L'architecture du "Oui, mais..."

L'architecture du "Oui, mais..."

Je viens de recevoir la belle publication d’Écoles Troubles, projet éditorial mené par la revue Accatonne, à la suite de la White Week des étudiants de Master de l’École d’architecture de Versailles de février dernier. On peut y trouver la restitution de la table ronde intitulée « Cher. e. s Futur. e. s Architectes » à laquelle j’ai eu la chance d’être invité. J’ai découvert a cette occasion une présentation brillante du moratoire sur la construction neuve de Charlotte Malterre-Barthes, dans un style Netflix anglo-saxon à couper le souffle, et dont on trouve dans cette revue une transcription quasi littérale. Cette présentation rodée, renforcée par des données et des vidéos spectaculaires, fonctionne comme un rouleau compresseur et constitue un véritable réquisitoire contre la profession. Et je reste à ce jour absolument stupéfait de l’efficacité du discours, et de l’inanité du concept, dont la violence et la radicalité visent probablement à captiver les jeunes esprits révoltés, et à donner bonne conscience aux institutions qui le promeuvent.

« Construire, c’est détruire » nous explique gravement Charlotte Malterre-Barthes, du haut de sa tribune suisse à l’EPFL. « Chaque bâtiment est une machine a exploiter les corps, par le travail des architectes, de la main-d’œuvre bâtisseuse » continue-t-elle, devant une vidéo de tractopelles déplaçant des monceaux de gravats au milieu d’ouvriers en haillons accablés par une chaleur subsaharienne. Dans les combles de l’école d’architecture de Versailles, j'entendais quasiment sonner le glas. Il ne manquait qu'un beau Stabat Mater Dolorosa de Pergolèse pour parfaire ce tableau déprimant, alors que nous étions installés devant un parterre d’étudiant de 4e année, ou seule une toute petite moitié, après un sondage à main levée, voulait « travailler en tant qu’architecte praticien ».

Comment, devant ces jeunes gens, ne pas distinguer les conditions des chantiers actuellement en France, avec le sort des ouvriers dans les stades au Qatar ? À quoi bon faire porter le poids du passé, les tentatives, les échecs des époques précédentes, et même du monde tel qu’il est, à notre corporation ? Et surtout comment une intervention pareille peut-elle contribuer à sortir nos étudiantes et étudiants d’un phénomène paralysant d’écoanxiété qui les frappe de plein fouet ?

Faire semblant de mélanger la construction et l’architecture, qui n’est qu’une infime partie du premier secteur, me semble absolument décourageant. Nous sommes depuis le quattrocento, et l’invention du métier d’architecte, dans l’oreille des puissants. L'architecte chuchote, projette et construit avec un degré de liberté dépendant de la confiance accordée par la maitrise d’ouvrage, qui détient le pouvoir et l’argent. L’architecture n’est rien d’autre que l’art de la commande, la mise en forme de la volonté générale dans le meilleur des cas, et l’expression pure de la volonté personnelle du commanditaire dans le pire, quand il n’y a pas d’autres garde-fous. L’architecte n’est pas en position de pouvoir : il est confiné dans une posture machiavélique, ou plutôt dans un rôle de courtisan défini parfaitement par Baldassare Castiglione, un contemporain de Palladio. Et il doit tenter de garder au milieu des puissants, son indépendance d’esprit, avec « grâce et désinvolture ».

Alors quand on a la chance de vraiment pratiquer le beau métier d’architecte, de l’idée au chantier, il s’opère un effet de recentrage politique immédiat. Le déjà-là, c’est aussi et surtout les gens avec qui on travaille. Si la posture de l’architecte révolutionnaire, retiré sur son Aventin, à la vie dure en école d’architecture, l’architecte travaille surtout dans la Cité, et c'est en intrigant, en joutant et en se battant d’arrachepied qu'il peut faire respecter ses idées et imposer quelques points de vue. L’éventail des choix des architectes se situe inévitablement entre le compromis et la compromission. Le seul sport de combat qui ressemblerait à l’architecture serait le judo : utiliser le mouvement et la force de l’adversaire pour arriver à un résultat. Hors de cette église exigeante du réel, point de salut : c’est l’utopie, le fantasme, l’architecture de papier, les axonométries infinies dans les magazines, les conférences, ou bien l’enseignement.

C’est bien, certes, mais c’est autre chose. On peut bien évidemment préférer la fuite à la résistance, mais professer la révolution aux jeunes âmes entre deux avions, et depuis les positions de pouvoir académiques, de l’EPFL, de l’AA et de l’ETH Zürich, me semble non seulement contreproductif, mais surtout dangereux pour les nouvelles générations d’architectes en devenir. Parce que dans la crise climatique qui est là, je suis persuadé que nous avons notre rôle à tenir en tant qu’architecte. Un rôle absolument indispensable, d’influence, de pédagogie et d’action, où il est urgent de déterminer une architecture du « Oui, mais.. » qui nous replacerait au cœur de la production, tout en maintenant une posture critique. Loin du «Non» tendance, à la Charlotte Malterre-Barthes, ou de l’insupportable « Yes, we Can » ultra libéral à la Bjarke Ingels, nous voulons penser qu’il existe une voie médiane, un « oui, mais… », courtois et pas dupe.

Une architecture qui mêlerait comme disait Gramsci le pessimisme de l’intelligence, et l’optimisme de la volonté.

Laure Meriaud

2/3/4/ Architecte - Associée

1 ans

Merci encore pour ces mots posés et forts.

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