Le lien de la vraie prière
Il y a les vraies prières et les fausses prières. Ce sont certainement les secondes qui font germer les guerres de religion. Le mot prière tel qu’il est défini dans les dictionnaires semble véhiculer un terrible malentendu. Qu’il soit pris dans son sens religieux ou dans son sens courant il exprime trop souvent le fait d’exprimer son adoration ou sa vénération envers Dieu, mais que cette prière s’adresse à l’être suprême ou à des êtres humains, elle se situe alors sur le terrain de la requête, de la recherche de grâces ou de faveurs. Elle nous emprisonne. Elle nous referme. Elle nous isole. Elle fait de nous des solliciteurs et des courtisans serviles. Au pays des incantations machinales et des moulins à prière, Dieu se transforme alors trop facilement en distributeur automatique, en self-service, quand il ne se transforme pas en laverie, pour blanchir nos méfaits. A cet égard la prière paraît toujours intéressée. Dans ces conditions, elle relève du contresens. Elle ne relève plus du geste vers l’autre mais du troc, de l’onanisme spirituel et du geste tourné vers nous-mêmes.
Fait révélateur, nous distinguons parfois la « prière », trop souvent formulée à notre profit, des « intentions de prière » tournées vers autrui.
Nous n’existons que par l’autre et qu’il s’agisse de solliciter Dieu ou de conjurer, d’essayer d’amadouer le destin, nous ne devrions invoquer la grâce, la plénitude, la joie, le bonheur, la santé, la sérénité que pour les autres, espérant qu’ils feront preuve de la même empathie à notre égard. La prière n’a de sens que lorsqu’elle est tournée vers Dieu lorsque nous sommes chrétiens, musulmans, juifs ou bouddhistes, ou vers les valeurs qui sont les nôtres lorsque nous ne croyons en aucun Dieu. La prière n’a de sens que lorsqu’elle est tournée vers nos semblables. Lorsqu’elle vise à réduire leur solitude, à apaiser leur chagrin, à soulager leur douleur. La véritable prière ne peut relever que du partage et de l’écoute, sans quoi elle n’est qu’une manifestation supplémentaire du tout à l’Ego, du narcissisme qui nous rongent trop souvent. Les plus belles prières sont sans doute les vraies lettre d’amour : non pas celles qui disent « je m’aime », mais celles qui disent je t’aime. Car alors nous ne quémandons rien pour nous-même, mais nous souhaitons tout pour l’autre, tout pour les autres. Nos plus belles prières sont sans doute celles qui sont tournées vers nos proches. Parce qu’elle n’est pas arrivée à les détruire, l’épreuve de la captivité a forgé l’âme de Jean Zay comme celle de Jacques Rivière. On trouve dans le journal de captivité de Jacques Rivière, secrétaire général de la NRF, beau-frère et meilleur ami d’Alain Fournier, la plus belle prière, la plus belle profession de foi dans l’humanité d’un jeune homme de 29 ans :
Jusqu'ici, je n'ai su vraiment aimer que les femmes. Avec les hommes, il y a toujours eu ce détestable quant-à-soi de l'auteur, cette crainte d'être dérangé, qui, au moment où je rencontrais les véritables différences de l'ami, celles auxquelles il eût fallu se soumettre, se subordonner pour aller plus loin, me conseillait de me retirer, de ne pas entrer dans ces difficultés. Je voudrais que l'amour des femmes et que le long désapprentissage que je fais ici de moi-même m'apprissent à dépasser pour tous mes aimés cette courtesse d'âme que je déteste. Se perdre vraiment en chacun, cesser en sa faveur d'être, d'exister, de subsister. Mon Dieu, donnez-moi la charité.
Jacques Rivière 8 juin 1915
Là où nous sommes trop nombreux qui demandons à Dieu la richesse, la puissance et la gloire, ainsi que les attributs de la réussite matérielle, nous devrions lui demander de nous donner assez d’énergie pour toujours mieux aimer nos prochains et pour briser la détestable solitude qui nous sépare de nos semblables.
Chaque véritable prière est un cri lancé qui vient enrichir le chant des étoiles, un petit nom, souvent un prénom : elle vient alors bercer de nos souhaits notre mère, notre père, un enfant, un membre de la famille, un ami ou plus souvent encore notre moitié d’orange.
Jean-Pierre Guéno