Wolfson : la langue monstrueuse, l’idiolecte, la création de survie psychique.

Wolfson : la langue monstrueuse, l’idiolecte, la création de survie psychique.

Louis Wolfson écrit « Le schizo et les langues » en 1970. Autodéclaré « étudiant en langue schizophrénique », il met en œuvre un protocole d’évitement de sa langue maternelle, l’anglais, en combinant des doubles phonétiques prélevés de diverses langues. « Son procédé est le suivant : un mot de la langue maternelle étant donné, trouver un mot étranger de sens similaire, mais ayant des sons ou des phonèmes communs (de préférence en français, allemand, russe ou hébreu, les quatre langues principales étudiées par l’auteur). Par exemple Where ? sera traduit en Wo ? Hier ? où ? Ici ?, ou mieux encore en woher. » (Gilles Deleuze, Critique et clinique, Louis Wolfson ou le procédé, Les Éditions de Minuit, 1993).

C’est ainsi que Wolfson élabore un équivalent de la langue maternelle bannie. Parmi les innombrables enjeux de ce protocole de détournement : la dislocation de l’original, la langue initiale, par la création d’un faux jumeau aux signifiants aléatoires. Cette doublure compensatoire est non seulement le point de fusion des illégitimes, car la proximité dissonante des sons-phonèmes les évince du langage, mais le mime ironique de la langue comme structure ou somme d‘agencements.

Gilles Deleuze indique l’écart entre l’intention théorique des conversions opérées par Louis Wolfson à partir de sa langue maternelle et l’absence de méthode scientifique : « Or il est évident que la totalité de référence de l’étudiant en langues est illégitime (…), parce que nulle règle syntaxique ne vient définir cet ensemble [l’ensemble indéfini de tout ce qui n’est pas anglais] en y faisant correspondre les sens aux sons, et y ordonner les transformations de l’ensemble de départ pourvu de syntaxe et défini comme anglais. » 

La conjuration de Wolfson contre la mauvaise langue s’offre le moyen le plus sûr de lui résister : la tournure mathématique du procédé tend à neutraliser et désaffecter les informations reçues. L’imprécise table de conversion de Wolfson aménage un nouveau champ de valeurs protectrices sur le terrain des valeurs véhiculées par la langue maternelle.  

Pourtant, « peut-être Wolfson reste-t-il sur le bord, prisonnier de la folie, prisonnier presque raisonnable de la folie, sans pouvoir arracher à son procédé les figures qu’il ne fait qu’entrevoir à peine. Car le problème n’est pas de dépasser les frontières de la raison, c’est de traverser vainqueur celles de la déraison : alors, on peut parler de bonne santé mentale, même si tout finit mal. » (Gilles Deleuze).

Pour maintenir en respect la langue, la discipline du « jeune öme sqizofrène » doit incorporer rigidité et souplesse en restant affûtée à l’imminence du danger. Le procédé Wolfsonnien s'accomplit au coeur d’un système D linguistique en assurant à son inventeur une distraction complète et salvatrice :

« Dès que sa mère approche, il mémorise dans sa tête une phrase quelconque d’une langue étrangère ; mais aussi, il a sous les yeux un livre étranger ; et encore il produit des grognements de gorge et des crissements de dents ; il a deux doigts prêts à boucher ses oreilles ; ou bien il dispose d’un appareil plus complexe, une radio à ondes courtes dont il a l’écouteur dans une oreille, l’autre oreille étant bouchée par un seul doigt, et la main libre pouvant alors tenir et feuilleter le livre étranger. » (Gilles Deleuze). 

Il y a chez Wolfson une précision en puissance et en tension qui ne sacrifie pas le fétichisme et la superstition. Son procédé est une formule magique tissée dans la trame intime d’un rapport affectif au langage. En tant qu’étudiant, il cherche une formule qui provoquerait la mutation instantanée de la langue perçante et lésionnelle en langue ponctuellement régénératrice comme un onguent.  

Pour éviter d’être submergé par la dimension intrusive du langage, Wolfson se donne donc pour impératif de filtrer les mots, de les transformer, de les confier à une manœuvre réactive et créative. De mettre la langue à l’épreuve d’un modèle incréé et mouvant, boiteux et vainqueur, d’inspiration scientifique et poétique, visant avant tout à la réappropriation de sa souveraineté. 

« C’est la curiosité qui guide l’ethnologue : il se confronte à la culture étrangère parce qu’il est chez lui dans la sienne » (Rüdiger Safranski, Quelle dose de vérité les philosophes peuvent-ils supporter ? PUF, 1993). Quant à Wolfson, parce que sa langue maternelle est pénétrante et retournée contre lui, il n’y est plus chez lui. C’est alors qu’il se peuple de langues palliatives. Mais la langue maternelle ne manquera jamais, car elle occupe le socle sur lequel Wolfson tente d’exister et qu’il cherche à recouvrir. Le bannissement de cette langue ne laisse pas d’espace vide à combler, puisqu’il s’effectue en recouvrement et que le socle palpite toujours dramatiquement sous les épaisseurs artificielles.

Lire du même « Ma mère, musicienne, est morte de maladie maligne mardi à minuit au milieu du mois de mai mille977 au mouroir Memorial à Manhattan ».

Lionel Parrini

CEO chez Le Sage Homme - Consultant et Coach en écriture.-Impulseur poétique - Auteur de pièces de théâtre

8 mois

Passionnant.

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