"Le goût est un sens relativement restreint : le salé, le sucré, l'acide, l'amer. Tout le reste, c'est de l'odeur" Brillat Savari
Le succès de L'Exquis a été fulgurant. Depuis octobre, cette pâtisserie s'affirme comme un des gâteaux les plus vendus dans les trois boutiques parisiennes d'Arnaud Larher. Les saveurs se superposent sur une pâte sablée à la vanille: marmelade d'orange, biscuit au sirop d'érable, ganache au café, crème chantilly au marron. «En bouche, on accède à un équilibre, avec autant d'éléments liquides que solides, explique ce meilleur ouvrier de France. C'est un des gâteaux les plus complexes que j'aie jamais réalisé mais la demande est telle que nous envisageons d'en faire une de nos signatures.» Conçue afin d'accompagner le lancement du nouveau parfum de L'Artisan Parfumeur, Noir Exquis, la pâtisserie n'est en vente que jusqu'au 31 décembre. «Nos deux maisons se ressemblent beaucoup, précise David Napier, responsable des partenariats du parfumeur, à l'initiative de cet heureux rapprochement. Nous nous retrouvons dans notre discrétion et le soin apporté à la qualité.» Un filon marketing semble s'être ouvert.
De son côté, le salon de thé parisien Angelina sortait lundi 30 novembre sa bûche de Noël 2015 en collaboration avec Annick Goutal. Pour faire écho aux notes d'agrumes et de cyprès de l'emblématique Eau d'Hadrien, les pâtissiers ont accordé un biscuit shortbread à une compotée de citrons jaunes, citrons verts et yuzu-basilic. Une mousse de vanille de Madagascar à la fleur d'oranger adoucit l'ensemble. Au rayon librairie, les Éléments de conversations culinaires publiés le mois dernier (éd. Menu Fretin, 30 €) font, eux, dialoguer Anne-Sophie Pic avec le parfumeur Francis Kurkdjian. Quant à la société de parfumerie Givaudan, elle dévoilera le 3 mars 2016 Une odyssée des arômes et des parfums (éd. La Martinière). Passée par les cuisines de L'Arpège, la philosophe et consultante gastronomique Caroline Champion y signe un texte «sur l'imaginaire du goût et de l'odorat dans l'univers de la parfumerie et de la cuisine». Plus que jamais, la parfumerie nourrit la gastronomie.
Le goût est un sens relativement restreint : le salé, le sucré, l'acide, l'amer. Tout le reste, c'est de l'odeur
Brillat-Savarin
Déjà en 1825 dans Physiologie du goût, Brillat-Savarin consacrait un chapitre à l'«Influence de l'odorat sur le goût»: «Je suis non seulement persuadé que, sans la participation de l'odorat, il n'y a point de dégustation complète, mais encore je suis tenté de croire que l'odorat et le goût ne forment qu'un seul sens dont la bouche est le laboratoire, et le nez la cheminée», écrivait le gastronome qui fut aussi l'inventeur du vaporisateur. 190 ans plus tard, Jean-Claude Ellena ne dit pas autre chose quand il confie au Figaro: «Le goût est un sens relativement restreint: le salé, le sucré, l'acide, l'amer. Tout le reste, c'est de l'odeur, dit-il. Quand vous mangez, les sensations gustatives se mêlent aux sensations olfactives.» Il y a deux ans, le «nez» d'Hermès avait conçu le parfum Épice Marine avec le chef de Cancale Olivier Roellinger. Ce mécanisme physiologique se nomme rétro-olfaction: les arômes des aliments déposés dans la bouche passent en arrière du palais et atteignent les récepteurs olfactifs par une trajectoire indirecte.
Les sens se répondent et se correspondent: entre «créateurs», on aime invoquer cette synesthésie. Transporté par le parfum Terre d'Hermès, Pierre Gagnaire a imaginé un «Parfum de terre». Soit une «cocotte d'aromatiques dans laquelle on fume quelques instants une raviole fenouil, piquillos et soubressade». Le plat revient de temps en temps à la carte, selon l'humeur du chef. À Paris, Anne-Sophie Pic a carrément tenté d'introduire le parfum dans le rituel du repas. Lors du lancement de La Dame de Pic, en 2012, elle proposait de choisir son menu en respirant des mouillettes imaginées par le parfumeur Philippe Bousseton de chez Takasago, entreprise japonaise de production de parfums. Le procédé a été abandonné deux ans plus tard. «C'était trop virtuel par rapport au plat», admet aujourd'hui la triple-étoilée. L'expérience se fait clin d'œil - mais clin d'œil seulement - lorsque Michèle Gay, spécialiste de «parfumerie culinaire» installée à Bruxelles depuis un an, réalise en octobre un «menu-parfum» inspiré par le N°5 de Chanel. Les liaisons entre ces deux univers ne sont pas toujours très heureuses. Les répertoires diffèrent, les objectifs aussi. Pour cause: on ne se nourrit pas d'odeurs. La cuisine reste fondamentalement tangible tandis que les parfumeurs travaillent l'immatériel. «Lorsqu'on utilise en cuisine des essences et des arômes, y compris naturels, on normalise les goûts, commente Caroline Champion. Un extrait d'orange gommera les spécificités des fruits utilisés pour ne produire qu'une certaine idée de l'orange.»
Chez Hermès, Jean-Claude Ellena est aussi fin gourmet: «J'ai beau être partisan du minimalisme, la fabrication d'un parfum, elle, est forcément complexe et abstraite, comme l'a été la gastronomie jusque dans les années 1970: c'est ce que l'on appelait la cuisine classique. Les chefs empilaient les goûts, complexifiaient les recettes dans le but de les garder secrètes.»
« J'ai beau être partisan du minimalisme, la fabrication d'un parfum, elle, est forcément complexe et abstraite, comme l'a été la gastronomie jusque dans les années 1970»
Jean-Claude Ellena , le nez d'Hermès
L'histoire de la gastronomie fait parfois écho à celle de la parfumerie: en lançant Angel en 1992, un parfum aux notes de bergamote et d'abricot, Thierry Mugler ouvre la brèche des jus dit «gourmands». «Au même moment, la cuisine prend le chemin inverse. Avec le moléculaire, elle se désincarne, devient évanescente», constate, amusée, Caroline Champion. Aujourd'hui, on exige d'une assiette qu'elle soit lisible, qu'elle se cantonne à cinq saveurs maximum.
Moins sophistiquée et plus efficace, la bonne vieille cloche en argent avait tout de même du bon. Si elle sert à maintenir l'assiette au chaud, elle concentre aussi ses arômes. «Lorsque vous ouvrez le couvercle d'une cocotte lutée contenant un faisan aux truffes, c'est une véritable excitation des papilles», s'enthousiasme Monsieur Louis, emblématique maître d'hôtel de Lasserre avant de siéger au conseil d'administration du restaurant. Dans son fief de Valence, Anne-Sophie Pic réinterprète cet ustensile. Son rouget de Méditerranée est couvert d'une cloche spécialement signée par le porcelainier Raynaud ; une petite cheminée ménagée dans le couvercle laisse, au moment du service, s'échapper le fumet d'un bouillon floral au safran, citron Kabosu et amaretto. Ingénieux et subtil. Et si finalement, à table, le meilleur parfum était celui du plat?