Le Smartphone de Platon

Yuval Noah Harari avait raison.

Lorsqu’il nous explique dans Sapiens, son best-seller mondial, que la plus grande révolution de l’Histoire de l’humanité , - la révolution agraire du néolithique - a entraîné un formidable essor économique et démographique mais aussi une dégradation importante de la qualité de vie de ses inventeurs, il va à l’encontre de cette perception si ancrée en nous que ce que nous appelons le “progrès” apporte toujours une amélioration, un mieux, un progrès précisément.

Mais est-ce si sûr ?

Petit retour en arrière : lorsque le chasseurs-cueilleurs que nous étions commencent à planter des graminées dans un sol qu’ils cultivent à grand peine, quand ils commencent à domestiquer des animaux sauvages et à vivre avec eux dans de petits cantonnements, ils ne remarquent pas tout de suite qu’ils tournent le dos à une histoire vieille comme le monde, une histoire de plusieurs millions d’années.

Les avantages de ce nouveau mode de vie paraissent évidents: plus besoin de parcourir des dizaines de kilomètres chaque jour pour traquer une proie, plus besoin de se mettre en danger face aux autres grands prédateurs, plus besoin de redouter le manque car chacun constate que la famine recule et que la population augmente. Ce qui ne peut être que bon signe. Et de fait, elle passe 7 millions à 250 millions en moins de 10 000 ans.

Mais ces avantages ont un revers, nous dit Harari : les hommes en travaillant une terre qui devient “leur” terre, en entreposant des récoltes parfois bien fragiles dans d’immenses jarres, deviennent la proie des pillards et des animaux nuisibles. La promiscuité avec les animaux et les autres humains engendre les premières grandes épidémies car les pathologies animales peuvent dorénavant contaminer les humains. Des empires naissent et l’histoire militaire se met en route. Ce qui ne peut pas être bon signe.

Sans reprendre ici la thèse de Harari, son livre nous dit que ce changement colossal dans notre histoire s’est fait sans réflexion et sans recul. Il ajoute même que lorsque les conséquences les plus visibles de cette mutation se sont fait vraiment sentir, tout le monde avait oublié comment faire pour être chasseur-cueilleur. Tout retour en arrière était donc impossible. Et de toutes façons il était trop tard : il y avait trop de bouches à nourrir.

Alors quel rapport avec nos chers téléphones ?

Il n’a pu échapper à personne que nous sommes en train de vivre une révolution comportementale d’une radicalité inouïe. En 10 ans, plusieurs milliards d’entre nous passent plusieurs heures par jour à regarder, scruter et consulter un petit rectangle de 5 centimètres sur 10. Tous les jours. Il suffit de se promener dans les rues de Singapour – un pays dont on nous dit qu’il ouvre la voie à suivre tellement il est porteur de modernité – pour savoir ce qui nous attend. Les Singapouriens passent sans doute plus de 10 heures par jour devant leur “petit écran de poche”.

La directrice de Wikipédia nous alerte pourtant lorsqu’elle écrit: “le monde se précipite vers avenir numérique.” Elle a mille fois raison. Nous nous précipitons. Qui réfléchit aux conséquences d’un tel basculement ?

Qui peut dire en effet ce que seront les conséquences à long terme du fait de regarder la vie, notre vie, sur un minuscule écran en deux dimensions alors que la vie est “normalement” en 3 dimensions et d’une étendue incomparable. Quelles vont être les conséquences d’un tel changement ? Qui peut le dire ? Qui peut le penser ?

Comme nos ancêtres, nous nous précipitons vers les terres inconnues d’un avenir qui nous semble – évidemment – meilleur sans que nous en ayons la moindre idée et la moindre certitude.

Voilà des mois que je me demande s’il y a, de part le monde, des gens qui réfléchissent à ce tsunami comportemental. S’il y a des chercheurs, des penseurs, des philosophes qui ont identifié et formulé des clefs de lecture et d’interprétation d’un tel phénomène ?

Bonne nouvelle : une première clé d’interprétation nous est – enfin – livrée par le philosophe Roger-Pol Droit dans un des chapitres de son dernier ouvrage : Et si Platon revenait...

Selon lui, l’omniprésence des écrans de nos portable signe le retour planétaire de... l’allégorie des esclaves de la caverne de Platon. Un texte vieux de 2500 ans !

Un mot d’explication pour nous rafraîchir la mémoire : Platon imagine des esclaves passant leur vie entière dans une caverne dont ils ne seraient jamais sortis. Un grand un feu y brûle depuis toujours et projette sur une des parois de la grotte les silhouettes, les ombres, de ce qui se passe à l’extérieur dans la vraie vie. Tout ce que savent les esclaves du monde extérieur est la projection qu’en fait le feu sur la paroi.

Bien-sûr, et comme toujours en philosophie, les choses n’en restent pas là.

Quelques esclaves réussissent à sortir de la caverne et découvrent effarés que les ombres qu’ils tenaient pour réalité ne sont - en fait- qu’une pâle projection de la réalité extérieure. Ravis de la bonne nouvelle, ils redescendent dans la caverne et expliquent à ceux qui y étaient restés que ce qu’ils prennent pour la réalité – les ombres projetées – n’est qu’une suite d’ombres, sans grand rapport avec la vérité extérieure. Voulant convaincre ceux qui sont restés de sortir pour constater par eux-mêmes ce qu’il en est, les esclaves pusillanimes refusent. Ce qu’ils voient dans la caverne EST la réalité. Point final. Pourquoi sortir ? Et pourquoi vérifier ?

L’idée – géniale à mon sens - de Roger-Pol Droit est que la ruée vers les écrans 5 pouces à laquelle nous assistons tous et – soyons honnêtes – participons nous-mêmes, signe de facto le retour planétaire de la Caverne aux esclaves de Platon.

Nous choisissons de regarder la réalité non pas dans sa réalité mais dans la représentation qui nous est proposée par nos écrans. 3 heures, 5 heures, 10 heures par jour.

Les niveaux de lecture du texte millénaire de Platon sont nombreux. Cela fait 25 siècles qu’ils sont commentés. Chacun pourra donc en penser ce qu’il veut. On pourra même arguer que la Caverne de Platon n’a rien à voir avec notre monde moderne... Toutes les opinions sont possibles en effet.

Mais deux choses sont certaines : ces hommes dans la Caverne sont des esclaves. Et petit détail supplémentaire : ils ont des chaînes au pied.

Pascal Masi

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