Le plus effrayant
Sommes-nous entrés dans l’ère de l’angoisse – cette angoisse qui, contrairement à la peur, qui est toujours peur de quelque chose provenant du monde, ne s’angoisse de rien ? Si, selon la vulgate heideggérienne, le propre de l’angoisse est en effet qu’elle ne s’angoisse de rien, ou qu’elle place soudain celui qu’elle habite face à son propre « avoir à être », il faut, pour qu’il y ait « angoisse », que cet avoir à être soit dévoilé comme tel. C’est dire que l’ « angoisse » est un état de fait éminemment personnel, qui par définition ne concerne que la personne en quelque sorte isolée dans son être. En ce sens, parler d’une « ère de l’angoisse » pose problème, pour cette raison qu’il n’y a par définition pas d’angoisse collective. L’angoisse, en rigueur de terme, est celle qui étreint la personne soudain confrontée à sa propre solitude ontologique. Elle peut prendre par exemple la forme de ce sentiment qui peut la saisir au milieu de la nuit, lorsque tout est silencieux et que les salutaires petites activités du jour sont en sommeil – et qu’elle a ainsi tout loisir de penser malgré elle à son propre être, de prendre notamment conscience que l’heure tourne, qu’elle s’achemine vers sa fin, que cette « mort » dont on parle tant comme on disserterait d’un sujet de philosophie n’est qu’une abstraction plaisante au regard de sa mort, absolument certaine, par laquelle il lui faudra passer, elle, personnellement. Pourquoi suis-je, lors même que dans x années je ne serai plus, et que ce « x » ne cesse de diminuer et qu’il tendra bientôt vers Zéro, qu’il tend déjà vers Zéro ? Certes, qui n’a jamais été pris de vertige dans cette affreuse prise de conscience : tu vas mourir, il n’y a pas « la » mort, c’est vers ta mort que tu avances, lentement mais sûrement, c’est ta mort qui te guette, il te faudra faire le passage, personne ne pourra le faire à ta place. Le jour approche, qui verra pour toi se lever une dernière fois le soleil. D’aucuns affirment qu’ils vivent d’ores et déjà dans une intense curiosité pour cet « ultime passage », que, pour un peu, ils auraient hâte d’y être. Sont-ils sincères ? Faut-il subodorer dans leur grande déclaration de curiosité une espèce de coquetterie spirituelle, une manière de poser, de faire à très peu de frais étalage de courage, voire de sagesse ? Cependant soit : admettons qu’ils soient sincères. Mais « curiosité » de quoi ? Après tout (et c’est là une hypothèse qui fait même défaillir les plus mâles esprits), peut-être n’y a-t-il rien « après » ? On peut être curieux de quelque chose que l’on ne connaît pas encore, cette « curiosité » est des plus banales ; mais quelle étrange « curiosité » que celle qui se dirige vers une « réalité » dont on ne sait à vrai dire même pas si elle existe ? On répondra bien sûr que cette curiosité n’a pas pour objet ce qu’est la réalité en question, mais justement son existence, qu’elle porte sur le fait de savoir si elle existe, en effet… sauf qu’elle n’existe peut-être pas, précisément, et que si elle n’existe pas alors cette belle et noble « curiosité » sombrera comme telle, en l’ultime instant, dans le néant – et qu’en retour, si l’on peut dire rétroactivement et selon cette hypothèse que nul, après tout, ne peut balayer d’un revers de main, cette curiosité est déjà d’une comique absurdité. En tout cas l’angoisse est donc personnelle et n’a rien à voir avec un quelconque être collectif. A la rigueur, nous pourrions parler des conditions de possibilité d’une « ère de l’angoisse » : celle-ci serait possible dans l’exacte mesure où se ferait jour, au sein de la société des hommes, quelque chose comme une atomisation de celle-ci en ses éléments individuels, chacun pouvant être dès lors d’autant plus facilement confronté à son être. Mieux : il faut que chacun puisse soudain, non seulement se trouver renvoyé à sa propre solitude, mais même être comme écœuré d’ « être ». Ici une première hypothèse peut se faire jour : l’établissement du règne de l’interchangeabilité parfaite et rigoureuse entre les êtres ne constitue-t-il pas de telles « conditions propices » ? Car quelle forme peuvent prendre celles-ci, sinon la réduction des personnes à leur seule fonction, à leur rôle, à leur tâche banale ; rôle, fonction, tâche banale que n’importe qui pourrait tenir ou accomplir – de telle sorte que pourra advenir cet ultime phénomène, ayant valeur de déclencheur de l’angoisse : que le « citoyen » éprouve un certain écœurement, en effet, de simplement « fonctionner ». Si son être se réduit à ce seul « fonctionnement », alors dans l’écœurement vis-à-vis de ce dernier l’angoisse adviendra effectivement, aussi sûrement que deux et deux font quatre.
Pourtant un tel écœurement, constatons-le, peu semblent l’éprouver. C’est donc ailleurs qu’il nous faut chercher une réponse à la question posée (comment une « ère de l’angoisse » est-elle seulement possible ?). Peut-être dans un autre type d’ « écœurement » ? Un autre type d’écœurement qui par définition dévoilera l’avoir à être comme tel ? Il faut que cet écœurement se réfère à une réalité qui à la fois préserve habituellement de l’angoisse et comporte en soi-même la nécessité de sa propre disparition : la jouissance est de cet ordre – car si l’on n’en finit jamais de « fonctionner », l’on finit toujours de jouir. Là où le « fonctionnement » comporte en lui-même la garantie de sa propre continuation, la jouissance comporte en elle-même celle de sa propre fin. Certes, objectera-t-on sans doute, la course à la jouissance (qui est par définition course au néant) est toujours possible, et même couramment pratiquée, qui détourne, le temps qu’elle dure, le sujet de son « être authentique »… cependant on se lasse, tôt ou tard, ne serait-ce qu’en prenant un peu d’âge, de cette course elle-même. Il faut donc une société qui favorise cette « jouissance » : une société du Divertissement, au sens quasi pascalien du terme, une société du spectacle, peuplée d’amuseurs et de clowns, et organisée ouvertement autour de la satisfaction des soifs les plus aisées à étancher, de la promotion des instincts les plus primaires, des appétits les plus faciles à susciter constamment et à constamment satisfaire – aussi vite suscités, aussi vite satisfaits… jusqu’à l’écœurement, précisément. En vérité il faut un régime d’absurdité généralisée, où la question du sens que l’on peut personnellement ou collectivement se fixer ou se voir fixé semble ne plus pouvoir se poser. Notons bien : les pires régimes politiques donnaient du « sens », et c’est bien pourquoi le citoyen lambda ne semblait jamais devoir se lasser d’y fonctionner, justement, même lorsque sa tâche « banale » (par exemple organiser le trafic des trains) était moralement « écœurante ». Même écœurante, le citoyen lambda n’en était jamais écœuré. Il faut donc que l’écœurement dévoilant l’avoir à être comme tel soit autre : il faut un système collectif pire que les régimes les pires – il faut cette société du Divertissement, une société dont le seul horizon collectif ne soit pas celui d’un quelconque grand dessein politique, transcendant (moralement bon ou mauvais, peu importe), mais celui (très actuel) dont on nous dit qu’il façonne l’homo festivus. Et d’ailleurs : ne convient-il pas de constater que les périodes les plus difficiles de l’Histoire d’un pays, si elles sont pétries de « peurs », sont plus enclines à prévenir l’angoisse ; et qu’inversement on ne rencontre jamais autant de personnes angoissées que dans les périodes d’abondance et de confort ? La condition de possibilité de l’ « ère de l’angoisse » réside peut-être dans cette ultime vérité : cela même qui d’habitude dissimule au sujet son être « authentique » (le Divertissement) peut peut-être, une fois franchi un certain seuil d’amusement et de frénésie dans l’amusement (et là est l’ « écœurement »), cesser soudain d’être efficace, ne plus être un alcool assez puissant, parce qu’on s’y sera trop adonné, trop accoutumé, et que les doses ne peuvent être augmentées à l’infini. Mais quel est ce seuil au-delà duquel le Divertissement comme tel écœure en effet, au-delà duquel on en fait une indigestion, au-delà duquel on le vomit ? L’avons-nous déjà franchi ?
En tout cas nous appartenons, incontestablement, à cette société du Divertissement. Cela est si vrai que, notons-le en passant, notre société occidentale a secrété sa propre « aristocratie » (là où les sociétés de jadis, plus brutales et plus viriles, plus tournées de façon systématique vers des objectifs collectifs justement transcendants, avaient forgé les leurs), mais une « aristocratie » très particulière, et dont le trait le plus saillant est qu’y prévaut une interpénétration de la sphère « politique » et de celle du « divertissement » : il n’est pas rare, aujourd’hui, que d’anciens ministres trainent leurs guêtres sur des plateaux de télé dévolus à divertir, ou qu’à l’inverse des amuseurs publics se piquent d’accomplir œuvre politique en gratifiant le bon peuple de conseils de vote ou de leurs propres indignations. Quand les spectacles deviennent politiques et que la politique devient un spectacle, quand les clowns font de la politique et que les politiques sont des clowns, cela est en effet le symptôme d’un Divertissement érigé en principe et finalité de l’être collectif.
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Les sociétés du Divertissement sont pires que les régimes les pires… quelle curieuse affirmation, n’est-ce pas… sauf à bien réaliser qu’elles sont pires que les régimes les pires pour cette raison qu’elles les préparent. Car quelle meilleure stratégie pour prévenir l’angoisse, ou limiter son expansion quand le Divertissement déclare forfait, que d’occuper (de nouveau) les esprits avec un « grand dessein » collectif (moralement bon ou mauvais, peu importe), même s’il fait peur ou qu’il provoque des peurs. Ne cherchons même pas d’intentionnalité derrière cette prévention de l’angoisse : la stratégie en question relève du seul destin de l’être[1]. L’homme, animal social, est ainsi fait. Tout sauf l’angoisse ! Plutôt la peur, ou les peurs, que l’angoisse ! Là est justement le plus effrayant. Les clowns et les pitres constituent l’avant-garde du malheur.
[1] Heidegger note que « l’activité humaine ne devient historique (Geschichtliche) que lorsqu’elle est en rapport avec une dispensation du destin (als ein geschickliches) » (Heidegger, Essais et Conférences, « La question de la technique », p. 33).
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6 moisCette société du divertissement permanent est fatiguante. Le "Nous sommes en guerre." permanent est déprimant. Vivement l'Apocalypse !