Le leadership par la gentillesse.

Le leadership par la gentillesse.

Peu de leaders se définiraient spontanément, ni même en insistant, comme gentils ou gentilles. Peu apprécieraient même qu’on les qualifie principalement de la sorte. Deux enquêtes de 2013 et 2018 montrent que c’est pourtant l’attribut préféré que les générations Y puis Z attendraient de leurs managers.

Serge Trigano a eu une vie pour éprouver toutes les dimensions de la gentillesse dans le management et le business. Y compris l’absence de gentillesse, son inefficacité parfois, sa vanité occasionnelle, sa contre-productivité dans certaines situations. Mais il a su en faire une marque de fabrique et, au-delà, un principe de direction, d’attraction et de fidélisation des équipes. Cette chronique n’est pas le récit de sa vie, mais une tentative d’analyse des ressorts d’un leadership à combinaison rare, nulle part enseigné, mais qui donne des clefs importantes au moment où les recettes traditionnelles pour recruter et fidéliser deviennent inopérantes. Le leadership par la gentillesse.

La gentillesse, condition d’une symétrie des relations.

L’industrie des services hôteliers et du tourisme est plus sujette qu’aucune autre à « la grande démission ». C’est pourtant une industrie de vocation mais de nombreux talents jettent l’éponge et finissent par lui préférer des métiers sans odeur et sans saveur, mais aussi avec moins d’espoirs déçus d’une vie imaginée intéressante, relationnelle et – un peu – aventureuse. Les incivilités, le stress exporté par un management angoissé paralysent vite ou progressivement l’autonomie, l’initiative, la spontanéité et la confiance en l’autre, quatre ingrédients essentiels à la qualité de service et d’interaction humaine. C’est aussi une industrie de normes, de répétition de standards, de gestes, de longues heures décalées, qui sur-valorise la conformité, la discipline et l’expérience. Bien sûr, le Club Med des origines avait su rompre ces codes autour des notions de gentil membre et de gentil organisateur, et c’est sans doute à cette école d’une vie que Serge Trigano a puisé la plupart de ses convictions et de sa pratique de leader. Une chose néanmoins lui est sinon propre, du moins remarquable : la capacité à faire que les personnes qui servent se sentent aussi importantes que les personnes qu’elles servent, tout en ayant plaisir à les servir. Cela passe par une intimité avec leur quotidien et leur situation, des demandes et des conseils formulés à voix basse et avec un clin d’œil, même quand d’évidence il y aurait matière à énervement. Serge Trigano a compris jeune qu’on ne peut pas attendre que les clients éduquent les équipes, au plus qu’ils les respectent. L’envie et le respect dans l’industrie des services s’incarne physiquement et gentiment par les leaders, pas par les clients.

Le charisme par discrétion

L’un des attributs essentiels du leader par gentillesse ne va pas de soi, et est un oxymore : le charisme par discrétion. Camus avait cette définition poétique du charme, « cette manière de s’entendre dire oui sans avoir posé de question claire ». Dans l’exercice d’un leadership par gentillesse, être prévenant et discret signale que votre attitude n’est pas dédiée à la galerie, mais sincèrement à la personne. Cela tend à créer une fidélité tacite de long terme, le souvenir de moments privilégiés avec le leader plutôt que de n’avoir été que le prétexte d’une adresse collective. Le monde de l’hôtellerie et de la restauration est un univers de feedback direct, permanent et brutal. De nombreux personnages emblématiques y vocifèrent, et exhibent une culture brutale du résultat et de l’exemplarité, en particulier en stigmatisant les comportements individuels en guise d’éducation collective. Cela n’exclut pas en compensation une sur-démonstration de paternalisme, censée resserrer la fidélité. Mais un des grands apports d’Escoffier fût de baisser la chaleur, la violence et les cris en cuisine. Alors comment exercer une relation charismatique sans affirmation outrancière de la personnalité et de l’ambition ? Trois éléments sont présents dans la pratique de Serge Trigano qui peuvent permettre de travailler cette dimension de charisme par la discrétion : (a) donner du feedback individuel et discret dans l’instant sur les conséquences de l’action et sur le ressenti possible du client, pas sur l’action elle-même (b) préserver la petite flamme, faire que la personne survive au feedback et ait envie de s’améliorer, pas de changer de métier (c) ne rater aucune occasion de remarquer et remercier les comportements vertueux ou simplement corrects, là aussi le plus individuellement possible.

Les raisins de la gentillesse

Il ne faut pas surdéterminer l’effet de la gentillesse sur le business et les résultats de court et moyen terme. La réussite de Mama Shelter – contre-intuitive à toutes les études de marché initiales, mais comme le dit Philippe Bloch, un ami de Serge Trigano, « aucune étude de marché n’a jamais dit oui à une idée neuve » – est le produit d’un mix étonnant de talents complémentaires, dont une focalisation sur la capacité à produire une offre de haute valeur à prix éthique. Mais quand il a fallu lancer Mama Shelter, une armée d’anciens GOs et de cadres du Club Med faisaient la queue pour rejoindre l’aventure « avec Serge ». L’aventure n’aurait jamais décollé sans ça. Après, il fut possible de s’occuper du reste. Et maintenant qu’il projette sa future vie – qui inclut une école de la gentillesse – la même armée, gonflée des fidèles de Mama Shelter, lui demande de leur faire une place dans l’aventure quelle qu’elle soit.

A un moment où la guerre des talents rend difficile de recruter, de fidéliser et d’échapper à un monde du travail transactionnel, la recette de leadership par la gentillesse nous rappelle que l’engagement et la fidélité sont les raisins sucrés des relations individuelles, même et surtout l’espace d’un instant, pas de l’adhésion à une cause.


Cet article a été initialement publié dans le Magazine de l'ANDRH en septembre 2022, dans le cadre de ma chronique mensuelle sur les hommes et les femmes qui, par leurs recherches ou leurs actions de dirigeant, influencent la pensée moderne en management.

Christopher Boinet

Avocat Partner | Hospitality Department chez IN EXTENSO AVOCATS

1 ans

c'est tellement vrai ! Bien à vous tous

Jessica Sorosina

Chief of Brand (Edition/Chroniques/Blogging) chez DijessTrends

1 ans

Excellent article.. un vrai bijou..

Valérie Gaudart

VP External Communication and Civil Society PR — others : author (french indian / fantasy) — Éducation boards member // 🇮🇳🇫🇷 cultures.

1 ans

Tout le monde devrait lire ce texte. Notamment et aussi en ecoles. Merci Laurent.

Alexandra Grossmann

CEO d'Adsoom « Méthode Meilleurs à Plusieurs »

1 ans

Merci Laurent de rappeler l'essentiel à la lumière de l'exemple si inspirant de Serge Trigano. On est fidèle quand on aime ❤️ Et super la phrase de Philippe Bloch "aucune étude de marché n'a jamais dit oui à une idée neuve" !

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