Le bitcoin valeur refuge pendant la crise ?
Cet article examine le comportement de divers actifs lors du krach récent, spécifiquement le bitcoin, l’éther, les marchés actions (sous forme de S&P 500), les marchés obligataires (taux d’intérêt américains) et l’or. L’étude traite spécifiquement de la question suivante : le bitcoin a-t-il mieux résisté que d’autres actifs à la baisse, et y aurait-il eu pour un investisseur un intérêt à transférer une partie de ses positions sur du bitcoin avant la baisse ? La réponse est négative : ni le bitcoin ni l’éther n’ont mieux résisté que les autres actifs. Ce résultat n’éteint pas le débat de la valeur intrinsèque des actifs digitaux, mais apporte un éclairage sur une situation précise. Questions et commentaires : contact@sunzulab.com
Contexte
L’apparition du bitcoin et d’une manière générale des actifs digitaux a été présentée par certains comme l’apparition d’une alternative crédible à la finance institutionnelle telle que nous la connaissons aujourd’hui, avec ses forces et surtout ses faiblesses - largement exposées et documentées avec la crise de 2008. L’idée d’un tiers de confiance mécanisé a un certain attrait. Enlever l’arbitraire humain et les intermédiaires dans la gestion de la monnaie permettrait de se débarrasser d’un contrôle étatique perçu comme encombrant et de se prémunir de la mainmise de l’industrie financière, accusée de s’attribuer une grande partie des profits et de se préoccuper bien trop peu des conséquences. Finies les politiques inflationnistes laxistes pilotées par une banque centrale inféodée au pouvoir politique. Sans parler de la possibilité de conserver ses économies au nez et à la barbe des banquiers et des fonctionnaires des impôts.
Il y aurait beaucoup à dire sur un monde dans lequel un algorithme déshumanisé, un anonymat complet et une gouvernance décentralisée sont devenus la norme, il est très peu probable que ce monde tienne les promesses que ses partisans avancent, tant en terme d’efficacité que d’équité - sans parler de manque de transparence, qui est somme toute le premier reproche que l’on adresse aujourd’hui aux institutions existantes. Mais certaines propositions peuvent retenir l’attention et sont a minima dignes d’examen. L’une d’entre elle est la suivante : les actifs digitaux sont-ils susceptibles d’offrir une vraie solution de stockage de valeur, indépendante et si possible décorrélée des actifs traditionnellement disponibles (actions, obligations, or etc.) ? L’exemple des pays dont les institutions sont en déliquescence est souvent évoqué, comme le Venezuela. Le bitcoin serait un moyen de se prémunir des turbulences monétaires immédiates, des taux de change délirants du marché noir etc. Avec la crise du coronavirus, cette question s’étend aux économies développées : un investisseur particulier ou institutionnel, aurait-il intérêt à transférer une partie de ses économies sur du bitcoin en prévision d’un effondrement des actifs traditionnels voire du système financier dans son ensemble ?
Eliminons tout de suite l’hypothèse de l’effondrement du système : si une telle catastrophe devait arriver, les conséquences seraient suffisamment dévastatrices pour emporter avec elles l’existence même d’un « safe haven » c’est-à-dire d’un compartiment protégé de la déflagration ambiante. Nous allons plutôt essayer de répondre à la question de l’allocation entre monnaies digitales et actifs financiers classiques.
L’examen de cette idée demande un peu de travail, que nous allons mener de manière très élémentaire. La question se reformule de la façon suivante : « si j’avais fait le choix d’investir une partie de mes avoirs dans certains actifs digitaux aurais-je fait mieux que les marchés traditionnels ? ». L’analyse de ce problème nous amène à considérer trois éléments :
- La performance des actifs digitaux,
- Leur volatilité,
- Leur liquidité
La performance permet de déterminer si oui ou non un investisseur aurait évité une baisse voire bénéficié d’une hausse s’il avait « pivoté » vers un actif digital. La volatilité permet de se faire une idée sur le portage d’une position, c’est-à-dire sa variation dans le temps : s’agit-il vraiment d’un long fleuve tranquille ? La liquidité est une notion un peu plus technique : quand le marché s’affole, est-il encore possible d’effectuer des transactions ou au contraire tout le monde part-il en courant ? Nous allons examiner ces questions sur 5 actifs différents : l’indice américain S&P 500, l’or, les obligations d’Etat américaines, le bitcoin et l’éther.
Un mot sur la notion de « valeur refuge ». Ce concept capture l’idée qu’il existe des actifs – financiers ou non – qui constituent un refuge en cas de turbulence financière. La perception de sécurité peut être liée à des critères objectifs, ou subjectifs. Quand dans la crise souveraine de 2012-2013 les investisseurs ont acheté de la dette américaine et allemande, la perception de sécurité était liée à un facteur objectif, la solidité économique des gouvernements et la très forte probabilité qu’ils seraient en mesure de tenir leurs engagements contre vents et marées. A l’inverse le statut de l’or comme valeur refuge n’a aujourd’hui aucun ancrage dans la réalité. Quand les devises mondiales étaient « accrochées » à l’or dans le monde de Bretton-Woods, posséder de l’or était la sécurité ultime puisque c’était l’assurance de pouvoir acheter n’importe quelle devise à un prix fixe. Dans le monde moderne où les cours de change sont flottants et non plus fixés par rapport à l’or, la possession de métal jaune ne garantit aucune sécurité particulière. Le rôle de refuge qui lui est attribué n’est dû qu’à une survivance psychologique liée à une réalité historique. Nous sommes dans l’univers des prophéties auto-réalisatrices. Tout le monde pense que l’or résiste mieux en cas de baisse des marchés, donc les investisseurs en achètent dès que des tensions apparaissent, et bingo on constate a posteriori que les prédictions se sont révélées exactes. Autre point important, l’utilisation de valeur refuge est limitée dans le temps. Personne ne prend une position sur l’or pour protéger un portefeuille sur 15 ans. Celui qui est significativement investi en or pendant 15 ans le fait pour diversifier son risque dans une stratégie d’allocation, pas pour se protéger de périodes volatiles. Une valeur refuge joue un rôle épisodiquement, essentiellement quand les marchés sont nerveux. C’est donc à ce moment-là qu’il faut regarder de près, et c’est la raison pour laquelle la crise récente offre un point d’observation particulièrement pertinent.
Petite note méthodologique : le S&P 500 est modélisé par son ETF (« exchange traded fund ») le plus liquide, connu sous le nom de Spider (ticker SPY, encours au 24/4/20 : $257 milliards) L’or est modélisé par la somme des deux plus gros ETF physiques (tickers GLD et IAU, environ $80 milliards d’encours). Les obligations d’Etat américaines sont modélisées par l’ETF iShares 7Y-10Y (ticker IEF, « seulement » $21.5 milliards d’encours). Les données BTC/USD et ETH/USD sont issues de coinmarketcap.com, les volumes ont été divisés par 10 pour tenir compte des manipulations nombreuses et documentées de diverses bourses sur leurs données. Le facteur 10 est arbitraire mais apparaît régulièrement comme hypothèse de travail dans les études sur la question (mais en fait la valeur absolue du volume a peu d’importance par la suite). Les prix sont les prix de clôture et on néglige bien sûr toutes les problématiques d’exécution. Sont négligées également les considérations d’accès : les produits utilisés ici sont faciles d’accès, n’importe qui peut ouvrir un compte titre chez un courtier en ligne en quelques jours. L’accès aux actifs digitaux n’est pas encore aussi démocratisé. Tout ceci est donc très simplifié.
Performance
La performance qui nous intéresse est celle qui entoure la crise récente. L’investisseur qui porte du bitcoin ou de l’éther depuis longtemps le fait pour des raisons qui n’entrent pas dans ce qui nous préoccupe ici. Voici la performance relative des 5 actifs entre le 23/1/20 et le 22/4/20 :
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : la crise atteint son paroxysme le 12 mars, après que le président américain a annoncé, de manière tout à fait inattendue et sans aucune concertation, la fermeture des frontières. Tous les actifs «dévissent » sévèrement, à l’exception des obligations, considérées de tout temps comme ce qui se fait de plus sûr. Etonnamment, l’or aussi baisse sensiblement. Il apparaît au regard de ces graphiques que le bitcoin ou l’éther n’auraient pas vraiment constitué une assurance. Le BTC tient mieux sur les quelques jours précédents le krach, mais descend plus bas immédiatement après.
Une autre façon de répondre à la même question est de se demander quelle a été la « prime à la qualité » des investisseurs qui ont fait le bon choix ? Avant le 12 mars, les investisseurs ont eu toute latitude de choisir le meilleur investissement s’ils pressentaient des turbulences dans un futur proche. Ce type de comportement appelé, « flight to quality », est extrêmement fréquent. Avant mi-mars la pandémie commençait à montrer ses effets en Chine, la nervosité sur l’impact et la dissémination de la maladie commençait à apparaître. Un investisseur prudent aurait pu choisir de transférer certaines de ses positions vers des actifs considérés comme plus sûrs, comme l’or ou les obligations souveraines américaines. La suite lui aurait donné raison…. Le graphe suivant montre la prime qu’il aurait capturée :
Précisément, la courbe verte se lit de la façon suivante : un investisseur qui aurait transféré sa position le 23/1/20 du S&P 500 vers des obligations américaines aurait capturé entre le 23/1/20 et le 22/4/20 un gain de 25% (par rapport à une situation où il serait resté investi sur son support d’origine). Concrètement il aurait évité la baisse massive autour du 12 mars. S’il avait pris cette décision plus tard, fin février ou début mars, il aurait encore gagné 10%. Les graphes montrent exactement la prime reçue pour avoir changé de support, en fonction de la date où le changement a lieu.
Il apparaît que le choix de « pivoter » du S&P 500 vers du BTC (courbe bleue) ne se révèle payant que le 12 mars alors que le BTC perd 37% ce jour-là... Celui qui avait de l’or et aurait pivoté vers du BTC se trouve encore plus mal en point (courbe jaune).
Notons qu’après le krach, la décision de rester investi sur le support d’origine ou de pivoter est sans grande importance : à partir du 26/27 mars environ, les courbes sont assez peu différenciées. Par ailleurs le pivot obligations > or (courbe orange) se révèle gagnant à peu près n’importe quand…
Volatilité
Pour examiner la volatilité, nous pourrions invoquer la version financière, c’est-à-dire l’écart-type annualisé d’une série temporelle. Mais pour changer un peu nous allons faire appel à une mesure plus intuitive, la variation intra-day. Le graphe suivant montre la moyenne mobile 90 jours des amplitudes journalières des 5 actifs considérés :
C’est une mesure intuitive plutôt que financière de la variabilité des prix, qui peut se comprendre de la façon suivante : depuis mai 2018, un jour « normal », le BTC varie en moyenne de 4 % à 8% entre son prix le plus haut et le plus bas. Par contraste, le S&P 500, l’or et les obligations ne varient que de 1% à 2% (voire moins). On voit apparaître en mars une augmentation sensible de ces chiffres qui correspond à une volatilité intra-day plus élevée, c’est bien l’effet que nous voulons mesurer.
Incontestablement, porter une position BTC ou ETH n’est pas un long fleuve tranquille par rapport aux autres classes d’actifs : l’amplitude des mouvements y est 4 à 5 fois supérieures. Au passage d’ailleurs on peut déduire de tout ceci que traiter du BTC demande un suivi attentif par rapport aux actifs traditionnels qui ont le bon goût de bouger moins rapidement et dont les marchés sont fermés plusieurs heures par jour.
Liquidité
Pour finir examinons la liquidité, caractérisée par les volumes quotidiens. Il s’agit d’une mesure a posteriori de la liquidité, précisément celle qui s’est exprimée sous forme de transaction. Nous pourrions aussi étudier une mesure a priori, la liquidité disponible avant exécution dans les carnets d’ordre des bourses, mais c’est un travail plus complexe… pour une autre fois.
Les graphes ci-dessous montrent les volumes de transactions moyens (moyenne mobile de 90 jours) sur une période d’environ 5 ans, avec en deuxième axe la volatilité 1 mois :
L’ETF S&P 500 est l’un des instruments les plus liquides au monde, avec $20 à $30 milliards échangés tous les jours. La relation de causalité entre volatilité et volume est immédiatement visible. Même présentation pour l’or :
Les ETF considérés ne traitent qu’environ $1 milliard par jour, mais la relation de causalité est encore parfaitement visible. NB : la volatilité semble beaucoup plus accidentée que celle du S&P 500, mais c’est un effet d’optique liée à l’échelle plus petite. Voici finalement le même graphique pour le BTC :
S’il fallait (re)confirmation du comportement beaucoup plus volatil du BTC, la voici : les épisodes de volatilité sont fréquents, aigus, indépendants de ceux des marchés traditionnels. Mais ce graphe soulève pour autant de nombreuses questions.
Comparé aux précédents il apparaît de manière immédiate que la causalité volatilité / volume n’est pas respectée. Certains pics de volatilité ne sont accompagnés d’aucune augmentation de volume, et a contrario le volume semble croître de lui-même…
Les deux zones entourées sur le graphe sont des anomalies, vraisemblablement explicables par le fait que les volumes officiellement annoncés sont très largement surestimés et que la magnitude des volumes fantômes varie dans le temps. Autant le S&P 500 que l’or (et l’ETF obligataire, non inclus ici) montrent une liquidité « structurelle » assez stable : quand les pics de volatilité cessent, le volume moyen redescend vers un niveau plancher. Le fait qu’il descende très fortement sur le BTC entre mai 2018 et mars 2019 suggère que le « vrai » niveau plancher est beaucoup plus bas. De la même manière sur la deuxième moitié de 2019 les volumes reviennent à des niveaux moyens pour le S&P 500 et l’or. Rien de tel pour le BTC (ou l’éther), la croissance est exponentielle. Elle ne se justifie par aucune mesure de volatilité, ni par aucun autre évènement de marché ou de couverture médiatique.
Conclusion
A la question « le BTC constitue-t-il une alternative crédible à la volatilité des marchés traditionnels ? » il est assez facile de répondre par la négative sur la crise récente. Il s’agit certes d’un point isolé – mais absolument significatif au regard de l’amplitude de la crise. Incontestablement l’or et les obligations souveraines constituent toujours les « safe haven » qu’ils ont été depuis longtemps. D’autre part la liquidité du bitcoin (et de l’éther) reste toujours problématique, elle ne montre pas un comportement explicable au regard du comportement avéré de la communauté des investisseurs telle qu’elle s’exprime tous les jours en masse.
Acturial reporting manager
4 ansDans un crash, tout baisse parce que tout est vendu et tout descend, tout le monde veut du cash. Les obligations montent car assimilées à du cash et parce que les BC baissent les taux. L'or baisse aussi, si vous regardez 2008 et 2011. Souvent moins que le reste mais baisse quand même, rien de particulier en ce moment. Une valeur refuge revient plus vite après. L'or a déjà retrouvé ses niveaux de début mars, le S&P pas encore. Ceci parce que l'or, vous pouvez l'enterrer quelque part et le déterrer une fois la crise terminée. Une action Macdonalds peut-être pas. Dans une période où des entreprises risquent de sauter mais vous ne savez pas lesquelles, les gens préfèrent de l'or. Liquidité : c'est toujours un problème à mesurer, ce sujet fait toujours l'objet de débats sans fin. Les volumes sont forcément liés à la volatilité parce quand on a de la volatilité, on a des volumes, c'est vrai à ma connaissance sur n'importe quel actif. Les gens tapent le carnet, ça fait des échanges et ça fait bouger le prix. Je pense que le mieux à faire serait une analyse sur le carnet (combien aurais-je pu passer de BTC si j'avais voulu trader à un moment donné), le problème étant d'avoir les historiques. Pour évaluer les volumes sur BTC, je reccomanderais crypto.ch (beaucoup d'échangeurs bidons n'y sont pas). Si vous voulez juste la mesurer d'un jour à l'autre, prennez les plateformes listées par bitmex pour ses indices, ça donnera une bonne idée.
Avocat au Barreau de Paris - Associée AVA Law // Pdte Fondatrice France Audacieuse // Adjoint au Maire de Paris 15ème en charge du dvpt éco, des entreprises et de l'emploi // Déléguée municipale Horizons Paris 15
4 ansMerci Stéphane Reverre pour cet article à la fois technique et très documenté... mais très accessible aux non initiés . C’est le raisonnement et la démarche qui sont particulièrement convaincants. Je partage .