L’affaire Navalny fait tanguer le rapprochement franco-russe

DÉCRYPTAGE -

Isabelle Lasserre

Le Figaro / International

17/07/2020

Et si l’empoisonnement de l’opposant russe Alexeï Navalny signait la «mort cérébrale» du rapprochement franco-russe opéré l’année dernière par Emmanuel Macron? Entre Moscou et Paris, l’ambiance est à nouveau glaciale.

Le sommet stratégique «2 + 2» qui devait réunir les ministres des Affaires étrangères et de la Défense des deux pays a été annulé. La visite à Moscou du président français, mise entre parenthèses. Et depuis que les analyses françaises ont confirmé à leur tour que Navalny a bien été empoisonné par le gaz neurotoxique militaire novichok, Emmanuel Macron a haussé le ton vis-à-vis du Kremlin. Jusque-là, il avait laissé son chef de la diplomatie s’exprimer, dans le cadre du G7 ou de l’UE. Mais lundi, il est sorti de sa réserve pour s’exprimer aussi fermement qu’Angela Merkel et exiger que « toute la lumière soit faite sur la tentative d’assassinat » de l’opposant russe. Il a demandé des comptes à Vladimir Poutine au téléphone, qui lui a sèchement opposé une fin de non-recevoir. À Paris comme à Berlin, l’affaire Navalny a provoqué, selon les mots d’un responsable français, «un effet de sidération».

En recevant Vladimir Poutine au cœur de l’été 2019 dans sa résidence de vacances du fort de Brégançon pour lui proposer un «reset», un redémarrage des relations, Emmanuel Macron pensait réussir là où ses prédécesseurs Nicolas Sarkozy et François Hollande avaient échoué, comme d’ailleurs l’ancien président américain Barack Obama. Mettant en avant le pragmatisme et le réalisme sur lesquels il a fondé son quinquennat, se faufilant dans un monde instable où les alliés traditionnels se défilent - les États-Unis et la Grande-Bretagne - et les compétiteurs se font menaçants - la Chine - il a opéré un rapprochement avec la Russie de Vladimir Poutine. L’Élysée s’est toujours défendu de toute «naïveté», affirmant que le nouveau «dialogue stratégique» n’était «ni un virage à 180 degrés ni un chèque en blanc». Paris n’a jamais pris ses distances avec les sanctions européennes contre la Russie et le président a toujours dit ouvertement ses désaccords à son homologue russe.

Mais Emmanuel Macron, qui ne croit pas aux sanctions et veut «parler à tout le monde», pense que la Russie est un pays incontournable pour construire la sécurité européenne commune. Comme il avait cru pouvoir influencer Donald Trump au début de son quinquennat, il espérait que la méthode douce ramènerait la Russie à des positions plus compatibles avec les politiques occidentales. À l’époque, l’initiative isolée de la France avait créé un profond malaise dans les pays d’Europe orientale, qui craignent toujours la menace russe.

«La méthode douce? Plutôt la méthode Coué !» résume un diplomate. Un an après l’initiative, le «réengagement stratégique» avec Moscou n’a produit aucun résultat. Le processus de «Normandie» sur l’Ukraine est en panne, les négociations enlisées. Les sanctions prises par l’Europe en 2018 après l’empoisonnement de l’ancien agent russe Sergueï Skripal au novichok en Angleterre n’ont pas empêché la Russie d’utiliser à nouveau cet agent neurotoxique militaire interdit pour tenter d’assassiner un opposant. Ni le tapis rouge, déroulé à Brégançon, ni l’aide française pour le retour de la Russie au Conseil de l’Europe n’ont arraché la moindre concession à Vladimir Poutine.

En Syrie, il n’a pas pu ou pas voulu influencer Bachar el-Assad et n’a pas contenu l’influence iranienne. Il n’a pas réussi à sauver l’accord sur le nucléaire iranien, le JCPOA, menacé par le retrait américain et par les violations du régime de Téhéran. «L’Occident a peu de leviers sur la politique étrangère russe. Les sanctions individuelles ennuient certaines personnes dans les élites, mais ne changent pas le comportement de Moscou. La politique russe est devenue assez hermétique depuis 2014. Elle consiste à influer le comportement des autres, à faire accepter ses positions et ses points de vue, tout en limitant les influences extérieures», explique Tatiana Kastoueva-Jean, spécialiste de la Russie à l’Ifri.

Alors que la Russie poursuit ses attaques contre l’ordre international, considérant la relation avec l’Occident comme un affrontement et un rapport de forces, beaucoup rappellent que l’échec de l’initiative française était «prévisible». «Au Kremlin, les concessions ou tentatives de dialogue sont vues comme un aveu de faiblesse. Vladimir Poutine ne prend pas les mains tendues», affirme Thorniké Gordadzé, ancien ministre géorgien et professeur à Sciences Po.

Malgré le brusque rappel à la réalité qu’a représenté l’empoisonnement de Navalny, Paris n’a pas pour autant l’intention de renoncer aussi vite à son rapprochement avec Moscou. En privé, certains acteurs de la politique russe de l’Élysée concèdent quelques erreurs de forme. «Nous avons eu tort de lancer l’initiative russe de Brégançon sans aller en Pologne ou dans les Pays baltes pour en parler avec nos partenaires orientaux avant», concède l’un d’eux. Mais sur le fond, Emmanuel Macron hésite à changer de braquet. Il considère toujours que Moscou reste un partenaire incontournable dans les crises internationales, notamment en Libye et en Iran. «La Russie estime que l’Occident restera toujours intéressé par les coopérations dans le domaine énergétique, au Moyen-Orient et dans le domaine de la stabilité stratégique, malgré la conjoncture politique», explique Tatiana Kastoueva-Jean.

Emmanuel Macron a d’ailleurs décidé d’appliquer la même méthode douce à la crise biélorusse, malgré les menaces d’intervention brandies par le Kremlin. «Avec la Biélorussie, nous voulons avant tout éviter la répétition du scénario ukrainien. Nous ne voulons pas tourner le dos à la Russie, pour éviter toute provocation de sa part. Sans pour autant fermer les yeux et tout en soutenant le mouvement démocratique», résume un haut diplomate. Reste que le grand écart d’Emmanuel Macron en Russie, qui consiste à renouer avec le Kremlin tout en étant le fédérateur d’une Europe divisée sur le sujet, est de plus en plus difficile à tenir. Ce sont les limites du «en même temps».


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