Liquidité, manipulation & Bitcoin (2/2)
On parle beaucoup de manipulation sur les cryptos, mais de quoi s’agit-il ? On pourrait constater à juste titre que les stratégies déployées sur les cryptos sont les mêmes que celles qui ont donné lieu à l’avalanche réglementaire des 20 dernières années sur les actifs traditionnels. Mais ça n’avance pas le débat pour le non-initié qui ne passe pas ses journées devant le carnet d’ordre d’Euronext. Alors voici 6 manipulations « classiques », détaillées avec autant de clarté et de simplicité que possible.
- Collusion
En 1994 paraît dans le Journal of Finance un article (« Why Do NASDAQ Market Makers Avoid Odd-Eighth Quotes? », Journal of Finance, 1994, vol. 49, issue 5, 1813-40) qui pose la question de la largeur de la fourchette des prix côtés par les market makers du NASDAQ. Alors que le minimum admissible était à ce moment-là 1/8 (0.125 $), les chercheurs constatent que les prix côtés aux investisseurs sont espacés d’1/4 (0.25 $).
La fourchette côtée par un participant de marché est une bonne indication de la marge qu’il entend capturer. Un vendeur de voiture qui reprend un véhicule 30 % en dessous de l’Argus tout en proposant un véhicule similaire à l’Argus donne une information précieuse : en moyenne, sur un grand nombre de transactions, il cherche à se garantir une marge de 30 %.
Si donc un trader côte une action 50 $ - 50 1/4 $ (c’est à dire qu’il est prêt à acheter à 50 $ et à vendre à 50.25 $), au lieu de 50 1/8 $ - 50 1/4 $, ce trader indique qu’il souhaite maintenir sa marge à 0.25 $. L’incrément minimum réglementaire en 1994 était de 0.125 $. Qu’est-ce qui empêchait donc les market makers d’être plus agressifs qu’1/4 ? Les auteurs ne trouvent aucune explication et en concluent que la situation résulte d’une collusion effective entre les participants.
Quelques temps après l’article original, les mêmes auteurs reprennent leur travail pour s’apercevoir que les markets makers ont ajusté leurs prix et que les fourchettes se sont réduites à 1/8 (« Why did NASDAQ Market Makers Stop Avoiding Odd-Eighth Quote ? », The Journal of Finance, 1994, Vol. 49, Issue 5, pp. 1841-1860 ).
Voilà qui est bien étrange. Résultat : un procès en « class action » et 900 millions $ d’amendes pour 30 brokers membres du NASDAQ (voir par exemple ici l’article du New York Times sur le sujet).
Notons en passant que les distorsions induites par des stratégies de collusion ne concernent évidemment pas seulement la finance : 3 milliards € d’amende pour les constructeurs de camions (2016), 672 millions € pour les transporteurs de colis (2015), 534 millions € pour les trois opérateurs Orange, Bouygues, SFR pour s’être entendu sur leur part de marché respective (2012), 1 milliard € pour Intel pour pratiques anticoncurrentielles (2009), 1 milliard € pour Qualcomm également pour pratiques anticoncurrentielles (2018).
- "Wash trades"
Les "wash trades" sont des grands classiques sur les cryptos. L'idée est de créer du volume artificiel en traitant avec soi-même. L'investisseur qui regarde alors les statistiques se dit que la bourse concernée a une part de marché et par conséquent une liquidité bien plus importante que ce qu'elle est en réalité. Simplissime mais redoutablement efficace en l'absence de contrôles indépendants.
- Délit d’initié
Le délit d’initié est une stratégie de manipulation connue et très vulgarisée. L’idée en est que certains individus possèdent de par leurs fonctions des informations bien plus précises et exhaustives que le public en général. Le régulateur a imposé à ces individus des contraintes sur leur capacité à utiliser ces informations.
Typiquement par exemple le PDG d’un groupe pharmaceutique qui apprend que son dernier médicament vient de se voir refuser une autorisation de mise sur le marché, ou un grand groupe industriel dont le carnet de commande se vide massivement à cause de problèmes de qualité. (voir ici aussi le cas légèrement différent de Rajat Gupta, ex-Managing Director de McKinsey et membre du Conseil d’Administration de Goldman Sachs, condamné à deux ans de prison en 2012)
Les possesseurs d’information sont des « initiés », et la réglementation courante leur interdit d’utiliser l’information qu’ils possèdent à des fins d’enrichissement. Concrètement cela se traduit par deux types de contraintes : soit ils ne peuvent acheter ou vendre aucune action de la société sur laquelle ils détiennent des informations, soit ils peuvent le faire pendant des périodes réduites et identifiées, et dans ce cas ils doivent déclarer toutes les transactions de manière à ce que le public soit informé le plus rapidement possible. Après tout le fait qu’un PDG décide de liquider sa position dans la société qu’il dirige est une information pour le moins pertinente.
- "Front running"
Le front running (expression très difficile à traduire en français) est une stratégie exploitée par un intermédiaire qui possède à un moment donné une information précise et non publique sur un ordre avant que cet ordre ne soit communiqué au marché.
L’exemple typique est le suivant. Un client appelle son courtier et lui passe un ordre d’achat sur un montant très important. Le courtier se retrouve donc avec un ordre à exécuter, ordre que lui seul connaît. Il peut alors commencer à acheter les actions en sachant parfaitement que l’ordre qu’il a reçu fera monter le prix. Une fois cet ordre exécuté en totalité, il peut revendre les actions qu’il a achetées en toute tranquillité. Le client ne saura rien de l’activité de son courtier, et pourtant cette activité lui a de facto coûté de l’argent puisque le courtier a capturé une partie de la liquidité disponible pour son bénéfice. Formulé autrement l’investisseur a acquis ses actions à un prix légèrement supérieur à ce qu’il aurait été si le courtier n’avait rien fait.
Il existe d’autres formes de front running mais l’idée générale et toujours la même : un ordre à exécuter, quelle qu’en soit la taille, peut être exploité par un intermédiaire pour son bénéfice au détriment du donneur d’ordre.
- Manipulation de carnet
Il existe beaucoup de manipulations de carnet, en voilà une très classique. Un investisseur souhaite vendre des actions, mais le prix actuel ne lui convient pas. Il dissémine alors dans le marché des ordres d'achat qu’il n’a aucune intention d’exécuter. Par exemple si une action s’échange à 100 €, il va faire savoir qu’il a une grosse taille à acheter à 99 €, 98 €, et encore à 97 €. Les participants de marché vont en conclure qu’il existe un intérêt acheteur très important, et pourront tout à fait faire monter le prix sur cette conclusion. Il ne reste alors à l’investisseur qu’à offrir ses titres à 102 € par exemple, et le mouvement de hausse qu’il a créé artificiellement lui permettra certainement de vendre à un meilleur prix que celui disponible à l’origine (100 € dans l’exemple ci-dessus).
Placer des ordres d’achat pour des tailles importantes quand on est vendeur revient à manipuler les participants pour orienter leurs décisions dans une direction favorable.
- Dissémination de fausses informations
En novembre 2016 Vinci a été la victime d’une attaque sur son site internet (voir ici l’article du Figaro Economie). Un hacker a pris le contrôle du site et a publié une déclaration indiquant que le directeur financier avait été remercié pour des malversations potentielles et qu’une enquête avait été ouverte. Le titre perdit immédiatement 18 % sur cette nouvelle, et le temps que Vinci démente l’information et rétablisse la vérité 1 heure plus tard, de nombreux titres se sont échangés à un prix artificiellement bas. Notons dans cette exemple que la bourse n’a pas annulé ces transactions, même si elle en a le pouvoir. Il est en effet impossible de déterminer quelles ont été les transactions initiées par les hackers qui ont généré un profit, par rapport à celles des autres participants exécutées de bonne foi.
Quel est le point commun de toutes ces techniques ? Dans tous les cas, l’information incorporée au prix (ou sur le point de l’être) est fausse. Les investisseurs qui donc utilisent le prix d’un actif pour prendre leur décision d’investissement ne sont pas en mesure d’évaluer objectivement la situation, et il en résulte un transfert de valeur entre ceux qui ont bénéficié d’une information privilégiée et les autres. Il s’agit stricto sensu d’une extorsion.
Comment les régulateurs ont-ils réagi pour lutter contre ces pratiques abusives ? D’abord elles ont été interdites, c’est une évidence mais cela doit être dit. Il n’y a pas ici de main invisible qui corrigera les anomalies « naturellement ». Sans intervention extérieure, aucune force ne vient sanctionner les abus. En d’autres termes il n’y a d’autre possibilité que de légiférer et réglementer. Les crypto-enthousiastes devraient examiner cette proposition attentivement : sans régulation la manipulation des marchés crypto ne cessera jamais.
[On pourrait arguer dans le cas de la collusion ci-dessus que les market makers ont finalement été "rattrapés" par leurs pratiques, mais cela n'a été possible que parce le réglementation les obligeait à publier des données fiables.]
Pour adapter le cadre juridique, les régulateurs ont organisé la transparence des marchés. Si manipulation il y a, il doit y avoir des traces de l’information manipulée, et où en chercher la source ailleurs que chez celui qui en profite ? C’est le rôle de la surveillance de marché de toutes les bourses. Quand une analyse des carnets montre un comportement suspicieux, une enquête pourra établir (plus ou moins facilement) si le donneur d’ordre qui s’est enrichi à volontairement disséminé une information erronée ou partiale. D’où l’intérêt également de forcer les participants à enregistrer leurs transactions sur des marchés organisés, pour être bien certain d’en capter l’intégralité, qui est la seule garantie de pouvoir dénicher des comportements abusifs.
La manipulation a été longtemps une course entre gendarmes et voleurs. Les autorités de tutelle identifient de nouveaux comportements et les sanctionnent ? Les participants s’adaptent, se policent et bien entendu en cherchent d’autres immédiatement. Il a fallu 20 ans de cette course depuis 1994 pour arriver à un stade où le risque est tel que plus personne ne prend aujourd’hui ce sujet à la légère dans les grandes institutions financières. Les sanctions sont pénales dans tous les marchés développés. La protection des investisseurs finaux en est aujourd’hui grandement améliorée, c’est certain. Combien de temps avant que cet acquis ne trouve son chemin jusqu’au monde crypto, où tout est (encore) possible ?
The best way to predict the future is to build it...
6 ansUne autre stratégie très employée dans le monde de la crypto pour influencer les cours : le 'pump and dump' qui s'opėre sur les groupes chat télégramme par la dissemination de fausses informations a grande échelle par des milliers de manipulateurs... Certain de ces groupes opèrent en toute opportunité dans le monde des crypto non régulé : https://railsonwave.it/pump-and-dump-crypto-groups/ La question qui se pose dans les groupe de reflexion crypto, doit t'on essayer de réguler les crypto a "l'ancienne" ou au contraire créer des mécanismes d'auto regulation basé sur la théorie des jeux et les smart contract, par exemple ? Ces mécanismes, prenant en compte ces problèmes au sein même des crypto monnaie, pourraient permettre une 'auto regulation' structurelle et décentralisées moins encline aux manipulations humaine.