Le pire n'est pas certain
Dans quelques jours, le Lieutenant Cyrille Morel, l’Adjudant Rémi Dupuis et le Brigadier Arno Mavel redeviendront des anonymes. Les trois militaires de la gendarmerie ont été tués dans la nuit du 22 au 23 décembre 2020 à Saint-Just (Puy-de-Dôme) par un « forcené », lors d’une intervention pour secourir sa compagne en détresse. Un drame, un traumatisme pour toute une institution.
Les drames et les catastrophes ne sont pas seulement traumatisantes pour les victimes directes ou leur entourage. Alors que les gendarmes ont appris dans leur formation à apporter une aide maximale à une victime, ils viennent de vivre un contexte de catastrophe où sous le feu, ils sont devenus eux même victimes, et il a fallu prendre des décisions – celles nécessaires à la survie – pour la victime à secourir, pour leurs frères d’arme et pour eux-mêmes. Devant faire des choix déchirants entre la vie ou la mort, il a été question de s’engager, d’agir et même de se sacrifier. Il a fallu décider dans l’incertitude, devant l’éventualité du pire.
Les expériences opérationnelles des gendarmes, en mettant l’accent sur cette perception que peuvent avoir ces hommes et ces femmes qui s’engagent au service des autres, que ce soit pour protéger, pour défendre, pour soigner ou pour informer ne prévoient jamais cette éventualité, celle de devenir victime. Pourtant, tous les gendarmes ayant un minimum d’expérience ont vu ce que le commun des mortels ne voit pas, tous ont vu ce que l’on ne devrait pas voir, ils savent ce que peut-être, ils ne devraient pas savoir. Il faut alors apprendre à vivre avec ces expériences dramatiques.
Entre nous, ce que l’on se raconte n’a pas toujours besoin de mots. Être ensemble suffit parfois. C’est un peu comme ces vieux amants qui prennent seulement plaisir à être ensemble dans la même pièce, quand il n’y a pas besoin de se parler ou de se regarder. Comme des amis que nous ne sommes pas, c’est bien plus fort que de l’amitié une fraternité d’arme, nous prenons du plaisir à faire des choses ensemble, aller courir, partager un repas, une bière ou un « comment vas-tu » sur messenger. Nous avons besoin d’entretenir ce lien, de nous rapprocher de ces « même que moi ».
Il est dit que la Fraternité relève d’une réalité anthropologique dont l’évidence même ou la familiarité cache souvent les tensions de l’environnement. Les sciences de l’homme, pourtant, mais aussi avant elle, les grands mythes de nos traditions culturelles invitent à en éprouver et peser la complexité symbolique.
Il y a quelques semaines, je discutais avec le Général Jockers, Major Général de la Gendarmerie Nationale de ce savoir si particulier, ces histoires que l’on ne raconte pas.
« Ces expériences, ce sont des choses dont justement, nous avons du mal à parler.
Et ce que l’on en retire, on ne le partage généralement qu’avec nos frères d’arme ainsi que nos familles. Mon séjour Afghan a été une aventure partagée avec mon épouse qui en quelque sorte, l’a vécue par procuration, à distance mais à mes côtés. Même si elle ne savait pas exactement ce que nous vivions, elle me connaît et le devinait sans peine. C’est de cette manière que nous avons partagé ces moments malgré cette longue séparation.
Treize mois sur un théâtre d’opérations, au sein d’une coalition OTAN et aux côtés de l’Armée Française…J’en parle avec humilité car d’autres ont tant donné, jusqu’à leur intégrité physique et leur vie, ont été amenés à connaître le prix du danger dans leurs missions quotidiennes. Pour notre part, notre mission consistait à accompagner des policiers afghans sur le terrain en Kapisa et Surobi, c’était le rôle sensible et risqué des POMLT, à renforcer les états-majors de la coalition, à aider la montée en puissance de l’ANCOP (force similaire à la gendarmerie mobile) dont nous conseillions le chef, et enfin à former les unités de sécurité afghanes notamment dans deux grands centres de formation. Cette mission s’avéra rapidement complexe et dangereuse pour nos formateurs.
C’est ainsi qu’à 80 km à l'ouest de Kaboul, dans les montagnes, à près de 2000 mètres d’altitude et en pleine zone talebane, nous travaillions à la formation des forces de l'ordre afghanes[1], dans le Centre d'entraînement national de la police du Wardak. Le camp de Saïdebad, situé en bordure de la "Highway 1", route principale qui relie Kandahar à Kaboul, était sous protection des forces américaines. Les instructeurs, constamment armés, ne sortaient que pour leurs cours. Les élèves policiers afghans, lorsqu’ils rejoignaient leur famille ne circulaient que sous escorte.
Ce camp était sous le feu des talebans qui tirèrent plusieurs dizaines de roquettes de 107 mm, sans jamais atteindre – quelle chance nous eûmes - le petit quartier « bunkerisé » des formateurs. En juillet, ce fut un camion bourré d’explosifs qui explosa à quelques centaines de mètres. La HW 1 devenait toujours plus risquée, et pourtant il nous fallait bien ravitailler le camp, réparer ses véhicules…le 23 août 2011, j’ai engagé quatre véhicules de l’avant blindés (VAB) en fin de matinée sur cette route pleine de monde, que de nombreux militaires et policiers afghans sécurisaient, sous un beau soleil, sur une route empruntée par d’autres véhicules. Ce déploiement de forces donnait l’impression d’être en sécurité, même si nous étions forcément sur nos gardes (On n’est jamais en sécurité en Afghanistan).
Ce jour-là, les choses ont changées brutalement. Le troisième VAB a sauté sur un IED[2]. Le véhicule de treize tonnes a littéralement été soulevé de terre, la charge était énorme, elle visait véritablement à détruire le VAB.
Ma place était d’être avec mes hommes, c’est la place du chef dès lors que la mission comporte un risque.
Je me souviens très bien, après l’explosion il y a eu un temps de latence de quelques secondes. C’est à ce moment-là que j’ai réalisé ce qui était en train de se passer. La préparation opérationnelle a pour but de nous apprendre à réagir dans ce genre de situation, réagir pour faire face. Reprendre prise sur les événements, faire quelque chose, réagir. Je dois bien avouer que les protocoles de sécurité sont laissés de côté dès lors qu’il s’agit de s’enquérir de la vie de ses hommes, je les croyais tous morts. Le véhicule blindé était détruit. Je n’entendais rien à l’intérieur.
Je me rappelle avoir eu le sentiment étrange de voir la scène de haut, puis soudain une focalisation sur l’engin, plus rien d’autre que la vie de mes hommes ne comptait. Je vois le corps inconscient du gendarme qui était en tourelle pendre sur le côté gauche. Le silence est obsédant. Pourtant, la sidération se dissipe et les réflexes de la préparation reviennent chez chacun.
Nous étions à proximité d’un village hostile où nous avions connaissance de la présence de talibans, qui plus est dans une zone d’ombre pour les communications radio. Résultat d’une bonne organisation, nous avions dans notre équipage une infirmière qui a pu réaliser les premiers soins. D’abord isolés, coupés du monde, nous avons été aidés par les policiers afghans à nous sortir de cette situation. Sept gendarmes furent sérieusement touchés, l’un très grièvement, mais ils sont aujourd’hui vivants. L’accompagnement médical, psychologique, humain, a été au rendez-vous.
Ce que j’en retire, c’est cette brutale confrontation à la réalité, tellement forte que je la ressens encore aujourd’hui, et cette sensation que tout le monde est mort. J’avais lu cette phrase auparavant :
C’est vivre en une fraction de seconde les émotions de toute une vie.
Et c’est la réalité, tout y passe, courage, peur, fraternité, haine, soulagement…
Après cela, la manière de vivre notre métier change. Cette expérience nous conduit à comprendre différemment les relations humaines, que ce soit avec nos camarades, nos hommes et même avec notre famille. Premièrement parce que nous avons vu l’essentiel, ensuite parce que nous avons vu le pire, nous savons ce qui peut arriver.
Les militaires nomment cela les cas non-conformes ; ce sont ces situations « qui ne sont pas dans le manuel ». Désormais c’est aussi ce que je retire de cette expérience, c’est de fonctionner au niveau du réel et plus seulement au niveau du probable ou du schéma théorique. Je regarde autrement la préparation d’une manœuvre. Pour reprendre les mots de Nétochka Nezvanova dans le roman inachevé de Dostoïevski :
Le pire n’est pas certain, mais il est tout à fait possible.
C’est parce que dans nos métiers nous sommes d’abord confrontés à des cas non-conformes que mon approche, forte de cette expérience est désormais plus pragmatique, car tournée vers l’essentiel. »
Cette fois à Saint Just, le pire qui n’était pas certain, est arrivé.
Hommage à nos camarades.
Landry RICHARD, 2020, tous droits réservés.
[1] Près de 5 000 policiers afghans ont été formés depuis l'ouverture du centre du Wardak, en 2011, dans le cadre du plan de l'OTAN visant à transférer la sécurité aux forces nationales.
[2] De l’anglais Improvised Explosive Device, un IED est un engin positionné ou fabriqué de manière artisanal incorporant des composants chimiques explosifs, incendiaires ou toxiques. Il est conçu pour détruire, handicaper, ralentir ou distraire. Il peut incorporer des éléments provenant d'arsenaux militaires (par exemple une grenade), mais le plus souvent il est composé d'un assemblage de pièces non militaires.
Responsable zonal police, juriste, correspondant Gestion de Crise chez Office national des forêts
4 ansMerci de partager ce témoignage sur l'engagement de nos militaires en Opex ou en métropole Armée - Nation 🇨🇵
Général d’armée 2S, Président de la Fondation Maison de la gendarmerie. Vice-président de la métropole Aix Marseille Provence
4 ansMerci sincèrement pour ce témoignage si fort .
Consultant senior en sûreté des entreprises
4 ansMagnifique témoignage Landry