L’agonie de l’accord sur le nucléaire iranien


Isabelle Lasserre

Le Figaro

13/09/2022

RÉCIT -

C’est la morale de l’histoire: on arrête rarement par la diplomatie et les sanctions un pays qui veut à tout prix la bombe. Après dix-neuf ans d’efforts pour enrayer le programme nucléaire iranien, les Européens l’ont appris à leurs dépens. Leur déclaration commune, discrètement publiée pendant le week-end, sonne comme un aveu d’échec.

Tout ça pour ça. Des nuits blanches à ne plus compter, des semaines interminables à négocier des milliers de détails à Vienne, des bras de fer tendus et douloureux, des espoirs douchés puis ressuscités, des compromis ayant mené la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne aux «limites de (leur) flexibilité» et finalement un saut dans le vide. «Malheureusement, l’Iran a décidé de ne pas saisir cette opportunité décisive» regrettent les Européens dans leur déclaration. Par son silence devenu assourdissant, l’Iran a opposé une fin de non-recevoir aux Occidentaux. Désormais au seuil nucléaire, le pays considère apparemment qu’il n’a plus intérêt à réintégrer le JCPOA, même dans sa nouvelle version allégée.

Signé en 2015 entre Téhéran et les États-Unis, la Russie, la Chine, la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne, l’accord sur le nucléaire iranien n’a jamais été une panacée. Mais au moins permettait-il à la communauté internationale de gagner du temps. Une dizaine d’années. À défaut d’enrayer le programme nucléaire, le JCPOA, combiné aux sanctions économiques et aux actes de sabotage perpétrés contre les installations iraniennes, a contribué à le ralentir, à le limiter et à le surveiller. Jusqu’à ce que le retrait unilatéral des États-Unis en 2018, sous l’impulsion destructrice de Donald Trump, le vide brusquement de sa substance. Dans la foulée, les Iraniens ont commencé début 2019 à violer les dispositions de l’accord, les unes après les autres. De nouvelles centrifugeuses, plus modernes, ont été mises en service. Une nouvelle installation souterraine a été construite près du site d’enrichissement de Natanz. L’enrichissement de l’uranium, limité à 3 %, pour une utilisation civile, par le JCPOA, a été poussé à 20 puis à 60 %. Sachant que le processus d’enrichissement fonctionne de manière exponentielle, l’Iran touche désormais du doigt le taux de 90 %, celui qui permet de fabriquer une arme nucléaire. L’Iran dispose désormais de suffisamment de matière fissile pour pouvoir fabriquer une bombe en quelques semaines s’il le décidait. L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a découvert des traces d’uranium non justifiées dans trois installations non déclarées. Le programme iranien a en outre plongé dans la nuit depuis que Téhéran a débranché en 2021 les caméras de surveillance installées par la communauté internationale, la rendant ainsi aveugle.

L’arrivée de Joe Biden, qui voulait revenir dans le JCPOA et restaurer la parole américaine, devait tout changer. Les Européens, qui depuis la découverte du programme militaire clandestin de l’Iran en 2003, sont le pivot des négociations, ont joué les intermédiaires pendant seize mois entre les Américains et les Iraniens, qui ne se parlent pas directement, afin de mettre sur pied un nouvel accord, beaucoup moins ambitieux que celui de 2015. En août, ils ont mis sur la table une proposition «finale» qui prévoyait la neutralisation d’une partie des centrifugeuses, le transfert à l’étranger du trop-plein de matière fissile accumulé et le retour à un taux d’enrichissement autorisé de 3,67 %. Mais depuis, les Iraniens ont fait feu de tout bois pour justifier leur refus de signer le texte. Le sujet des gardiens de la révolution, les fameux Pasdarans, pilier du régime, dont les Iraniens exigeaient qu’ils soient retirés de la liste noire américaine des organisations terroristes, a fini par être résolu, Téhéran ayant accepté que le sujet soit discuté plus tard avec Washington. La demande iranienne d’un traité officiel, qui rendrait plus difficile un nouveau retrait américain, a aussi été éludée. Mais la dernière exigence des Iraniens - la fermeture de l’enquête de l’AIEA sur les traces d’uranium - a été refusée par les Occidentaux. Les États-Unis ont affirmé qu’ils n’étaient pas prêts à «un accord à n’importe quel prix». Le patron de l’agence onusienne, Rafael Grossi, s’inquiète quant à lui d’un développement des activités clandestines de l’Iran. Il a refusé de passer l’éponge.

Les signes de raidissement iranien s’étaient multipliés depuis le début du mois d’août, comme si Téhéran avait voulu torpiller l’accord sorti des négociations: la tentative d’assassinat à New York de Salman Rushdie et la découverte d’un projet d’assassinat contre John Bolton, l’ancien conseiller à la sécurité nationale de Donald Trump, par un membre des gardiens de la révolution. Le président ultranationaliste Ebrahim Raïssi, qui avait choisi un négociateur anti-accord pour le représenter à Vienne, a aussi prévenu qu’il refuserait de serrer la main de Joe Biden s’il le croisait à l’Assemblée générale de l’ONU à New York en septembre. Après des années de déni, le pouvoir iranien avait reconnu en juillet, par la voix d’un proche du guide suprême, que l’Iran était désormais capable de fabriquer une bombe nucléaire.

«Beaucoup ont cru que l’Iran avait besoin désespérément d’un accord en raison de sa mauvaise situation économique et des accords d’Abraham qui transforment le Moyen-Orient en créant une alliance de facto entre Israël et plusieurs de ses anciens ennemis arabes» note Bruno Tertrais dans une note pour l’Institut Montaigne. Mais la perspective des bénéfices économiques qu’engendrerait une levée des sanctions n’a pas changé le calcul stratégique de l’Iran. «La perception iranienne est sans doute différente, poursuit le directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). Le régime a survécu au rétablissement des sanctions, via des ventes de pétrole illégales aux pays d’Asie. Et depuis 2015 il a gagné du terrain au Moyen-Orient.» Le basculement progressif de l’économie globale de l’ouest vers l’est permet aux Iraniens, comme aux Russes d’ailleurs, de trouver des moyens d’échapper aux sanctions.

Le contexte géopolitique mondial explique en partie pourquoi les Occidentaux ont échoué si près du but. La guerre en Ukraine a fait diversion, elle est devenue la priorité numéro un à l’Ouest. Elle a aussi donné plus de marge de manœuvre aux Russes, qui font partie du JCPOA, mais se sont rapprochés des Iraniens depuis le début de la guerre. À plusieurs reprises, Moscou a pris en otage les discussions sur le nucléaire iranien. En 2003, les Iraniens avaient accepté de négocier sur leur programme nucléaire, car ils avaient eu peur de subir le même sort que l’Irak, envahi par les Américains. L’exemple de l’Ukraine, qui avait accepté en 1994 de se débarrasser de ses armes nucléaires en échange d’une protection et d’assurances sur sa souveraineté, a servi de piqûre de rappel: seuls les pays sans arme nucléaire sont attaqués… Accaparés par l’Ukraine ou par Taïwan pour les États-Unis, concentrés sur leurs propres faiblesses internes, les pays occidentaux regardent ailleurs. C’est en tout cas ce que pensent observer les autorités iraniennes. Elles ont d’ailleurs relevé qu’ils n’avaient guère condamné le passage à l’enrichissement à 60 %. Dans un monde à nouveau multipolaire, où les puissances révisionnistes avancent leurs pions et comblent les vides laissés par les Occidentaux, l’Iran est devenu une puissance régionale et entend le rester. À la «faiblesse» occidentale répond un durcissement iranien. Depuis la victoire d’Ebrahim Raïssi en juin 2021, les pragmatiques ont perdu en influence. Les gardiens de la révolution, qui contrôlent le programme nucléaire, ont au contraire vu la leur grandir.

Le nouvel accord n’aurait de toute façon pas mis un point final à la question nucléaire iranienne. Beaucoup moins ambitieux que le JCPOA de 2015, il était bordé de limites, notamment l’impossibilité d’effacer les connaissances acquises par les Iraniens. Il aurait été contesté par les Républicains au Sénat américain, voire totalement remis en cause en cas de retour de Donald Trump au pouvoir en 2024. En tout état de cause, il aurait été très difficile à appliquer. Mais pour les négociateurs européens, il s’agissait surtout «de gagner encore un peu de temps, un ou deux ans». «Mieux vaut un accord au rabais que pas d’accord du tout. Sans accord, c’est un plongeon dans l’inconnu» résume un diplomate français.

L’inconnu, ce sont les conséquences qu’aurait l’avènement d’un Iran, pays chiite, au statut nucléaire. Bruno Tertrais évoque un possible , «changement de calcul stratégique des acteurs clés dans la région». Les pays sunnites, notamment l’Arabie saoudite et la Turquie, pourraient à leur tour se lancer dans l’aventure nucléaire, relançant ainsi la prolifération au Moyen-Orient. La bombe encouragera aussi l’Iran dans ses ambitions régionales, via le soutien aux mouvements pro-iraniens dans la région. «Étant donné que la communauté internationale aura été incapable d’empêcher l’Iran d’acquérir l’arme nucléaire, l’ordre international sera bouleversé», poursuit Tertrais. Le sujet est crucial pour l’Europe, en raison de sa proximité géographique et parce qu’elle se bat «pour un ordre mondial avec des règles».

La balle est désormais en partie dans le camp des Israéliens, qui s’opposaient à la signature d’un nouvel accord. Jusque-là Israël avait réussi à retarder le programme iranien par une guerre de l’ombre faite de sabotages et d’assassinats ciblés. Mais ce n’est plus suffisant. «La Turquie et l’Arabie saoudite suivront si l’Iran se déclare et effectue un test nucléaire. Mais la ligne rouge des Israéliens se situe bien avant un test nucléaire: c’est quand on ne peut plus arrêter l’enrichissement iranien», prévient une source diplomatique. La question philosophique qui accompagnait les négociations du JCPOA en 2015 - La bombe iranienne ou le bombardement de l’Iran - est à nouveau d’une brûlante actualité. Mais Israël ne peut pas s’engager seule. «Il faudrait pouvoir frapper 4 000 cibles en une semaine. Et réaliser un même temps une frappe massive sur le Liban, pour empêcher des représailles du Hezbollah. Or les États-Unis n’ont pas fourni à Israël les bombes à fragmentation profonde qui garantiraient l’efficacité de l’intervention militaire. Pour l’instant, Israël peut frapper l’entrée et la sortie des installations nucléaires. Mais pas leur milieu», poursuit une source diplomatique. D’où les efforts du premier ministre Yair Lapid pour monter avec les États-Unis une coalition capable de rétablir une réelle dissuasion face à l’Iran. Israël aimerait aussi entraîner la France et la Grande-Bretagne. Après avoir pris acte du «pas en arrière» que constitue le refus iranien, les Européens, dans leur déclaration, préparent la suite. «Nous discuterons avec nos partenaires internationaux de la meilleure façon de gérer l’escalade nucléaire continue de l’Iran et son manque de coopération avec l’AIEA

En cas de guerre, où sera la France? C’est la question régulièrement posée à Paris par les Israéliens. La doctrine française est de ne jamais soutenir le premier qui attaque. Peut-elle changer en cas de frappe israélienne?

Philippe Thiébaut

2ème section chez Armée de l'air

2 ans

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