L’avenir du manuscrit refusé

L’avenir du manuscrit refusé

J’ai retrouvé un texte sur l’avenir du manuscrit refusé. L’approche est universitaire et convoque quelques pistes stimulantes. C’était une période moins digitalisée, encore faible en blogs, réseaux sociaux et supports numériques. Rien de neuf, juste un encouragement à transposer un projet de publication en une forme inédite.


  Étant donné un manuscrit éconduit. Le manuscrit mortifié devient squelette dans le placard. Soustrait aux ambitions qui animaient son auteur pour lui, inapte au dédoublement honorable de cet auteur, le manuscrit fera assurément retour en symptôme.


  Pas étonnant que la bibliothèque Brautigan soit surnommée par son fondateur Todd Lockwood « bibliothèque des livres avortés ». Créée en 1990 à Vancouver, elle archive des manuscrits refusés par les éditeurs. « Nous acceptons tout », dit Todd Lockwood, « à l'exception de livres déjà publiés. » De ce hors champ littéraire, l’hospitalité est inédite et le souci de réhabilitation qui la véhicule défroisse bien des élans meurtris.


       Le rejet du manuscrit par l’éditeur, puis par son auteur lui-même, renforce la condition de manuscrivant dont la production est orientée vers l'absence. L’élan de création devient scandale étouffé et le syndrôme d’échec pourrait bien triompher. L’emprise d’une absence prolongée favorise chez l’auteur un attachement à la condition d’exclu. Gestion résignée de l’abandon, fétichisation de l’absence.


     Pourtant le manuscrit malvenu, non parvenu à terme, arrêté en chemin, tenu en respect, destiné à la retraite aphasique, amoureux platonique de la condition de livre, assigné au rebut, tapi dans l’obscurité, roulé dans l’absence, persiste à exister.

      Il aspire même à la réhabilitation, à la métamorphose, à une autre morphologie…

   Il cherche une stratégie, une affectation à un dispositif valorisant. C’est là que la création littéraire et la création plastique peuvent trouver une intersection.


« Bibliothèque idéale » de Jean-Luc Parant hérite de plusieurs années d’écritures et d’inscriptions. Certaines pages sont encadrées par une épaisse couche de cire mêlée de filasse, d’autres sont roulées en boules et des livres entiers sont glissés dans des gueules de cire. Le tout forme une bibliothèque dépassée par sa somme. Cette bibliothèque est idéale parce qu’elle met en perspective une synthèse des écrits de Jean-Luc Parant, et parce que la cire rassemble tout.


Pierrette Bloch aborde le format horizontal avec l’humilité des gestes fonctionnels. Martèlements soutenus, battements d’une mesure sereine, crins alignés en échos, variations de filaments qui renferment des origines organiques, empreintes dissociées, formes devenant spécimens accrochés sur des fils nylon. Il ne s’agit pas tant d’écritures que de dessins, de rythmes tracés, de ponctuations sans repères sémantiques. Les pulsations de Pierrette Bloch aménagent des séries de traits et points agencés comme de grands tricots d’où surgit parfois, suspendu à la cadence, le schéma d’une écriture.


L’écriture frénétique d’Emma Hauck forme le dessin de plusieurs colonnes vacillantes comme une superposition d’éléments interceptés avant la chute. Un croche-pied est administré à une série de mots. Il en résulte un bouleversement du modèle scriptural et de l’autorité signifiante du texte, une sauvagerie. De tels agencements proviennent d’une incandescence et de la poursuite d’une verbalisation obsessionnelle. À son mari : « Viens ».


Letter of  resignation de Cy Twombly offre des variations graphiques sur trente-huit formats carrés. Les lettres d’Emma Hauck et celles de Twombly ont en commun une confusion suggestive du dessin et de l’écriture, à ceci près que chez Twombly, il n’est nul besoin de s’éloigner du support pour la constater. « Cryptogramme de l’ineffable hiéroglyphe de l’expérience vécue, le gribouillis de Twombly se situe à cette origine, avant la distinction entre écriture ou dessin en ce fond dont parle Klee où ces pratiques sont encore consubstantielles, rendues à cette forme minimale en deçà de laquelle il n’y aurait rien qui puisse s’exprimer. » (Richard Leeman, Cy Twombly, Editions du regard, Paris 2004). La rature est un phénomène pictural dont Twombly tire parti quand elle est habituellement exilée dans le camp des erreurs. Rater, manquer son mot, échouer dans l’entreprise d’une expression écrite, tout cela n’a pas sa place dans une lettre de résignation. Il s’agit de déserter la censure, la clarification, l’élucidation. L’échec à signifier dispose alors d’une posture.


Pour le manuscrit refusé, d’autres cheminements sont permis, notamment celui de l’oralité : de la transformation d’un écrit en audio (podcast, création sonore) ou en performance, en passant par la lecture scénarisée.     


L’anecdote de mon grand-père résolu à présenter son manuscrit au salon du livre 2003 n’est donc pas une anomalie. Le démarchage des maisons d’édition étant, pour les manuscrivants, une activité lourde et peu fertile en promesses d’engagement, des itinéraires bis peuvent être tracés pour propager son oeuvre. Ainsi en est-il de ce grand-père vertical et nerveux récitant fermement son texte entre le stand Gallimard et le stand des Mille et une nuits, face à une rangée d’auditeurs fortuits. Un petit braquage de bonne guerre, un dispositif officieux, fait maison, où la tension vers le statut de livre est si forte qu’il faut la déclamer publiquement. L’effondrement du projet d’édition converti en oral scandé.


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