurs, mais ce que les architectes voulaient surtout recréer, c’était un passage pour les visiteurs. Vous retrouvez deux grandes portes cochères sur la rue aux Laines : la plus à droite sera ouverte pendant la journée, donnera accès à une cafeteria et se complètera d’un passage à travers les jardins qui conduira le promeneur à travers ce hall d’entrée du bâtiment jusqu’à la rue de la Régence. Actuellement, le bâtiment avec ses grandes grilles est austère et peu accueillant pour le public et l’idée est de renverser cela. Il s’agira d’un réaménagement visuel et fonctionnel.
Rt : L’idée de rendre les bâtiments du Conservatoire accessibles au public est donc prépondérante ?
RS : Oui, et ce dès la phase de travaux. Nous souhaitons organiser des collaborations avec les écoles secondaires techniques pour que les apprentis artisans puissent venir voir le travail des ouvriers à l’œuvre. On voudrait faire cela pendant tout le chantier, en ce compris pour la salle de concert. Il y aura tout le travail des peintres, des doreurs etc.
Pour l’aspect patrimonial, nous avons pensé à des collaborations avec la Fondation Roi Baudouin pour exposer des œuvres d’art qui sont en dépôt chez elle, toujours dans l’idée d’ouvrir au public au maximum. L’objectif est qu’un maximum de monde les voit.
Et on placera probablement des sculptures contemporaines dans les jardins. Il y aura cinq jardins au total, toujours dans cette idée de faire participer le public pour que ce bâtiment profite au plus grand nombre. Qu’il ne soit pas fermé comme aujourd’hui, tous les soirs, tous les week-ends, tout l’été. Qu’il soit ouvert.
Rt : Les riverains ont-ils été inclus dans la réflexion pour le projet de rénovation ? Un comité s’était-il constitué ?
RS : Non, ce sont plutôt des riverains qui se sont manifestés durant la procédure pour délivrer le permis. La procédure prévoyait d’informer les riverains, de leur permettre de faire part de leurs objections éventuelles, ou au contraire de leur satisfaction. À cette occasion-là, certains riverains se sont manifestés pour dire qu’ils étaient inquiets des questions de circulation. On a eu des lettres positives aussi !
Globalement, les objections des riverains étaient légitimes. L’une d’entre elles touchait à une question philosophique sur la restauration du patrimoine. Il y a un bâtiment qui abrite la jonction entre la rue aux Laines et l’arrière de la salle de concert ; on l’utilise pour amener les pianos. De ce bâtiment, il ne reste aujourd’hui plus que deux murs extérieurs et un toit modifié au 19e siècle et l’intérieur a été bétonné au début des années 60. Lors du programme de rénovation, il fallait absolument revoir l’accès à l’arrière de la salle de concert car l’entrée n’est pas appropriée aux pianos, et pour pouvoir rendre les lieux accessibles, il faut démolir le bâtiment.
De manière philosophique, le parti des architectes avait été de dire : on ne fait pas de « faux vieux ». Si on démolit, on refait un bâtiment neuf qui va s’intégrer dans l’ensemble. Concrètement, cela voulait dire pour les riverains qu’ils n’auraient plus le même paysage autour d’eux ; aujourd’hui, ils ont une vue sur d’anciens toits bruxellois en tuiles alors qu’après les rénovations, ils allaient voir un toit plat contemporain probablement de couleur claire. Ils ont ainsi dit : « On comprend votre raisonnement mais très franchement, c’est triste. Aujourd’hui, quand on va à l’arrière de notre maison, on a l’impression d’être hors du temps et là, ce sera terminé... »
Les architectes ont proposé un compromis intellectuel : on va déconstruire au minimum et reconstruire le bâtiment reprenant un toit en tuiles à l’ancienne qui respecte le gabarit et la forme du bâtiment ancien mais ces tuiles seront vernissées, plutôt contemporaines, et montreront de l’extérieur que le bâtiment est neuf.
Les autres questions des riverains étaient plutôt de l’ordre de l’organisation : le parking, le bruit… Ce que l’on a pu faire, nous, c’était aller rencontrer des gestionnaires de parkings commerciaux et négocier un abonnement particulier pour les riverains pendant les chantiers, ce que nous avons obtenu. Ils ont tout de suite dit oui au mécénat.
Rt : Que vont devenir les étudiants pendant les travaux ?
RS : Les 1300 étudiants vont être répartis sur plusieurs sites (quartiers des abattoirs de Cureghem, près de la Grand’Place également...) Le challenge va être de retrouver une salle de concert.
Rt : Comment communiquez-vous auprès des futurs étudiants par rapport au chantier de rénovation?
RS : Ce qui convainc les étudiants de venir s’inscrire, c’est le corps professoral et celui-ci ne changera pas. On dit aussi que c’est un Conservatoire important en terme de taille et qui a des relais internationaux importants. Mais c’est vrai que l’on s’attend à ce que le Conservatoire soit un peu moins attirant pendant un an ou deux.
D’ici deux ans, une fois que le chantier aura commencé, les étudiants qui commenceront leur cursus sauront qu’ils termineront dans un conservatoire rénové et ceux-là sauront qu’ils termineront dans un des plus remarquables d’Europe.
Rt : Le projet de Conservamus a-t-il influencé votre manière d’exercer votre métier d’avocat ?
RS : Oui. D’abord, parce que cela m’a appris énormément. Les exigences du patrimoine ne sont pas faciles à comprendre lorsque l’on arrive de l’extérieur. Aujourd’hui, je conseille beaucoup de développeurs, de promoteurs et c’est sûr que lorsque l’on raisonne d’abord avec des faisabilités et un plan financier et qu’on ne raisonne qu’avec une approche superficielle esthétique, on passe à côté de la substance même du patrimoine. J’étais souvent confronté à des fonctionnaires qui expliquaient cela mais un peu dans le vide. Ils n’étaient pas entendus. Avec l’expérience, j’ai pu évoluer. Je peux mieux expliquer cela aux promoteurs : « Ne passez pas à côté ». Lorsque l’on trouve du sens, on peut convaincre plus facilement.
L’histoire des châssis est très représentative. Les Monuments et Sites y tenaient énormément. Ma première réaction avait été : « Ils sont très vieux, aujourd’hui on a des menuisiers incroyables. On va faire des châssis neufs, ultra-performants et on va leur demander d’apposer dessus une moulure pour reprendre le style du châssis d’avant. » Les Monuments et Sites ont résisté : « Vous n’avez pas compris. C’était ces fameuses grandes fenêtres de l’époque, en verre étiré. C’est le témoin du progrès scientifique que l’on voulait montrer à la fin du 19e siècle. Ce bois a séché 10 ans avant d’être sorti pour être utilisé. Ce chêne est encore magnifique, on ne peut pas s’en débarrasser. Ce sont des témoins du passé et du savoir-faire. »
Rt : Combien de temps consacrez-vous chaque mois à Conservamus ?
RS : Je consacre 4 journées par mois à Conservamus. C’est bénévole, il faut faire bouillir la marmite à côté mais j’aurais pu y consacrer une vie. Ou deux ! Il y a tellement de choses à faire et maintenant, nous sommes preneurs de toutes les bonnes volontés.
Depuis qu’il ne s’agit plus de résoudre un problème mais plutôt de faire fructifier un projet, toute l’énergie qu’on y met est récompensée. La perspective est très différente. Maintenant, Conservamus va avoir besoin de personnes qui ont une compétence culturelle plus élevée que la mienne donc on va essayer de trouver de l’aide auprès de musiciens et mélomanes.
Rt : Vous parlez de faire fructifier le projet. La mission de Conservamus évolue-t-elle ?
RS : La beauté de la chose, c’est que la mission de restauration arrive à son terme.
L’association est donc en train d’amorcer une mutation pour devenir une association culturelle de mélomanes et de personnes qui souhaitent assister les Conservatoires, en particulier pour le projet d’orchestre philharmonique. C’est le bébé qu’on va donner en héritage : cet orchestre n’existait pas.
Je pense que ce l’on peut apporter aux deux Conservatoires, ce sont des soutiens pour des programmes d’échanges internationaux : inviter des musiciens, des professeurs, ou encore faire tourner des instruments de grande qualité.
Actuellement, on met par écrit les perspectives futures. Jusqu’ici, on a tellement été rivés sur ces projets de travaux que maintenant que ceux-ci deviennent concrets, la question s’est posée de savoir si on mettait fin à l’association. C’était ce que l’on avait défini au départ : cette association avait vocation à disparaître le jour où le bâtiment était rénové.
Finalement, à la demande des Conservatoires, l’association va perdurer. De leur point de vue, l’association est un forum unique de coopération entre les deux structures qui permet de réaliser des projets qui les dépassent, des projets communs. On souhaite donner du sens au fait d’avoir investi pour garder les deux Conservatoires ensemble. On essaie de donner cette dimension supplémentaire qui résulte de leur coexistence et de les soutenir dans cette perspective-là. Cela fonctionne en fait de manière assez naturelle.
Rt : Avant de nous quitter, pouvez-vous nous parler de See you after the break ?
RS : Très important ! L’idée était d’organiser un cycle de 10 concerts pour cette dernière saison avant les travaux, des concerts variés pour renforcer la communauté des gens qui soutiennent ce projet de rénovation mais aussi pour montrer que l’on fait parfois des choses différentes.
On a eu un concert avec l’orchestre des étudiants qui était mené par une jeune cheffe vénézuélienne incroyable, Glass Marcano. Elle est venue jusqu’ici ; elle a dépoté le triple concerto de Beethoven et a démontré que l’on pouvait faire de la qualité tout en étant énergique. C’était extraordinaire.
Il y a eu plusieurs concerts en collaboration avec les solistes de la Chapelle musicale. Il y a eu un concert autour de pièces de Schuman en décembre avec des supports vidéo pour montrer que la musique, ce n’est pas qu’un instrument et de l’air, c’est aussi une expérience artistique immersive. Il y a un concert joué autour d’Eugène Ysaÿe, un aspect plus historique et assez unique. On va essayer de revoir l’histoire de cet homme à travers sa musique. Un concert de jazz et un de musique pop vont être organisés.
On terminera par un concert des Arts Florissants, un groupe très connu de musique baroque qui va faire un spectacle avec Erik Orsenna qui aura écrit le livret pour l’occasion. C’est un cadeau qu’ils nous font. Ce sera à la mi-juin.
Après le cycle, on va essayer de conserver des moments avec l’orchestre des étudiants pour signifier que le Conservatoire n’est pas fermé mais en dehors des murs du coup. On va trouver des lieux. Pour des petits ensembles, le Musée des instruments de musique a déjà accepté de recevoir des formations préparées par les Conservatoires par exemple.
Rt : Toutes les dates sont en ligne sur le site de l’asbl www.conservamus.be et sur www.seeyouafterthebreak.be. Encore toutes nos félicitations à vous et à tous les membres de Conservamus pour cet incroyable aboutissement !