Le hacking émotionnel
Je suis toujour surpris de ce phénomène qui resurgit périodiquement et qui n'a pas manqué de ressurgir à l'occasion de l'incendie de Notre-Dame de Paris : un événement tragique à forte résonance symbolique et humaine se produit, une émotion collective en naît logiquement puis un élan de solidarité qui se traduit par des actions ou des dons matériels (en nature, en argent) pour “réparer” les dégâts ou consoler les victimes. En général cela prend la forme de cagnotte dans le style "téléthon".
Mais ce n'est pas cela qui est surprenant. Après tout par nature l’émotion se propage comme un feu sur les poutres de la charpente d’une cathédrale et il n’y a pas lieu de s’étonner que les Français soient très attachés à leur patrimoine qui témoigne d’une histoire commune plus que millénaire.
Ce qui est surprenant c'est le nombre de personnes, et c’est emblématique sur les réseaux sociaux, qui profitent de cet élan de solidarité (et ce fut le cas pour d’autres événements tragiques) pour tenter de détourner l'attention vers des problèmes qui leur paraissent beaucoup plus légitimes et récupérer l’émotion, comme une énergie captée à leur profit. Cela donne des interventions du type "Oui c'est bien de penser à Notre-Dame mais qui s'occupe des SDF, des enfants qui meurent au Yémen, des gilets jaunes qui ne finissent pas leurs fins de mois, de ma tante Catherine qui a un cancer ?" etc. C'est une espèce de hacking émotionnel, de piraterie de l'émotion collective pour la détourner au profit d'un cause qu'on croit plus juste, plus légitime.
C'est d'abord un déni de l'émotion d'autrui, qu'elle soit légitime ou non, ce qui est d'une violence assez brute. La bienveillance et la pudeur auraient au minimum commandé le silence. Mais c'est surtout d'un incroyable égocentrisme (qui à mon avis ne peut trahir qu'une souffrance sous-jacente, un mal-être profond, puisque nul n'est méchant en toute connaissance de cause) puisque non content de nier l'émotion de l'autre on profite de la tribune que donne la visibilité de l'événement tragique pour ramener les choses à soi, ou à son propre combat. C'est une espèce de coup de force irréfléchi qui rebondit d'une émotion à l'autre, qui trahit non seulement un fonctionnement purement émotionnel et réactif lui aussi mais en outre égotique (il est vrai qu’en général l’émotion nous ramène à nous-même), narcissique et impuissant. En en effet il faut souffrir de n'être pas vu, entendu ou compris pour ainsi détourner à son profit ou de celui de "sa cause" une émotion dont on jalouse la puissance de mobilisation de la générosité d'autrui.
Celles et ceux qui donnent dans cette facilité sont assez pathétiques car ils nous montrent d'un coup leur faiblesse, leur impuissance, leur mesquinerie et leur souffrance. Il y a un moment pour parler de sa cause et de la défendre par des arguments et un moment pour laisser celle des autres s'exprimer mais il est assez regrettable (car cela ne fait que rajouter du chaos) de tomber dans une espèce de surenchère émotionnelle qui verra l'emporter celui qui fera le plus pleurer dans les chaumières. Les causes que chacun défend valent mieux que cela et méritent de plus intelligents et sereins missionnaires, si missionnaires il doit y avoir.
Contrôleur de gestion at Getinge
5 ansoui bah ça s'appelle la dialectique. Méthode préférée du provocateur, du débatteur, voir de l’humoriste, gentil ou méchant. C'est facile. Elle se pratique partout. Dans la rue, les media, à normal sup comme chez mon coiffeur. Nihil novi sub sole; avec elle aucun débat ne se perd.... mais on n'en finit pas de se perdre dans les débats.
Coach Agile / Scrum Master | ICP-ACC | PSM | PSPO | MBA
5 ansLa surenchère critique de votre registre de langue ("égocentrisme", "égotique", "narcissique", "impuissant", "pathétiques", "faiblesse", "impuissance", "mesquinerie", "jalousie") est telle qu'on y lit clairement l'émotion et non une analyse sérieuse, et votre texte sonne comme un exutoire à votre indignation, et non comme l'avis d'un professionnel. C'est dommage parce que cela nuit à la crédibilité de votre prise de position dont l'approche était pourtant initialement intéressante. Maintenant, sur le fond : il y a effectivement eu une très grande émotion suscitée par les dons promis rapidement et massivement suite à l'incendie, presque proportionnelle à celle suscitée par l'incendie lui-même, et les propos qui en ressortent sont certes parfois mal tournés ou vont trop loin (en ça, je suis d'accord avec vous : il faut garder une certaine pudeur et délicatesse pour ne pas heurter des esprits endeuillés par une perte conséquente pour l'art et l'histoire), mais ce qui est intéressant est la question : d'où vient cette émotion ? Car la vague est tellement significative qu'il s'agit bien d'émotion, et non d'un détournement réfléchi et égotique au bénéfice d'une autre cause (ce qui aurait dans ce cas pu justifier votre qualificatif de "hacking", ce qui n'est pas le cas ici). Soit dit en passant : si on suit votre raisonnement et puisque cela vous pose problème, vous faites donc vous-même "un déni de l'émotion d'autrui, qu'elle soit légitime ou non, ce qui est d'une violence assez brute.". En l'occurrence, quand on creuse un peu la source de cette réaction aux dons promis :- On s'aperçoit que, avis extrêmes mis de côté, elle ne remet globalement en rien en cause la beauté de l'élan de solidarité qui s'est élevé pour la reconstruction de Notre-Dame, et donc elle ne remet en rien en cause l'émotion qui est née de l'incendie de la cathédrale. Il n'y a pas de déni de l'émotion d'autrui. De même, personne ne dira que donner est mal. Ces dons sont une très bonne chose, point.- Par contre, cette réaction épidermique prend ses fondements dans le constat de ce qui n'est PAS fait. Voir des fonds aux montants absolument indécents être débloqués aussi vite et aussi facilement apporte un tel contraste avec le soi-disant constat d'impuissance affiché par l'état, de nombreuses entreprises et la population face à d'autres causes, que oui, beaucoup sont choqués. En ce qui concerne l'état, rappelons seulement que ses actions pour de nombreuses causes sociales et environnementales sont jugées tellement insuffisantes qu'il subit actuellement une révolte massive et qu'il vient d'être assigné en justice pour inaction climatique par quatre ONG après la pétition la plus signée de l'histoire de France. En ce qui concerne les entreprises, la discussion est complexe. Certaines ont un rôle admirable, mais pas toutes. Pour d'excellentes (convictions/conscience) ou plus discutables raisons (prise en compte du risque d'acceptation sociale), les dirigeants devront en tout cas prouver à tous que leur entreprise est à même d'apporter une contribution positive à la société (en plus de faire des profits, ce qui est normal), dans la mesure du possible. Enfin, en ce qui concerne les individus, on peut être légitimement étonné de constater qu'une part importante de la population (française mais aussi bien sûr mondiale) semble être systématiquement émue par ce qui la touche de près et brutalement (Charlie, Notre-Dame, etc.) mais globalement indifférente à ce qui lointain/irréel, ou trop habituel (attentats/massacres/génocides à l'étranger en particulier hors certains pays développés, écosystème planétaire en souffrance, gens qui crèvent dans la rue). Mais à notre décharge, c'est un biais psychologique qui s'explique. Je vais reprendre les mots d'un article lu sur LinkedIn : "Il se trouve que notre patrimoine - vivant - est actuellement plus que menacé. Sous l’action des hommes, du réchauffement climatique, chaque jour ou presque, des espèces disparaissent. Les ours blancs agonisent sur leur banquise qui fond, les abeilles meurent, les papillons ont déserté nos campagnes empoisonnées par les pesticides. Et nous ne pleurons pas. Nous savons que la montée des eaux met en danger des millions de kilomètres de côtes et les populations qui y vivent. Mais nous ne nous affolons pas assez pour agir et sauver cet autre joyau du patrimoine mondial qu’est Venise. C’est que le réchauffement climatique, contrairement à Notre-Dame, est sans image. Notre moi ne peut se le représenter. Aussi, d’une certaine façon, c’est comme s’il n’existait pas réellement. Nous pourrions pourtant verser beaucoup plus de larmes, si nous parvenions à concevoir ce que nous vivrons d’ici une trentaine d’années. Seulement, notre cerveau est fait pour penser au présent. Nous sommes capables d’anticiper, d’imaginer, mais nous ne parvenons pas à croire aux périls qui échappent à notre perception immédiate. L’effondrement, nous le vivons pourtant chaque jour un peu plus, à l’échelle planétaire. Mais nous n’arrivons pas à le réaliser." C'est un peu comme la fable de la grenouille: si on la plonge subitement dans de l'eau chaude, elle s'échappe d'un bond; alors que si on la plonge dans l'eau froide et qu'on porte très progressivement l'eau à ébullition, la grenouille s'engourdit ou s'habitue à la température pour finir ébouillantée. Alors oui, je (me) pose la question : est-ce que Notre-Dame est la priorité ? Est-ce que ce n'est pas comme réparer un meuble qui vient d'être abîmé (certes très beau meuble antique à la valeur inestimable) dans une maison en train de brûler ? La métaphore est peut-être extrême ou exagérée... ou pas. Quoi qu'il en soit, je ne souscris pas à votre analyse indiquant que ces réactions sont un geste pour ramener les choses à soi ou à son propre combat : en particulier en matière environnementale, on ne peut parler de profit "personnel" car c'est dans l'intérêt de toute la planète, cela concerne absolument tout le monde, et en particulier notre descendance. C'est le combat de tout le monde... ou en tout cas, ça devrait l'être. Pour illustrer mon propos, écoutez le discours de Greta Thunberg au Parlement européen. Même si certains sont cyniques à propos de ses interventions, son message est simple et juste et c'est à sa génération que nous sommes en train de léguer cette planète. Et pour finir, encore une fois : respectons les émotions de chacun, saluons les gestes généreux quelle que soit la cause défendue, et encourageons chacun à être bienveillant et encore plus généreux, avec un vrai recul sur ce qui devrait davantage nous toucher.