Le réductionnisme des émotions de base

Le réductionnisme des émotions de base

Ce premier article de 2024 de KeyEmotion Lab s’inscrit dans la suite du dernier article de 2023 dans lequel différentes théories rendant compte des phénomènes émotionnels et de leurs répercussions comportementales ont été présentées : les théories des émotions discrètes, les théories dimensionnelles et les théories de l’évaluation (appraisal). Les théories de l’évaluation ont été considérées comme plus adaptées pour prédire les comportements des individus que les théories des émotions discrètes ou les théories dimensionnelles.

L’objectif du présent article est de justifier l’avantage d’une approche de type évaluation par rapport à une approche basée sur les émotions de base, un ensemble limité d’émotions discrètes, et de tenter de répondre à la question suivante : pourquoi, malgré cet avantage, les théories de l’évaluation occupent-elles encore si peu de place dans les différents champs d’études appliquées (p.ex., tests sensoriels, tests de produits et de packagings, tests publicitaires…) ?

Une focalisation sur les émotions de base

La majorité des études appliquées se focalise sur les émotions de base. Rappelons que les théories des émotions de base proposent que notre système émotionnel serait organisé en un nombre limité d’émotions à caractère adaptatif, qui seraient universelles, innées et posséderaient une fonction évolutionnaire. Il s’agirait de la joie, la tristesse, la peur, la colère, le dégoût et, éventuellement, la surprise et le mépris. Chacune de ces émotions serait associée à un pattern d’expression faciale spécifique, ainsi qu’à un pattern de réponse autonome spécifique.

Compte tenu du fait que les émotions de base sont associées à des patterns d’expression faciale spécifiques, il a semblé évident de recourir à des méthodes de codage facial pour identifier ces émotions. Les travaux de Paul Ekman à ce sujet ont connu un succès considérable. Cet auteur a proposé un outil sous forme de manuel (le FACS, pour Facial Action Coding System) dans lequel il explique comment coder les expressions faciales en identifiant les unités d’action correspondant à des configurations spécifiques d’un ensemble de muscles faciaux à la base de la production de nos différentes expressions. Par la suite, des procédures d’analyse automatique ont été proposées, toujours basées sur ces unités d’action, permettant d’accélérer le processus de codage comparativement à un travail manuel fastidieux d’analyse de séquences vidéo. Aujourd’hui, des systèmes d’apprentissage automatique faisant appel à des réseaux de neurones artificiels sont utilisés, avec un degré de performance pouvant dépasser les 90 % de réponses correctes. Si ces performances semblent excellentes, il ne faut pas oublier que l’évaluation des performances se fait par comparaison à une analyse humaine, réputée parfaite, ce qui n’est probablement pas le cas. Quoi qu’il en soit, ces méthodes d’analyse de l’expression faciale promettent une mesure objective de l’expérience émotionnelle d’un individu (par exemple un consommateur) par rapport à une approche déclarative basée sur l’auto-évaluation de l’émotion ressentie.

Les limites du recours aux émotions de base

 Une forme de réductionnisme apparaît lorsqu’on limite notre potentiel de ressenti émotionnel à cinq, six ou sept émotions. En effet, certaines études ont montré que nous sommes capables de ressentir plusieurs centaines d’émotions différentes. Même si certaines de ces émotions ne correspondent pas parfaitement à la définition actuelle d’une émotion (i.e., un processus rapide, initié par un évènement déclencheur pertinent, engendrant des modifications corporelles et des conséquences cognitives—voir l’article de KeyEmotion Lab « Avez-vous déjà tenté de définir le mot émotion ? »), le registre des « émotions véritables » que nous pouvons potentiellement ressentir excède très largement le nombre des émotions de base.

Par ailleurs, toutes les émotions ne sont pas associées à un pattern d’expression faciale spécifique et ne peuvent donc être différenciées aisément via ce type d’information.  De plus, il a été montré que le contexte participait grandement à l’interprétation d’une expression faciale. Par exemple, en présentant la photo du visage expressif d’un sportif sur un podium olympique à des participants naïfs, l’évaluation de l’expression faciale par les participants dépendait du contexte qui leur était communiqué (vainqueur ou vaincu de la compétition). En l’absence d’informations sur le contexte, il n’est donc pas toujours possible de se fier à l’analyse de l’expression faciale pour déterminer avec certitude l’émotion ressentie par un individu. À ce problème s’ajoute le fait que les systèmes d’analyse, humains comme artificiels, peinent à différencier une expression naturelle d’une expression feinte.

 Intérêt des théories de l’évaluation

Selon les théories de l’évaluation (voir l’article de KeyEmotion Lab « Émotions discrètes, approche dimensionnelle ou approche évaluative ? »), rappelons que c’est l’évaluation des différents critères liés à une situation ou à la présence d’un objet qui serait à l’origine du déclenchement et de la différenciation des émotions. Nous serions dotés d’un système d’évaluation connaissant nos buts et besoins, scannant notre environnement en continu, en vue d’y détecter les éléments susceptibles de satisfaire notre bien-être (en vue de déclencher un comportement d’approche) ou, au contraire, les éléments susceptibles de nuire à notre bien-être (en vue de déclencher un comportement d’évitement). Outre la détection de ces éléments, d’autres critères feraient partie de cette évaluation cognitive, comme les conséquences possibles de la présence d’un élément ou d’une situation, la capacité de s’adapter aux conséquences de cette présence, l’éventuel effort d’ajustement nécessaire à cette adaptation, ainsi que la conformité des effets de cette présence avec nos valeurs personnelles. Tout au long de ce processus d’évaluation, notre état corporel serait modifié dans des formes compatibles avec l’analyse effectuée et les réponses à produire, et c’est la perception de cet état corporel par notre cerveau qui participerait à l’émotion ressentie.

L’intérêt majeur de cette analyse cognitive, par rapport à une analyse portant sur les émotions de base, est qu’elle permet de décrypter l’ensemble du processus allant de la détection de la présence d’un objet ou d’une situation à la tendance à l’action et la prise de décision qui s’en suit, tout en considérant les buts et les besoins de l’individu, et en rendant compte des modifications corporelles engendrées (dont l’expression faciale).

Certains auteurs, comme Klaus Scherer, ont proposé de positionner un vaste ensemble d’émotions discrètes (environ 80) à l’intérieur d’un cercle constitué de 8 secteurs circulaires de taille identique, résultant du croisement de 4 diamètres représentant chacun une dimension (imaginez une pizza découpée en 8 portions égales par 4 coups de couteau) : 1) la valence ; 2) l’éveil ; 3) la conductivité/obstruction aux buts et besoins; et 4) le potentiel de maîtrise. L’intérêt de cette approche était d’ajouter aux deux dimensions classiques de valence et d’éveil (comme proposé par James Russel dans sa théorie « circumplex »), deux dimensions résultant des théories de l’appraisal : la conductivité aux buts et besoins et le potentiel de maîtrise. L’intérêt d’une telle approche est que chaque émotion discrète est ainsi mise en rapport avec l’évaluation cognitive que l’individu a effectuée pour la déclencher. Un tel modèle permet de prédire que les émotions apparaissant dans des secteurs du cercle caractérisés par de hauts degrés de conductivité aux buts et besoins et de potentiel de maîtrise déclencheront une tendance à l’approche. Au contraire, les émotions positionnées dans d’autres secteurs circulaires pourront déclencher une tendance à l’évitement ou ne déclencheront aucune tendance à l’action.

 D’autres études ont été réalisées dans lesquelles les auteurs ont tenté de mettre en rapport les unités d’actions faciales non pas avec des émotions discrètes, mais avec les différents patterns d’évaluation issus de l’analyse cognitive. Il s’agit là d’une approche très prometteuse, même si elle n’est pas à l’abri de la critique émise plus haut concernant le caractère potentiellement feint et non naturel des expressions faciales. Un pattern d’évaluation spécifique est le reflet direct du fonctionnement mental de l’individu dont il décrit l’état à un instant donné. Cet état peut lui-même générer un cocktail de différents ressentis sous la forme d’émotions discrètes de différentes intensités. Se centrer sur le pattern d’évaluation (et non pas sur les émotions discrètes) offre donc l’avantage de comprendre la genèse de cet état et du cocktail d’émotions.

 Une habitude fortement ancrée 

Si l’intérêt d’une approche évaluative de l’émotion (basée sur l’appraisal) semble évident pour prédire le comportement d’un individu, il paraît surprenant que cette approche demeure si peu répandue dans les études portant sur le comportement du consommateur. Ceci est d’autant plus étonnant que les premières propositions théoriques datent de plus d’un demi-siècle. Trois raisons peuvent expliquer le choix des acteurs du secteur des études consommateur de ne se focaliser que sur les émotions de base et d’ignorer l’approche évaluative.

La première raison concerne l’évidence. Les émotions de base sont considérées comme les plus faciles à décrypter, compte tenu des patterns d’expression faciale qui leur sont associés. De plus, ces émotions sont supposées être déclenchées de façon automatique et exercent des effets forts et relativement « triviaux » sur le comportement. Il est en effet simple à comprendre, par exemple, qu’un objet puisse déclencher automatiquement une émotion de dégoût et produire une réponse d’évitement. Les travaux de Charles Darwin, puis de Paul Ekman, qui ont fortement impacté les théories des émotions, ont probablement contribué à cette forme de réductionnisme caractérisée par une focalisation sur les émotions de base. Si les émotions de base sont en principe les plus « simples » à comprendre et à interpréter sur le plan de leurs conséquences comportementales, il existe pourtant de nombreuses autres émotions dont le mécanisme déclencheur diffère et qui impactent pourtant le comportement. Ces autres émotions ne sont en effet déclenchées qu’après une évaluation détaillée de la situation.

La deuxième raison concerne la simplicité des théories. Les théories des émotions de base sont en effet bien plus simples à comprendre, appréhender et maîtriser que les théories de l’évaluation. Pour exemple, la parfaite compréhension du modèle des processus composants, proposé par Klaus Scherer, David Sander et leurs collaborateurs, nécessite un certain effort qui sera toutefois largement récompensé par l’éclairage que le modèle offrira sur le fonctionnement émotionnel.

La troisième raison, enfin, concerne les liens entre émotion et cognition ou, plus précisément, le fait de considérer l’émotion comme faisant partie ou non de la cognition. Le fait de considérer l’émotion comme un système cognitif, à l’instar de la perception, du langage, de l’attention, de la mémoire… n’est que relativement récent et s’est progressivement imposé après de longs débats théoriques. Ces débats étaient d’ailleurs en partie alimentés par la définition même donnée à la cognition. Il fallait en particulier admettre que la cognition ne se limitait pas à un ensemble de processus conscients et contrôlés, mais qu’elle concernait également des processus inaccessibles à l’introspection et automatiques. Il semble évident que si l’émotion est considérée comme un système cognitif, une théorie explicative se fondant sur l’évaluation cognitive (appraisal) s’impose plus naturellement.

Faire évoluer les conceptions théoriques solidement ancrées dans l’esprit des chercheurs comme des acteurs du milieu des sciences du consommateur prend du temps, surtout lorsqu’il s’agit de remplacer des notions simples par des notions plus complexes. Mais il faut se résigner au fait que le fonctionnement de notre cognition et de notre cerveau fait partie des processus les plus complexes. La recherche de la simplicité est tentante car elle procure le sentiment de comprendre le fonctionnement émotionnel avec un minimum d’efforts consentis. Toutefois, si notre objectif est de mieux comprendre les interactions entre le système émotionnel et les autres systèmes cognitifs dans la genèse de la tendance à l’action et de la prise de décision, il est indispensable de se plonger dans le détail des mécanismes concernés. Toute approche réductionniste ne permettra pas vraiment de dégager des conclusions précises, utiles et opérationnelles.

Pour en savoir plus, n’hésitez pas à nous contacter sur http://keyemotionlab.com, rubrique « contact » ou par message envoyé à contact@keyemotionlab.com


Anne Louvegnez, Ph.D

Co-fondatrice de KeyEmotion Lab

11 mois

Est-ce que les théories de l’appraisal permettent de mieux prendre en compte les différences interculturelles que ne le permettent les théories des émotions de base ?

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