Laurent Millet à la galerie Binôme
Laurent Millet ©galerie Binôme, Paris

Laurent Millet à la galerie Binôme

La galerie Binôme (Paris 4e) expose jusqu’au 4 mai trois séries photographiques de Laurent Millet, regroupées sous le titre intrigant de « Jardin d’après nature ». J’ai eu l’honneur d’écrire le texte de présentation de cette très belle exposition.


« Jardin d’après nature » : un tel titre, quelque peu paradoxal, suggérant l’idée d’extraire quelque chose de la réalité, de l’isoler, de le magnifier peut-être, de le préserver, de le redessiner, établit un lien entre les trois séries de Laurent Millet ici exposées. Hespérides (2023), Brion Vega, hommage à Scarpa (2020) et Schloss Im Wald zu Bauen (2012) évoquent la nature. Il s’agit pourtant d’une nature que l’on ne pourra ni habiter, ni même toucher. Elle échappe à notre prise, mais se matérialise et vit dans les images. Chacune des œuvres offre ainsi à notre regard un monde complet, quoique singulier. Nous nous tenons devant elles comme sur un seuil, face à un lieu infiniment désirable. 

Hespérides — et tout ce que ce nom cristallise d’imaginaire comme d’érudition — parle d’une beauté hors d’atteinte. L’œuvre résulte de deux rencontres. D’abord, une résidence en Indonésie où s’ouvre à l’artiste le spectacle luxuriant de rideaux de verdure qui se déploient sur le versant de collines à la fois proches et toujours au-delà. Et aussi la découverte des papiers dorés gaufrés produits en Allemagne aux XVIIe et XVIIIe siècles, et utilisés dans la reliure. La superposition de l’expérience vécue et de la référence savante enclenche la création, rendant possible l’incarnation de la vision. Le paysage indonésien devient papier ancien, l’usage de la gomme bichromatée cyan et or ajoutant encore une vibration précieuse. À la fin, on ne peut plus tout à fait situer ce paysage géographiquement ni même dans le temps. Mais il s’en élève un effet suggestif, né du feuilletage de références qui élargit indéfiniment le spectre de l’image.

Brion Vega, hommage à Scarpa est le fruit de plusieurs jours de promenade contemplative dans le mausolée de la famille Brion érigé par Carlo Scarpa en 1978. L’architecture associe les contraires —géométrique mais en partie ouverte à la nature, brutaliste et raffinée, hors du monde et lentement érodée par le temps. C’est donc un lieu de complétude dont l’esprit du promeneur embrasse la perfection tandis que l’espace se déploie autour de lui. Les photographies mettent à chaque fois en avant un morceau choisi, extrayant une perspective, un quadrillage d’ombres et de lumière, l’équilibre impeccable des lignes. Elles ne peuvent en effet rendre compte de l’aspect absolu de cette architecture que de façon partielle, tout en en laissant pressentir la possibilité — de même que la peinture de la Renaissance, par l’usage de la perspective, tentait d’inclure dans le tableau la perfection divine. Le papier choisi pour le tirage ainsi que l’usage de la gomme bichromatée, en conférant aux images la facture de dessins, contribuent à mettre à distance la réalité des lieux, comme si, pour que la perfection demeure, il fallait lui offrir un abri hors de notre portée.

C’est la première fois que sont exposées les plaques de verre ayant servi à la série Schloss Im Wald zu Bauen. Œuvres à part entière, elles ont, par leur nature même, cette qualité de transparence qui est aussi le sujet qu’elles traitent. Le titre reprend celui d’un tableau de Paul Klee où de délicates lignes parallèles évoquent les éléments d’une architecture en kit ; cependant, son caractère programmatique renvoie aux architectures de verre historiques, qu’elles soient utopiques (Paul Scheerbart) ou réelles (la Farnsworth House de Ludwig Mies van der Rohe). Associer Klee, rêveur et ludique, au sérieux de l’architecte : le photographe lui-même a d’abord élaboré des maquettes transparentes, architectures impossibles mais stimulantes pour l’imaginaire, qu’il a posées sur la plaque au collodion. L’œuvre, à la fin, est affaire de sédimentations. Il ne reste de ces maquettes que les traces lumineuses, ainsi que celles de végétaux qui semblent reprendre leurs droits sur les fragiles parois. Ce que contient le caisson lumineux, ce serait ainsi cet espace où vivre dont l’artiste trace les plans et que, tout à la fois, il délimite, révèle et met à part. 

Chacune de ses œuvres est ainsi l’expression d’une part manquante, celle de l’artiste, mais la nôtre sans doute aussi, lieu tangible du bout des doigts car incarné dans la matière (feuille texturée, verre), mais inaccessible, image enracinée dans les références que leur mise en abyme rend cependant difficile à saisir dans leur globalité. Ainsi défini, retiré en son lieu, le désir peut-il demeurer désir.

Anne Malherbe

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