Le désir d'écrire sous mandat
Denis Sammartino
On peut imaginer aisément que les scribes de l’antiquité, après avoir acquis les règles leur permettant d’écrire ou de compter, recevaient mandat de le faire, d’un maître ou d’un roi, ou d’un dieu. On peut aisément imaginer qu’il est plus facile d’écrire à la demande d’un maître ou d’un roi que d’un dieu. Ecrire pour un dieu devait être en effet plus complexe. Il fallait certainement, pour le scribe, à la fois tenir compte du contexte et des circonstances historiques contemporaines ou qui avaient disparu depuis peu, et par ailleurs donner aux paroles du dieu une signification, une portée, qui excédait la situation historique, circonscrite, à valeur universelle (lisible par tout homme) ou éternelle (lisible dans la succession des générations). Il fallait certainement pour lui s’approcher au plus près du vouloir-dire du dieu, de son intention pour en dérouler de manière imagée toutes les significations, pour ses contemporains et pour les générations à venir. De son écrit dépendait à la fois la présence du dieu dans l’histoire (son immanence si l’on veut) mais également son existence éternelle (sa transcendance si l’on veut). Était-ce lui qui tel un théurge avait le pouvoir de faire un dieu, d’agir sur lui, ou est-ce lui qui approchant son âme au plus près de l’esprit (du dieu) avait reçu le mandat d’écrire selon son bon vouloir ? C’est peut-être à partir de cette question et dès qu’il a été question de faire le récit d’évènements suscités ou générés par un dieu que, depuis fort longtemps et avant même les temps modernes, se divisent matérialistes et spiritualistes (ou idéalistes) ?
Que l’on se range auprès des uns ou des autres, que l’on épouse l’une ou l’autre voie, on sera bien obligé de reconnaitre que lorsqu’il s’agit d’écrire pour un dieu il en va du désir du scribe (ce qui ne sera pas tout à fait le cas lorsque le scribe écrit pour un maitre ou un roi), soit d’écrire en lieu et place du dieu pour le magnifier en s’accordant à lui-même le mandat de le faire, soit d’écrire en fonction de l’intention supposée du dieu en ayant reçu de lui le mandat de le faire. On voit bien que s’il existe deux désirs du scribe de “ nature” assez différents il sera assez difficile de situer où se trouve le plus grand orgueil et la plus grande véracité. N’ayant pas d’autres choix selon ma propre logique que de compter jusqu’à deux, je me suis voué moi-même à faire oeuvre de discernement. Il me faut ajouter que nous étions là dans un temps où le matérialiste moderne n’avait pas encore décidé que tout ce qui s’écrit sur dieu et tout écrit de dieu relevait purement et simplement de l’imaginaire.
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De manière moderne ou de manière contemporaine, il est quelques écrivains, les plus humbles ou les plus effacés, les plus précis aussi, celles et ceux qui ont considéré que sans une ascèse ils ne pouvaient pas écrire, qui ont retrouvé dès qu’ils se sont mis à écrire la question de savoir de qui ils en avaient reçu le mandat. Leur réponse a été de dire qu’ils ne savaient pas de qui ! Leur réponse nous dit qu’ils ont bien reçu un mandat de le faire, mais sans savoir de qui ! Leur réponse nous dit qu’il existe un “qui” donateur du mandat d’écrire mais que son nom leur est inconnu, qu’il est, au fond, innommable. Leur écriture portera à la fois la trace du mandat qu’ils ont reçu et de l’innommable qui le leur a donné. Ainsi s’écrivent les textes ou poèmes les plus beaux, et souvent les plus sobres, de notre modernité, ainsi s’écrit de manière moderne les textes les plus “inspirés”. D’avoir, qu’ils soient matérialistes ou idéalistes, retrouvé le mandat d’écrire a révélé le caractère mystérieux du travail de l’écrivain et de son désir d’écrire. Est-ce le choix de ne pas ramener l’écriture à son moi, à son nom d’auteur, à proposer une antériorité mystérieuse qui décide l’écrivain à écrire et qui surpasse, faisant oeuvre, la personne qu’il est. Dans ce qui semble être une humilité se prend-il ainsi pour dieu ? Veut-il sauver l’écriture de la pulvérulence des écrits qui tous se rattachent au nom de leur auteur, sans aucune trouée mondaine ou veut-il que son nom demeure dans la postérité comme le nom d’un écrivain dont on sait l’excellence et auquel on voue un culte livresque, dans la liturgie de la lecture, comme on le ferait pour une idole ?
Franz Kafka a écrit Le Chateau qui met en scène un arpenteur qui a reçu mandat de venir exercer son activité par le maître du château. Il doit arpenter (la littérature ? En découvrir plus que l’algèbre la géométrie ?) mais il ne sait pas quoi, et il ne sait pas qui lui a adressé ce mandat. Il sait qu’en rencontrant le mandant il pourra savoir ce que l’on attend de lui. Il est pourtant venu dans le village près du château sans savoir ce que l’on attendait de lui et qui avait voulu l’employer. Le désir de son héros, K., est indéniable, il veut faire son métier d’arpenteur, et sans le savoir il le fera, bien que celui-ci soit d’une autre nature que celle qu’il avait pu imaginer au départ de sa venue. L’humour dernier de cette histoire tient au fait que K. lorsqu’il rencontrera celui qui pourra enfin lui expliquer les raisons de sa venue, s’endort de fatigue. On peut supposer qu’il se mit à rêver en mandataire de la permanence de la trace du mandat et de l’innommable mandant.
Merveilleux cher Sam Plus clair et plus inspirant 🤍
retraitée Education Nationale
6 moisSous cette fome, c'est plus lisible, Denis.