LE COLOSSE AUX MAINS D’ARGILE
LE COLOSSE AUX MAINS D’ARGILE
«Celui qui n’aime pas son travail, il n’aime pas sa vie. Et celui qui n’aime pas sa vie, il est mort. »
Le colosse[1] a 46 ans. Tombé d’un échafaudage en avril 1997, il s’est brisé les deux poignets, ouvert l’arcade sourcilière, a perdu quelques dents sur le ciment. Opéré des poignets par brochage, il est sorti au quatrième jour d’hospitalisation. La parcellisation des tâches touche l’organisation des soins autant que les chaînes de montage. On ne s’est pas demandé d’où il venait, où il allait, tout en ayant efficacement et mécaniquement remis en place ses éclatements osseux, surveillé ses constantes sanguines et sa température. Qui s’est inquiété, en le laissant sortir si tôt après un tel traumatisme, du fait qu’il était seul en France, vivait dans un foyer et qu’avec deux mains brochées, il n’a pas pu se laver, s’habiller, se nourrir et assumer ses besoins physiologiques pendant plusieurs semaines ? On a économisé ponctuellement des journées d’hospitalisation dans une vision comptable de la santé. L’algodystrophie[2] qui s’est immédiatement déclenchée aura coûté très cher à la Caisse primaire d’assurance maladie du patient et donc à la collectivité.
Notre équipe de la douleur prend ce patient en charge au bout de dix mois, le chirurgien qui le suit se sentant dans l’impasse. Les mains sont oedématiées, douloureuses, gonflées comme des baudruches qu’il tient devant lui, inertes. Lorsque nous reprenons un dossier de patient douloureux chronique[3], notre première démarche clinique est de remettre le diagnostic à plat. Il est souvent incomplet. L’algodystrophie (désormais requalifiée syndrome douloureux régional complexe ou SDRC[4]) réunit quatre critères diagnostiques dont les trois derniers sont essentiels : l’existence d’un événement nociceptif[5] initiateur ou d’une cause d’immobilisation ; une douleur continue, une allodynie[6] ou une hyperalgésie[7] telle que la douleur est disproportionnée par rapport à tout stimulus déclenchant ; l’apparition d’un œdème, d’une altération de la vascularisation cutanée ou d’une anomalie de l’activité sudoromotrice de la zone douloureuse ; ce diagnostic est éliminé par l’existence d’autres états pouvant rendre compte autrement d’un tel niveau d’impotence et de douleur.
L’algodystrophie du patient est évidente car elle répond aux quatre critères et est maintenant ancienne. L’examen électrique pratiqué permet de découvrir une compression nerveuse au canal carpien et une atteinte sévère des muscles intrinsèques des deux mains. L’IRM retrouve une atteinte des vertèbres C5-C6, C6-C7. Travailler sur des chantiers de travaux publics use le corps. L’accident de travail vient souvent décompenser des atteintes musculosquelettiques jusque là restées silencieuses.
Depuis l’accident et l’apparition de l’algodystrophie, le chirurgien traitant a multiplié les petits arrêts successifs dans un souci de prudence. Ces arrêts au coup par coup indisposent pourtant les médecin-conseils. L’usage pour un médecin-conseil est souvent de consolider un dossier au bout d’un an d’arrêt de travail, décision qui sonne le glas du versement des indemnités au titre de l’accident de travail. Décision qui signifie aussi le retour brutal à l’ancien poste de travail que le patient n’est pas toujours en état, physiquement et psychiquement, de reprendre. Anticiper cette échéance, connaître les autres statuts possibles du blessé séquellaire et « partager » son patient avec le médecin du travail et le médecin-conseil est une nécessité thérapeutique peu pratiquée. Quand un dossier comporte des éléments cliniques lourds engageant le devenir professionnel du patient, l’élaboration de la meilleure stratégie médicale et administrative est un outil thérapeutique, au même titre que les soins médicaux. Parcours administratif contraignant, sans grand intérêt intellectuel quand on est thérapeute mais dont il faut comprendre les enjeux. Notre système de soin peut devenir, si l’on ignore ses contingences administratives, un entonnoir pathogène dans lequel le patient va se perdre. Les situations d’impasse médico-juridique aggravent l’angoisse du patient ou la génèrent plus radicalement, source de décompensation psychique ou somatique expérimentale.
La méconnaissance de la réalité du poste de travail de son patient par le praticien est fréquente. Elle lui rend souvent difficile la compréhension des réticences du travailleur au moment de retourner à son poste et des enjeux identitaires de la reprise du travail. Cette ignorance est source de diagnostic abusif : simulateur, tire-au-flanc... Les rapports de l’homme au travail sont regardés de loin, comme un domaine où la clinique n’a pas sa place. La résonance entre le champ du travail et la construction de l’identité personnelle est cependant constante. La construction de l’identité est tributaire du regard d’autrui, dans le champ amoureux comme dans le champ social. La plupart des sujets en bonne santé espèrent donc avoir l’occasion grâce au travail d’accéder à une reconnaissance de leur valeur. Cette demande de reconnaissance n’est pas uniquement financière. Lorsque le travail est reconnu, efforts, fatigue, doutes, découragements prennent sens. Souffrance et plaisir au travail «s’équilibrent », consolidant la construction identitaire aux niveaux corporel, mental, social.
Le colosse parle de son travail. Il évoque sa vie sur les chantiers, le vent, le froid, la force physique nécessaire pour soulever poutres et madriers. Il se lève immédiatement pour me montrer. Tout son corps participe à cette gestuelle professionnelle qui lui manque. Avant les techniques instrumentales, il y a l’ensemble des techniques du corps[8]. Les gestes de métier ne sont pas que des enchaînements musculaires efficaces et opératoires[9]. Ils sont des actes d’expression de la posture psychique et sociale adressés à autrui. C’est un homme costaud, trapu, fier de sa force. Dans cet agir expressif[10], seules les mains sont hors circuit depuis près d’un an maintenant. Il enchaîne à ma demande sur le récit minutieux de l’accident.
« Je ne sais pas comment je suis tombé. Je me souviens que j’ai agrippé une planche et qu’elle m’a lâché. Elle devait être mal clouée. En dessous, il y avait du béton avec des tiges armées. Une tige tous les un mètre cinquante. Je me suis dit en tombant, il ne faut pas que tu t’empales sur les tiges. Vous savez avec les outils et le matériel accrochés à la ceinture, on pèse 15 à 20 kg de plus. J’ai mis les bras en avant pour protéger ma tête. Je suis tombé entre deux tiges, sur le béton. C’est le destin si je ne suis pas mort. »
Il raconte qu’un mois avant lui, un camarade est mort en tombant du même échafaudage. Celui-là s’est fracassé la tête. Et trois mois avant, à Dunkerque, sur un autre chantier, un copain qui travaillait dans un trou s’est fait éventrer par les crochets d’un godet de pelleteuse devant lui.
« C’est mon métier, il est comme ça. Le risque, on n’y pense pas, autrement on peut pas travailler. Tous les jours, il y a des morts sur les chantiers. J’ai vu un grutier happé par le filin de sa grue. Il a été découpé en morceaux tout en tombant. C’est un métier à risque, le bâtiment. On y gagne bien sa vie. Moi, avec les heures supplémentaires, je me faisais 16 000 Francs par mois. Mais on risque gros... On est des hommes, on pleure pas. Je regarde les reportages sur les ouvriers de New York, à la télé. Ils courent le long des poutres d’aciers à des centaines de mètres de hauteur, comme des danseurs, sans sécurité. C’est pire que nous. De toute façon, celui qui n’aime pas son travail, il n’aime pas sa vie. Et celui qui n’aime pas sa vie, il est mort. »
La crudité de sa litanie sanglante relève d’une sommation d’événements traumatiques et de ses effets sur le fonctionnement mental. Cauchemars, insomnie, sidération, images fixes de l’accident, présentation sans affect, imagerie violente, tout signe la névrose traumatique qui dure depuis des mois et n’a pas été diagnostiquée. On demande rarement à un blessé de raconter son accident ou seulement pour rattacher le bilan des lésions organiques à une cause mécanique précise. L’effraction psychique n’est pas prise en compte.
On ne déplace pas de cellule médico-psychologique pour les travailleurs qui tombent d’un échafaudage. Sur les chantiers, l’exposition aux risques d’accidents graves est cependant constante. La peur devrait l’être aussi. « Le risque, on n’y pense pas, autrement on ne peut pas travailler » dit le colosse. Effectivement, le sentiment de peur est incompatible avec la poursuite du travail. Il s’agit de lutter contre la perception consciente de la peur. Alors les travailleurs érigent en défense une «culture de la virilité » qui vise à tourner en dérision le danger. Ils pratiquent bravades et défis. La désobéissance et l’indiscipline sont des comportements habituels, connotés positivement comme signes extérieurs de courage. Ces travailleurs affichent un goût certain pour les manifestations de force musculaire, d’agilité, voire pour les prouesses physiques. Les «concours » sont la vie ordinaire du chantier. Si on ne s’y plie pas, on est une «pédale », une «femmelette ». On n’est pas un homme.
Le culte de la virilité qui règne sur les chantiers interdit la plainte pour la santé des corps, pour la souffrance psychique. Se plaindre, être angoissé, hésitant, inquiet sont des attitudes efféminées. Alors, on ne parle pas de sa peur. Le maintien de ce déni collectif soude le groupe. Le déni pourrait logiquement déboucher sur un délire. Il n’en est rien parce que ce déni est assumé collectivement et non individuellement[11].
Celui qui ne souscrit pas à la stratégie défensive est à lui seul, par son comportement timoré, une menace pour le groupe. C’est parce que tous partagent la discipline impliquée par la stratégie collective de défense que les ouvriers se reconnaissent entre eux comme membres d’un même collectif et qu’ils «tiennent » au travail. Ces stratégies défensives ont les inconvénients qu’on imagine. Elles gênent les campagnes de prévention, ajoutent des risques supplémentaires, mais elles ont une valeur fonctionnelle fondamentale. Quand on écoute le colosse, on voit qu’elles servent à dénier les cadavres des camarades.
L’accident, surtout lorsqu’il est grave et qu’il engage la confiance dans les gestes professionnels des autres, comme ici la planche mal clouée, vient ébranler le déni du danger. Le travailleur ne peut plus faire semblant d’ignorer que son métier comporte des dangers graves. Le retour au poste de travail est à la fois désiré consciemment et craint inconsciemment. La situation d’impasse psychique est évidente. La somatisation est logique, elle atteint l’organe de travail et rend le retour au chantier impossible.
Notre équipe décide de pratiquer une série d’anesthésies locorégionales intraveineuses[12] (ALRIV). L’anesthésiste[13], la kinésithérapeute[14] et la psychanalyste sont toujours présents pour cette technique. Une précédente étude clinique portant sur une série de 50 cas nous a permis de constater que cette procédure thérapeutique peut avoir un effet cathartique puissant sur les patients et que recueillir paroles et émotions émergeant dans ce moment particulier amplifie l’effet biochimique.
Le colosse supporte la pose des deux garrots sans un mot. L’injection commence. Il semble calme, tranquille. Tandis que l’effet anesthésiant de la xylocaïne agit progressivement, la kinésithérapeute d’un côté, moi de l’autre, lui prenons la main. Des mains inutilisées depuis un an. Nous déclenchons par ce simple toucher une décharge émotionnelle cataclysmique. Le colosse commence à trembler, il s’arc-boute, il hurle de peur sous son masque. Nous sommes cinq dans la salle et pas un de trop pour le maintenir et lui éviter de tomber de la table. Il tombe effectivement de son échafaudage et revit devant nous son interminable chute. L’ampleur de cette décharge donne la mesure de la force du déni. « On est des hommes, on pleure pas ». Mais sous l’effet des produits qui lèvent les verrous émotionnels, on crie sa peur. Nous sommes des êtres de langage et de symbole, pas simplement une mécanique de voies nerveuses. Sur ces voies passent des influx d’informations qui s’associent à de plus anciennes, réveillant les souvenirs des expériences douloureuses, doublant l’information sensitive présente de toute notre histoire subjective passée.
Malgré l’amélioration importante des mains obtenue dès le deuxième bloc, pratiqué sous hypnovel, nous ne pourrons jamais faire le troisième. Il arrive à son rendez-vous les bras couverts de phlyctènes[15], de marbrures, de croûtes. Les mains vont bien, il s’en sert davantage. Mais les bras sont couverts des sept plaies d’Egypte car nous avons d’évidence touché un point d’équilibre en attaquant son symptôme algodystrophique. Ce dernier cède, pour laisser la place à une symptomatologie allergique.
Le symptôme, qu’il soit psychique ou organique, est l’objet d’un investissement de la part du patient. Il fait partie de son histoire, peut être rapatrié dans la défense et même la construction de l’identité. Sa fonction de point de capiton se confirme. Il peut être un point d’arrêt efficace contre de plus graves désordres sous-jacents.
Le colosse crie haut et fort son désir de retourner sur les chantiers dès qu’il sera guéri. Mais depuis un an, son identité virile a basculé du côté du corps malade, de la douleur, de la prise en charge de sa souffrance. C’est au prix du maintien du statut d’accidenté du travail qu’il conserve son équilibre. Il faut savoir que la souffrance mentale est irrecevable au travail. Seule la maladie physique peut être entendue et bénéficie d’un statut de réalité. La prise en charge médicale déplace donc la souffrance mentale vers la douleur physique. L’attention administrative des instances sociales joue aussi son rôle de prise au sérieux de la souffrance physique et mentale endurée au travail, de la peine éprouvée. Elle a valeur de reconnaissance. Faute de cette reconnaissance, le patient est condamné à la solitude.
Quel autre regard peut-il espérer sur son corps malade ? Sa femme est une paysanne qu’il n’a jamais voulu faire venir. « C’est aussi bien, elle ne se serait pas habituée ». Lui non plus d’ailleurs. Ici, seuls comptent son travail et le monde des hommes. Les centaines de kilomètres qui le séparent de sa femme et de ses quatre enfants lui permettent de maintenir le clivage et de tenir au travail. Le travail devient alors la pièce maîtresse de construction de l’identité sociale puisque la sphère érotique et affective est réprimée de fait. Mais on peut aussi penser que c’est par la mise à l’écart de la vie privée que la construction identitaire est entièrement rapatriée dans le monde du travail.
En conséquence, les représentations sociales de l’homme et de la femme s’édifient sur les chantiers, par l’adhésion à des modèles collectifs. Cette identité sexuelle n’est pas issue du désir, elle est défensive. Beaucoup d’ouvriers restent célibataires et ne vivent qu’entre hommes, la vie hors travail étant alors en concordance avec l’économie défensive virile mise en place au travail. Du seul fait de leur présence ou de leur trop grande proximité, les femmes constituent un péril majeur puisque la virilité s’édifie par contraste avec la fragilité et l’infériorité de la femme. S’ils sont mariés, la femme reste au loin et doit gérer seule, matériellement et moralement, tout ce qui concerne la santé, l’intendance, l’éducation des enfants. Viril au chantier, l’homme affiche aussi sa virilité dans les comportements privés. Tout ce qui concerne la maladie, la souffrance, le corps doit rester hors de son fonctionnement et c’est à l’entourage que revient d’épargner l’homme qui travaille. L’identification et l’empathie aux difficultés de la famille ne sont pas compatibles avec le déni de la peur. L’identification et l’empathie deviennent des valeurs féminisantes.
Il est illusoire d’imaginer qu’en quittant le lieu de travail, le sujet devienne un autre, modifie son fonctionnement mental. La coupure entre espace de travail et espace privé est purement théorique. « Le prix à payer pour les hommes est un appauvrissement du Moi, dans le champ érotique comme dans le champ social, d’autant plus ignoré qu’il a valeur de norme, d’autant plus violent qu’il se construit au détriment de la rencontre intersexuelle et de la construction de l’identité sexuelle»[16].
Hospitalisé en médecine pour la prise en charge de sa réaction allergique, les choses tournent mal. Le chef de service, une jeune interne, une dermatologue, les infirmières viennent se pencher, intrigués, sur les spectaculaires lésions allergiques du patient. On prend des photos. Les visages défilent, les prises en charge se démultiplient. Morcelé par ces soins parcellaires, sans accrochage objectal à un médecin particulier, défait par l’accélération des visites qui font éclater davantage ses tentatives de maîtrise de l’objet, le colosse bascule dans un monde d’objets persécuteurs. Il surgit à ma consultation, en pyjama, torse nu, pour exhiber ses plaies dégoulinantes et exprimer son désarroi devant ces soins éclatés, sa peur devant l’avenir, ses soucis financiers pour le devenir de sa famille. Je regarde ce colosse qui suinte, les gouttes sanguinolentes qui coulent le long de ses bras, qui s’écrasent sur le sol autour de sa chaise. Je le rassure, lui rappelle que nous avons, dans l’hypothèse où il ne pourrait pas retrouver un travail, ouvert un dossier de classement en travailleur handicapé, qu’il va bénéficier de tous les dispositifs de prise en charge. Il me raconte qu’il a rêvé de moi. Je le croisais dans la galerie et nous nous disions bonjour. J’avais mon tablier blanc comme d’habitude. A l’hôpital, les hommes portent des blouses, les femmes des tabliers. La différence des sexes est partout et surtout dans les rapports sociaux. Ma cuisine thérapeutique semble le calmer. Il repart rassuré.
Illusion thérapeutique. Car dès la sortie du patient, son médecin traitant nous contacte pour nous dire qu’il refuse son classement en travailleur handicapé, qu’il veut rester dans le cadre de l’accident de travail. Je croise le colosse par hasard dans la longue galerie de l’hôpital. En costume, le regard noir, il me remet avec des mains parfaitement mobiles un faux sur papier libre signé de «son médecin traitant » nous informant du dépôt d’une plainte contre nous. Il m’accuse de lui avoir injecté de la morphine pour lui soutirer son accord pour la Cotorep. Il me montre les photos prises dans le service dont il va se servir pour attester des tortures physiques que nous lui avons fait subir. Il se plaint, outragé, d’avoir été examiné par une femme médecin arabe.
Deux femmes l’ont touché, sollicitant très fortement son verrouillage pulsionnel alors qu’il était allongé, sans défense, sous l’effet de produits agissant sur la vigilance, l’obligeant à se laisser aller musculairement et psychiquement. Une femme de son pays d’origine, en position de pouvoir médical, l’a examiné, remettant en cause une virilité édifiée sur l’infériorité de la femme. Enfin, j’ai prononcé sa dévalorisation sociale en demandant un statut de travailleur handicapé. L’enfer est pavé de bonnes intentions thérapeutiques.
La relation à l’autre en tant que figure maternelle s’effondre si la femme se révèle exercer un pouvoir. Chez l’allergique, l’angoisse surgit devant la perception d’une différence. La recherche d’indifférenciation ne peut se maintenir lorsque l’objet investi se révèle étranger. L’altérité féminine qui met en péril les certitudes viriles doit être niée, combattue, tenue à distance. Si elle fait retour par le toucher et la relation de pouvoir, les défenses s’effondrent. La survenue du symptôme allergique a joué le rôle d’une ligne de défense empêchant la désintégration de la personnalité. L’allergie a cédé pour laisser la place à un état persécutoire. « Sur le chemin régressif, l’allergique rencontre souvent en même temps que le symptôme ou quelquefois après l’apparition de ce dernier, de véritables canalisations d’apparence psychotique qui lui sont propres et dans lesquelles il se glisse, et qui quelquefois cèdent comme miraculeusement devant l’attrait d’un nouvel objet. » [17].
Le colosse a décidé de récupérer son dossier et, guéri de son algodystrophie, d’aller se faire soigner dans un autre hôpital, mettant de la distance entre lui et nous. Le colosse n’est pas près d'abandonner sa nouvelle identité à temps plein, son nouveau groupe d’appartenance, les accidentés du travail. Tant qu’il est soigné, il conserve le lien identitaire avec son collectif professionnel et tout demeure possible. On comprend que la consolidation d’un accident de travail, terminologie administrative signifiant la clôture d’un dossier pour évaluation des séquelles, entraîne des décompensations psychiques ou somatiques dramatiques. Elle signe la fin de la reconnaissance sociale de la souffrance physique et mentale endurée au travail. Alors, le socle social de l’identité s’effondre.
Le réel de l’organisation du travail s’impose dans la clinique hospitalière et pèse lourdement sur la prise en charge des patients, qu’elle soit médicale ou psychologique. Mais en le rejetant par agacement, par postulat thérapeutique ou plus souvent par méconnaissance, nous évacuons aussi sans le savoir des pans entiers du fonctionnement corporel et identitaire de nos patients, induisant un clivage préjudiciable à leur traitement. Nous les soignons entre les murs d’un hôpital pour les renvoyer ensuite dans le milieu où leur pathologie a vu le jour. Seule l’analyse du rapport subjectif que nous entretenons tous avec le travail, seule la compréhension clinique de ce qu’il mobilise de notre corps, de notre intelligence, de notre itinéraire personnel, permet de sauvegarder l’unité psychosomatique des patients, déjà tant malmenée par l’organisation parcellisée de notre système de soins.
Les stratégies défensives déployées sur les chantiers pour faire face au travail, se maintiennent quelquefois, comme on vient de le voir, au détriment de la construction du masculin.
Dans le cadre analytique, il est d’usage de laisser la réalité matérielle en dehors de la cure. Mais comment ne pas repérer dans le matériel qu’apportent les patients les contraintes puissantes qu’au travers du travail, le champ social exerce sur l’identité sexuelle. Elle y est souvent plus soumise aux caractéristiques sociales du genre masculin et/ou féminin qu’à la perception de la différence des sexes. L’écoute que le thérapeute porte alors aux productions fantasmatiques de son patient, sa préférence « théorico-clinique » pour la psychosexualité, peuvent solliciter sérieusement les défenses utilisées pour « tenir » au travail. Quant au lien transférentiel, il fait fondamentalement resurgir la question de l’autre, source d’angoisse mais aussi, au terme de profonds remaniements, porteur d’une nouvelle économie psychique dans la vie privée comme dans la vie sociale.
[1] Marie Pezé, « Corps érotique et corps au travail : les hommes de métier », Travailler, n°1, 1998, Martin Média, p. 79-101.
[2] Syndrome douloureux associant raideur articulaire, œdème, hypersudation des membres et surtout de leurs extrémités.
[3] Une douleur aiguë devient syndrome douloureux chronique entre 3 et 6 mois après sa date d’apparition.
[4] D.M. Justins, Syndromes douloureux régionaux complexes (SDRC) in Douleurs, L. Brasseur, M. Chauvin, G.Guilbaud, Maloine, 1997, p. 519-527.
[5] Perception douloureuse.
[6] Douleur causée par un stimulus qui normalement ne produit pas de douleur.
[7] Réponse exagérée à une stimulation douloureuse.
[8] Marcel Mauss, Les techniques du corps in Sociologie et anthropologie, PUF, 1936
[9] Christophe Dejours, Dominique Desssors, Pascale Molinier, P., « Comprendre la résistance au changement », Document du Médecin du Travail, INRS, N°58, 1994, p. 112-117.
[10] Christophe Dejours, Recherches psychanalytiques sur le corps, Payot, Paris, 1989.
[11] Christophe Dejours, « Pour une clinique de la médiation entre psychanalyse et politique : la psychodynamique du travail », Trans, (Montréal), n°3, p.131-155.
[12] Injection d’un anesthésique local dans la veine du membre supérieur, sous garrot.
[13] Docteur J. Adeline, anesthésiste-réanimateur, médecin de la douleur.
[14]Maryvonne Sauvion, cadre kinésithérapeute.
[15] Cloques.
[16] Pascale Molinier, « Psychodynamique du travail et précarisation. La construction défensive de la virilité », Précarisation sociale, travail et santé, INRS-IRESCO, 1997, p.285-292.
[17] Pierre Marty, « La relation d’objet allergique », Revue Française de Psychanalyse, XXII, n°1, PUF, 1958.
Accompagnement et développement des hommes et des entreprises. Marseille - Paris
5 ansMerci Marie pour cet écrit exceptionnel tant sur le fond que sur la forme. Ton récit et analyse sur ce cas que nous pourrions dire à priori "classique" de vie de chantier, malheureusement, donne un bon éclairage sur ce qui se joue en fait pour le patient. Encore merci pour cette double lecture qui m'apporte personnellement des clefs pour d'autres cas. Au plaisir de te lire une prochaine fois. Florence
Ingénieur Conseil chez Carsat Sud-Est
5 ansMERCI pour cette analyse pluridisciplinaire ! La prévention de la désinsertion professionnelle, ou le maintien en emploi, réclament des compétences, du temps, et, me semble-t-il, un certain investissement pour analyser/comprendre/apporter des soins + un référent/chef d'orchestre + compétence "pont/bridge/viaduc" jusqu'au poste de travail et à l'équipe
Ma page est en anglais car e travaille pour le marché Américain
5 ansQui sauve un homme, sauve l'humanité. Bonjour Marie et bravo pour ce travail au plus près de la souffrance de ceux que souvent nous ne voyons plus. Amitiés AW
Expert Psychologue Pompier SDIS 70
5 ansTrès bel écrit ! Qui donne envie d'en dire encoreeee plus ( si si !), étayé sur d'autres cas cliniques...terrain...de souffrance après un arrêt violent de l'activité travail jusque là construction identitaire du travailleur ainsi que d'une appartenance fondamentale à un collectif porteur de sens et venant valider cette forte identité