Le métier de jeune
Je ne suis pas un néant !
« Pardonnez-moi, je vais passer pour un vieux schnock, mais j'ai tout de même un truc à dire sur cette génération-Z-ou-je-ne-sais-plus-quelle-lettre. Ces jeunes, ils débarquent en nous disant qu'ils veulent défendre telle ou telle cause, l'écologie, le féminisme… Être “engagé”, comme ils disent. C'est bien joli, mais encore faudrait-il qu'ils apprennent un vrai métier. C'est ce que je leur dis, moi : il faut vous professionnaliser. Et vous frotter aux contraintes du réel. »
Ces mots sont d'un DRH. Du genre à être agacé par les discours gnangnan sur cette jeunesse qu'on pare de toutes les vertus, à défaut de lui offrir des débouchés corrects. « Ok boomer », répondront certains. Ses paroles me sont pourtant restées. Et s'il avait saisi là quelque chose de l'engagement ?
Entre les jeunes et l'entreprise, l'incompréhension demeure. Non que leurs idéaux soient forcément différents. De plus en plus, les patrons se piquent d'écologie – à tel point qu'il devient parfois difficile de distinguer les yeux fermés une keynote du Medef d'un meeting d'Europe Écologie Les Verts. Mais un fossé demeure entre les jeunes recrues de l'utopisme contemporain et les dinosaures du CAC40. C'est, en gros, celui qui sépare le pourquoi du comment. Plus que des convictions, le marché du travail exige des compétences... qui font parfois défaut. En un mot : « il faut s'adapter ». Le néolibéralisme, si l'on en croit la philosophe Barbara Stiegler, n'a que cet impératif à la bouche. Mais peut-on se plier au réel sans pour autant s'y perdre ? Si les jeunes se méfient des intitulés de poste aux tonalités corporate, c'est aussi pour de bonnes raisons. Qui voudrait se lancer dans des études compliquées dans la seule perspective de se trouver un « débouché », ce mot atroce qui semble suggérer qu'on se videra de ses illusions comme une baignoire de sa mousse ? Et se réveiller à 50 ans, les yeux endormis par le long sommeil d'une carrière désabusée, en n'ayant toujours rien changé de ce monde qu'on abhorrait tant dans sa prime jeunesse ?
“Peut-on s'accommoder des contraintes du monde extérieur sans renoncer à sa liberté ? Qui, de ma conscience ou du réel, sera le plus fort ?”
Au fond, c'est toujours la même question que l'on se pose lorsqu'on entre dans la vie active : peut-on s'accommoder des contraintes du monde extérieur sans renoncer à sa liberté ? Qui, de ma conscience ou du réel, sera le plus fort ? Chez les philosophes, le match dure depuis des siècles. Il met en scène l'opposition, classique, entre déterminisme et liberté. Si le monde extérieur agit sur moi, je ne suis pas libre. Il est donc tentant de s'en abstraire, pour refuser toute compromission... mais aussi pour se donner la force de le voir autrement. Dans L'Être et le Néant (1943), Jean-Paul Sartre pose la liberté comme un arrachement au réel : « S'il doit pouvoir le mettre en question, il faut que [l'homme] puisse se mettre lui-même en dehors de l'être. » La liberté, c'est « cette possibilité pour la réalité humaine de sécréter un néant qui l'isole ».
Pourtant on veut peser sur le cours des choses. Mais comment ne pas s'y prendre les pieds ? Pour Maurice Merleau-Ponty, grand ami puis adversaire de Sartre, ce dilemme n'en n'est pas un. Et cette conception d'une conscience hors-sol ne nous est d'aucune aide pour penser l'engagement, qui suppose une confrontation directe avec le réel. « Il n'y a pas de liberté sans champ », note le philosophe, qui voit dans la théorie de la Gestalt [« forme », en allemand] un modèle pour penser une conscience humaine inséparable du contexte dans lequel elle se déploie. « Nous sommes mêlés au monde et aux autres dans une confusion inextricable », explique-t-il dans sa Phénoménologie de la perception (1945). D'où l'absurdité de vouloir penser une liberté abstraite : « Je ne peux plus feindre d'être un néant et de me choisir continuellement à partir de rien », affirme-t-il, taclant au passage son confrère existentialiste. « Loin que ma liberté soit toujours seule, elle n'est jamais sans complice, et son pouvoir d'arrachement perpétuel prend appui sur mon engagement universel dans le monde. Ma liberté effective n'est pas en deçà de mon être, mais devant moi, dans les choses. »
C'est sans doute, pour un jeune qui entrerait sur le marché du travail en 2021, l'enseignement le plus précieux de Merleau-Ponty (et qui permettrait peut-être de se réconcilier avec le plus revêche des DRH) : la conscience se développe avec, et non pas contre le réel. Non qu'il faille nécessairement abandonner ses rêves : il s'agit de leur donner une forme concrète. Ce qui implique de se mouiller. De s'engager dans telle ou telle voie, quitte à être déçu. Et de former son opinion en réagissant aux difficultés qui surgissent. « C'est en vivant mon temps que je peux comprendre les autres temps, c'est en m'enfonçant dans le présent et dans le monde, en assumant résolument ce que je suis par hasard, en voulant ce que je veux, en faisant ce que je fais que je peux aller au-delà », rappelle le philosophe. Et cela vaut pour les initiatives les plus rebelles : « un projet révolutionnaire », note Merleau-Ponty, n'est pas une décision abstraite ; il « ne devient une réalité historique que s'il s'élabore dans les relations interhumaines et dans les rapports de l'homme avec son métier ». Vous avez dit métier ?
Pour compléter la série de témoignages que nous avons publiés mardi, nous vous proposons aujourd'hui trois contenus en lien avec la jeunesse : celle-ci est d'abord et avant tout la grande sacrifiée de la crise sanitaire, souligne André Comte-Sponville, qui a déjà eu l'occasion se s'en inquiéter publiquement. De quoi rendre les jeunes amers ? Manifestement, ils n'avaient pas attendu le Covid pour appréhender l'humanité comme une espèce toxique, comme le montre notre enquête sur leur sensibilité écologique. Gare, toutefois, à la tentation de voir la jeunesse comme un bloc homogène : parmi elle, se dégage nettement un groupe de “surdiplômés” de plus en plus perceptible, auquel Monique Dagnaud et Jean-Laurent Cassely se sont intéressés. Enfin, nous vous proposons une analyse d'un sujet qui n'a rien à voir avec la jeunesse, mais qui réconciliera toutes les générations : le fiasco de la “Super Ligue”, dont le philosophe Stéphane Floccari éclaire les enjeux.
Bonne lecture, Anne-Sophie Moreau
Cybercogniticien | Conjuguant IT, Finance et Philosophie | Utiliser l'Innovation pour des Défis Complexes
3 ansParce qu'on serait libre quand on est enfant ? Aurais-je raté un truc ? 🤔