Le chômage de masse : une fatalité française ?

300.000 emplois non pourvus, c'est à la fois non négligeable en valeur absolue et marginal relativement au chômage de masse persistant en France.

Mais alors, il convient de s'interroger sur ce fléau si spécifiquement français que nous ne parvenons pas à juguler depuis 40 ans, y compris en périodes de croissance. Pourquoi notre pays peine-t-il à descendre sous la barre des 10% et plus encore des 9% de chômage, alors que son PIB croît actuellement de 1,5 à 2%, un taux largement supérieur au seuil de création nette d'emplois ; tandis que la plupart de nos voisins européens ont depuis plusieurs années atteint le plein emploi (4 à 5% de chômeurs) ou, pour les moins performants, culminent à un enviable 6 ou 7% ? Pour parer à tout procès en comparaison illégitime, hâtons-nous de préciser que ces bons élèves ne sont pas forcément des chantres d'un libéralisme forcené où l'employabilité serait traitée à grands coups de précarisation : le Danemark, la Suède ou l'Autriche par exemple connaissent à la fois un taux de chômage de 5 à 7% et un taux de prélèvements obligatoires supérieur à 40% du PIB témoignant d'un modèle social évolué, souvent bien plus efficace que le nôtre…

Au moins 5 facteurs propres à la France peuvent être avancés.

1. Le contexte culturel (impact : 10%)

Sans verser dans le "gaulois réfractaires", reconnaissons que la culture du consensus, de la cogestion et de l'intérêt général ne caractérisent pas précisément nos pratiques, dans les sphères tant politique qu'économique et dans quelque corps intermédiaire que ce soit. La réforme du marché du travail en est le criant symbole. Entre les multinationales gouvernées par le cynisme de la mondialisation et de la rationalisation, les TPE-PME écrasées par la pression fiscale et les lourdeurs administratives, les syndicats arc-boutés sur la protection des avantages acquis des salariés au détriment des exclus, et les travailleurs encore fortement imprégnés du modèle traditionnel de l'emploi à vie dans la même entreprise, l'instauration du dialogue semble une gageure… Syndicats comme patronat, Etat comme citoyens doivent prendre leur part de responsabilité dans l'inaptitude collective de notre pays à aborder les défis dans un esprit constructif, c'est-à-dire non systématiquement conflictuel et disposé à remettre en cause les rentes dans la perspective d'un plus grand bénéfice commun.

2. La fluidité du marché du travail (impact : 20%)

Dans un tel contexte et selon un principe bien connu de mécanique des fluides, le goulet d'étranglement à la sortie se répercute à l'entrée : la difficulté administrative et réglementaire pour les entreprises de procéder à des réajustements d'effectifs se traduit par une aversion au risque de recrutements non strictement nécessités par l'activité à très court terme. Ce manque d'anticipation, ce défaut d'investissement façonnent depuis des années la politique RH des entreprises françaises : en sous-effectif notoire, elles peuvent pour cette raison et ironiquement se targuer de présenter l'une des meilleures productivités du travail au monde ! Symétriquement, beaucoup de Français répugnent toujours à envisager réorientation de carrière et changement d'employeur, redoutant la sortie de route définitive, du moins la traversée du désert de l'emploi. C'est ce cercle vicieux, ce fossé croissant entre 90% de travailleurs insérés et 10% de chômeurs de longue durée exclus que nous recevons puis offrons en héritage d'un système socioéconomique sclérosé et inadapté, car quasiment inchangé depuis la libération.

Certains pays, tels l'Allemagne, ont mené des réformes profondes dès le début des années 2000, afin de sauvegarder leur infrastructure industrielle et préserver l'emploi sans sacrifier la protection sociale : fondées sur un effort et une rigueur consentis, elles ont débouché sur une relative précarisation - "des travailleurs pauvres valent toujours mieux que des chômeurs pauvres" - mais ont considérablement renforcé la prospérité économique nationale et par conséquent la marge de manœuvre de l'Etat et des syndicats pour reprendre l'initiative sociale (réduction du temps de travail, hausse des salaires, …). D'autres pays, comme le Danemark, ont opté pour un modèle dit de flexisécurité, sans renoncer à l'Etat providence : leurs citoyens sont non seulement heureux au travail mais ravis de la qualité de leurs services publics ! Cela fait rêver…

3. La dynamique démographique (impact : 20%)

A la différence de la plupart des pays européens, la France présente une démographie remarquable : la natalité y reste élevée, de l'ordre de 1,8 enfant par foyer, quand elle plafonne à 1,4 dans le reste de l'Europe. C'est un potentiel formidable, porteur de talents et de vitalité pour les décennies à venir, mais qui, pour l'heure, constitue aussi une double charge objective : d'une part, il requiert un surcroît de moyens et d'infrastructures non productives (écoles, santé, …) ; d'autre part, il génère un afflux de jeunes demandeurs d'emploi dans une économie poussive qui ne parvient guère à l'absorber. Ce constat est à tempérer au vu des vagues migratoires chez certains de nos voisins (Allemagne, Italie, Espagne, Royaume-Uni, Suède, …), qu'ils réussissent plutôt bien à intégrer dans leur tissu socioéconomique lorsqu'elles sont délibérées, planifiées et organisées. La croissance raisonnée de la population n'est jamais une contrainte mais une opportunité.

4. La qualité de formation (impact : 30%)

Ceci nous renvoie dès lors à la question de l'adéquation entre les exigences du marché du travail et les qualifications de nos jeunes générations et, plus largement, de l'ensemble de la population active. Il nous faut en la matière avoir l'honnêteté de dresser un bilan assez calamiteux, désormais connu de tous : qu'il s'agisse du classement PISA sur le niveau d'éducation scolaire, de l'analyse des filières économiques en pénurie de compétences, ou de l'état des lieux de la formation continue en environnement professionnel, la France accumule les handicaps et n'engage que depuis très récemment un plan d'action à la hauteur des enjeux. Les résultats ne commenceront à être pleinement effectifs que dans une dizaine d'années.

En attendant, alors que partent et passent les trains de la révolution numérique, industrielle et post-industrielle, nombre de nos concitoyens restent sur le quai, souvent dans l'incompréhension des mouvements en cours. Et ce n'est rien face au raz-de-marée que provoquera l'irrésistible avènement de l'intelligence artificielle, non pas dans un demi-siècle, mais dans une demi-génération. Il en va ici de la vision et de l'anticipation de l'Etat, en termes de politique de formation, mais aussi de préparation de la société à l'une des plus grandes mutations civilisationnelles qu'ait connu l'humanité.

5. La compétitivité "hors coût" des entreprises (impact : 30%)

La faible adaptation ne saurait être uniquement reprochée aux salariés. Nos entreprises sont également coupables de stratégies à courte vue. Déjà posé depuis plusieurs années, le diagnostic implacable a été récemment rappelé : l’industrie tricolore souffre d’un manque cruel de compétitivité 'hors coûts', c'est-à-dire fondée sur l'innovation technique, l'excellence de services, l'expertise et la valeur ajoutée. Quand l'Allemagne investissait lourdement dans la modernisation de son secteur industriel et la reconquête des marchés internationaux, la France voyait son industrie fondre à 12% du PIB et le solde de sa balance commerciale sombrer dans les abysses.

A force de maintenir à bout de bras des filières rendues moribondes par la concurrence des pays émergents (textile, acier, …), quand ils n'ont pas sabordé leurs plus beaux fleurons (Alcatel, Alstom, …), nos entreprises et les pouvoirs publics qui les soutiennent laissent passer tant de trains de la différenciation concurrentielle. Il ne faudra pas rater les prochains : énergies durables, intelligence artificielle, nouvelles mobilités, nanotechnologies, informatique quantique, applications de la blockchain, … A l'instar d'un Airbus ou d'un Ariane, rares mais emblématiques symboles de l'excellence économique, il est temps que de nouvelles étoiles garnissent le drapeau européen. Mais la compétitivité "hors coût" réside aussi dans les industries traditionnelles : agroalimentaire, artisanat, services à la personne, commerce, … C'est un état d'esprit.

Si la France parvient à adresser chacun de ces 5 défis, nul doute que nous connaîtrons à nouveau une situation de prospérité et de plein emploi. Certes non exempte de crises économiques et de fluctuations, mais structurellement saine. Alors peut-être aurons-nous retrouvé notre esprit français conquérant, optimiste et brillant qui éclaira le monde en d'autres ères de révolutions sociétales et industrielles.

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