Le changement : une histoire ancienne ... toujours actuelle !

L'injonction au changement, qu'il soit politique ou organisationnel, économique ou social, est de chaque instant. Il nous faut nous adapter sous peine d'être dépassés. Etre individuellement compétent et collectivement compétitifs. "Devenir ce que l'on est" (champ du développement personnel) ou devenir ce qu'il faut être pour rester branché, connecté, pour rester dans la course ; mais pour aller où ?

Qu'il soit perçu positivement ou négativement, comme une fatalité ou comme un choix, le changement a toujours posé question. En ce temps d'accélération des transformations (changement climatique, développement de l'intelligence artificielle, manipulations génétiques), où le monde n'a jamais paru si incertain, voire menaçant, il peut être intéressant de remonter le fil du temps, pour constater combien, à l'origine de la pensée moderne, la défiance était déjà forte. La même question clé revient à travers les âges : il s'agit de savoir si nous pouvons maîtriser notre avenir.

D'après Homère, l'histoire se déroule selon la volonté des dieux et celle-ci, n'obéissant pas à des lois connues, est imprévisible. Les dieux eux-mêmes, Zeus compris, contraints par un destin bien mystérieux, ne peuvent pas, éternellement, échapper aux révolutions qui marquent les grands changements !

Selon Hésiode, l'histoire est déterminée par une loi de dégénérescence : tout commence par un âge d'or - moment mythique décrit comme étant celui de l'abondance dans une nature généreuse, nous dit l'Encyclopédie Universalis. Ensuite tout se dégrade inexorablement et se succèdent les âges - et les races - d'argent, de fer, de bronze et celui enfin de l'âge et la race des héros. Pourquoi ce mouvement ? La dynamique des âges résulte de l'opposition et de l'alternance de deux forces essentielles : la Justice (Diké qui est reconnaissance de la limite et d'un ordre supérieur) et la démesure (hubris qui est orgueil et volonté de puissance). Dans une opposition entre Diké et hubris, se succèdent l'ordre et le désordre. Mais cette histoire qui semble linéaire n'a pas de fin : elle se répète de façon cyclique. S'il y a bien changement, ce changement se répète à l'intérieur d'une structure fixe et, finalement, le monde reste tel qu'en lui-même.

Avec Héraclite, il n'y a pas recommencement, il n'y a pas répétition car il n'y a pas de structure fixe : "on ne peut se baigner deux fois dans le même fleuve." Il n'existe aucune stabilité dans le cosmos qui n'est que mouvement continu. De même dans l'ordre du social et du politique : la force nouvelle de la démocratie athénienne vient bousculer un ordre établi, stable où chacun a sa place, celui de l'aristocratie tribale grecque.

A l'inverse, pour Parménide, le changement n'est qu'apparence puisque la réalité elle-même, saisie par le biais de nos sens, n'est qu'illusion. Derrière ce monde mouvant et multiple, il existe un monde - accessible à la raison humaine - vrai, stable et immuable.

Qu'il soit un jeu d'apparences ou réalité essentielle, qu'il s'inscrive dans un processus circulaire ou un mouvement linéaire, le changement est - humainement - de toujours, c'est-à-dire de toute l'histoire, de toute notre histoire. Englués dans le déroulement du temps, nous ne savons pas s'il y eut un commencement et s'il y aura une fin, mais que l'on se réfère à une cosmogonie mythologique (Homère, Hésiode) ou à une cosmogonie rationaliste (Héraclite, Parménide), l'histoire nous apparaît toujours dans un mouvement plus ou moins porteur de risques. Pour nous, modernes, le nœud du débat est ici, dans la possibilité, ou pas, d'une maîtrise. Pour certains, le risque sera maîtrisé si l'on arrête le mouvement de l'histoire. Pour d'autres, seul le progrès est porteur d'une maîtrise.

Contre l'instabilité et le risque, combien d'utopies et combien d'idéologies déclinées en programmes politiques plus ou moins vagues ont proclamé la fin de l'histoire ? A commencer par Platon, père de la pensée rationnelle occidentale (dans la suite des présocratiques).

Contre la déchéance des âges successifs racontée par Hésiode, contre le désordre d'un monde sans unité craint par Héraclite, Platon, qui emprunte à Parménide l'idée de l'Un immuable (le monde des Idées accessible par la raison du sage) pensera un projet politique total décrit notamment dans la République : là tout est contrôlé par l'Etat - la pensée comme les naissances, les désirs comme l'organisation sociale - dans une volonté de stabilité. Avec la réalisation d'une "république" idéale, dominée par le plus sage des hommes, l'histoire et le mouvement de déchéance de l'humanité serait stoppée, l'angoisse du chaos serait surmontée. Nous trouvons chez Platon, au IVème siècle avant Jésus Christ, et comme cela se retrouvera dans toutes les utopies à suivre, ce mélange étonnant d'un mouvement de l'histoire inéluctable (déterminisme) et d'un arrêt de l'histoire (volontarisme politique) qui serait la réalisation de la Cité parfaite.

N'est-ce pas là, dans cette volonté de contrôler l'ordre des choses, d'arrêter l'histoire, de figer le monde après avoir établi l'ordre nouveau, l'origine du totalitarisme ? A l'origine de l'utopie politique, il y aurait donc l'angoisse du chaos et le besoin de maîtriser le risque.

Ce qu'il y a de commun à ces différentes pensées, c'est que le changement, apparent ou fondamental, est toujours régi par le destin - force obscure - ou par des lois de la nature, ou par celles de l'histoire. C'est la Nécessité qui préside aux transformations. De ce point de vue, rien n'a vraiment changé.

A l'inverse, beaucoup pensent que le changement est associé à l'idée de progrès, qui se définit par l'innovation technologique et l'émancipation humaine continue, collective et individuelle. Nul destin, nul ordre supérieur, mais rester dans la course : s'adapter est la nouvelle Loi.

Dans notre univers contemporain, le discours dominant est celui d'une injonction de nous adapter pour ne pas disparaître, pour le progrès. Cela serait plus évident, si la réalité dudit "progrès" n'était pas contestée.


Pour aller plus loin :

·      Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs

·      Pierre Hadot, Qu'est-ce que la philosophie antique ?

·      Karl Popper, La société ouverte et ses ennemis tome 1, L'ascendant de Platon

·      Et pour toute la famille : Jostein Gaardner, Le monde de Sophie

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