Le lien de l’espace vital / Episode 92/ le lien de notre intimité
Qui a oublié « l’ère Pailleron », celle d’un collège du 19ème arrondissement parisien où vingt personnes dont seize enfants avaient trouvé la mort le 6 février 1973 ? L’ère des collèges hautement inflammables parce que construits au rabais. Depuis cinquante ans, nous avons continué à faire flamber de plus belle les m² d’une autre manière au détriment du facteur humain. Nous nous sommes obstinés à les « rentabiliser », à les « optimiser ». Nous avons vendu dans les bureaux du m3 plus encore que du m². Les tarifs ont viré façon 3D. Nous avons rabaissé les plafonds. Plus nous avons fermé, plus nous avons restreint et rétréci l’espace vital, plus nous avons fait semblant d’élargir. Depuis 30 ans, la grande mode des entreprises a consisté à confiner leurs salariés dans des espaces « paysagers » ou encore « open space ». Le concept a été mis au point par deux consultants allemands, les frères Eberhard et Wolfgang Schnelle, dans les années 1950. Il a ravagé les USA avant de revenir en Europe dans les années 80. Il a été dénaturé puisque dans la vision des frères Schnelle, il s'agissait d'espaces généreux, agrémentés de nombreuses plantes vertes. Le monstre des bureaux paysagers a enfanté celui des bureaux en « open space », de ces plateaux où les salariés travaillent en batterie, où on leur apprend à pondre comme des poules non bio, et où ils perdent selon les sociologues et les psychologues du travail une part importante de leurs capacités de concentration. Dans « l’open space », où l’homme est en fait privé d’espace individuel, la prison c’est la communauté imposée. Après avoir taylorisé les bras, on a taylorisé la matière grise. La chaîne de la chiourme est devenue celle de la termitière. Les machines à café se situent dans des « espaces de convivialité » où nous nous croisions de façon plus chronométrée avant les « gestes barrière ». Le virus ne pouvait que se régaler : il est venu nous parler du « paysage ». En faisant de l’espace « optimisé » une valeur spéculative nos avons violé l’indispensable bulle de l’intimité. Au lieu de faire oublier les rigidités de la hiérarchie, qui enrayent le travail en équipe, on les a renforcées en les rendant plus visibles. Le bureau personnel est devenu une denrée tellement rare qu'on ne voit plus que lui. Juste avant le virus couronné, la tendance allait même au-delà de l’open space. Elle évoluait vers l’espace non attribué, vers le « no space », pour transformer le salarié en SBF : traduire « Sans Bureau Fixe ». « Flex office » pour les initiés ! Parlons-en aux inénarrables « Chief Happiness Officers » ! En 1607, à la suite de plusieurs épidémies de peste, Henri IV a ordonné la construction de l’hôpital Saint Louis spécialement destiné aux malades atteints de la contagion, avec une architecture de l’isolement fondée sur un principe pavillonnaire. Nos hôpitaux modernes ne donnent certes plus dans l’esprit de la salle commune mais confinent leurs patients dans des bâtiments de verre climatisés. Ce n’est pas le fruit du hasard si, depuis son ouverture en l’an 2000, l'hôpital Pompidou est confronté à des taux record d’infections nosocomiales. La vérité semble suinter des ventouses de la couronne d’épines du virus. Puisse t’elle nous inciter à une « stratégie de rupture » par rapport à la tendance qui consiste jusqu’à présent à diminuer l’homme en restreignant ou en virtualisant son espace vital. En allemand "schnell", le nom des inventeurs du « paysager » veut dire « vite ». Ils auraient dû s’appeler « langsam », qui veut dire « lentement ». Prenons le temps de ne pas mourir trop vite.
Jean-Pierre Guéno