Le « spectacle de l’information » ou Peut-on fermer un compte Tweeter ?
[article un peu long. Pour les lecteurs !]
En 1979, autant dire des années-lumière avant la naissance des réseaux sociaux, Ilya Prigogine[1] - prix Nobel de chimie, biologiste et philosophe à ses heures – réfléchissait aux réseaux de communication qui commencent à cette époque à relier tous les pays de globe. Il publie alors un ouvrage intitulé La nouvelle alliance. Titre curieux pour un scientifique.
En réalité, celui-ci ne s’explique que par référence à un autre livre paru quelques années plus tôt, Le hasard et la nécessité, écrit par un autre prix Nobel, Jacques Monod, qui venait de découvrir l’ARN. Réfléchissant aux conséquences de cette découverte en matière de compréhension de la vie, Jacques Monod termine son texte par une réflexion hautement philosophique. Il dit : « L'ancienne alliance est rompue ; l'homme sait enfin qu'il est seul dans l'immensité indifférente de l'Univers d'où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n'est écrit nulle part. A lui de choisir entre le Royaume et les ténèbres. »[2]
C’est en référence à cette « ancienne alliance rompue » que Prigogine intitule son livre La nouvelle alliance et construit son texte comme un Tome II à l’ouvrage de Monod. L’ensemble constitue un remarquable opus scientifique « à quatre mains » qui déborde des intelligences croisées de deux grands savants. Et, comme c’est souvent le cas avec ces découvreurs-penseurs-philosophes, leur réflexion ne se limite pas au seul champ de leurs investigations scientifiques - la génétique pour Monod, la chimie des structures dissipatives pour Prigogine -.
Ainsi le savant belge d’origine russe élargit la focale et aborde à son tour la question de l’impact des réseaux informatiques sur les connaissances et la façon dont vont s’élaborer les savoirs dans nos sociétés. Et livre quelques pensées très personnelles sur la façon dont l’information va se construire et se diffuser dans les années à venir. Il écrit : « Certains soulignent que la rapidité de la circulation des informations qui caractérise notre époque, la possibilité de tout diffuser immédiatement vers tout le monde, contribuent à maintenir tout événement dans l'insignifiance de l'anecdote, à soumettre toute idée aux lois du spectacle et de la mode. »[3] Nous le répétons, ces lignes ont été écrites en 1979. Une époque où l’idée même de réseaux sociaux n’existait pas !
Passons quelques instants sur ces observations du grand scientifique car ce sont elles qui vont nous donner les clefs de la situation actuelle et de cette « affaire Twitter » qui fait couler tant d’encre...
Pourquoi Prigogine écrit-il « [la diffusion immédiate tous azimuts de toute information] soumet toute idée aux lois du spectacle […] » ? La raison en est qu’il observe un phénomène nouveau : « toute idée », toute information, tout événement - où qu’il se produise sur la Terre - peut être repéré, décrit et diffusée partout à la vitesse de la lumière grâce aux nouveaux réseaux informatiques qui commencent alors à relier tous les pays du monde. Il constate une accélération sans précédent de la vitesse de circulation des idées et des informations. Et remarque qu’un autre phénomène paraît accompagner cette vitesse accrue : la « production » d’informations s’accompagne chaque jour un peu plus des codes qui régissent le monde du spectacle.
Le monde du spectacle auquel fait référence Prigogine, chacun le connaît : c’est celui du théâtre, du cinéma bien-sûr, de la chanson, des humoristes, des chansonniers, bref le monde des artistes du vivant. Quels sont ces codes du monde du spectacle qui s’appliqueraient à la production et à la diffusion de l’information ?
Pour répondre, comme souvent, un peu d’histoire peut aider. En la matière, c’est à la chaîne CANAL + que revient la primeur d’avoir organisé ce rapprochement des codes, ce croisement des genres. Peu de temps après sa création, la rédaction de CANAL + cherche à se faire une place dans le paysage audio-visuel et a une idée de génie : elle crée une émission satirique qui allait faire sa fortune. Son titre dit tout et sans doute bien plus encore que ce que ses géniteurs avaient assez cyniquement imaginé : Les guignols de l’info. Elle durera trente ans (1988-2018). Arrêtons-nous un instant sur le choix des mots de ce titre. Il dit et annonce « tout » ce qui allait se passer.
Twitter en tête.
Guignol ? A priori, tout le monde connaît. De prime abord, pas de quoi fouetter un chat. Être un guignol, c’est être une sorte d’imbécile sympathique mais con comme ses pieds. Et voilà que par la magie du petit écran, la nouvelle chaîne cryptée proposait de ressusciter la petite marionnette et de baptiser son émission phare Guignols de l’info. Et de faire de l’information un spectacle de… guignols. La chaîne tournait sans hésitation le dos aux journalisme traditionnel estampillé « ORTF » et aux présentateurs bien mis avec leurs complets-cravates. Et faisait entrer dans les foyers une parodie quotidienne de journalisme : des marionnettes débridées, chargées elles aussi de parler du monde, de la société, bref de présenter elles aussi l’actualité. La confusion des genres entrait en lice. Le pari médiatique était grand. Il fut un triomphe.
Et pendant des années, elle fut suivie par des millions de téléspectateurs ravis de voir les « imbéciles et incompétents » du monde politique, économique, médiatique et sportif, rossés par un Guignol ressuscité. La toute jeune chaîne d’information venait d’inventer un nouveau paradigme : faire de toute information – grave ou légère - un spectacle dont on peut rire ou plutôt dont il fallait rire. Un spectacle grotesque, comme dans tout Guignol. Toute parole politique devenait ainsi dérisoire et risible. Et c’est ainsi que toute l’acutalité tombait dans « l'insignifiance de l'anecdote » pour reprendre la géniale formule de Prigogine. Pari médiatique d’un cynisme sans bornes qui allait avoir des effets désastreux pour la société. Cerise sur le gâteau, le même type d’émission se répandait un peu partout sur la planète. Les producteurs de programmes audio-visuels venaient d’inventer l’arme absolue pour démonétiser – pour vider de toute valeur - toute parole publique. Devant le succès, toutes les autres chaînes de télévision ou de radio n’ont pas tarder à adopter les mêmes codes. Les émissions héritières des Guignols de l’info sont légion et peuplent peu ou prou l’ensemble du Paysage audio-visuel français : Nicolas Canteloup sur Europe1 et TF1, à Laurent Gerra sur RTL, à Yann Barthès sur TMC… Il y a l’embarras du choix.
Sans que nous nous en rendions compte, toutes ces parodies rigolotes préparaient en fait le terrain à ce qui allait advenir, à ce qui allait balayer tous les codes de l’information tels que nous les avions connus. « La circulation électronique des informations, la diffusion immédiate vers tout le monde [à la fois] » sont aujourd’hui la marque de fabrique de ce qui s’appellera bientôt «réseaux sociaux ». Si le concept même semblait encore bien lointain au commun des mortels, pour un homme comme Prigogine, il n’était pas difficile de voir que l’arrivée de ces outils allaient tôt ou tard provoquer une accélération dramatique de l’Histoire.
La prémonition s’est avérée.
Les réseaux de communications sont partout devenus les supports électroniques des réseaux sociaux. Et il n’aura pas fallu longtemps pour que des hommes comprennent que ces infrastructures offraient des opportunités nouvelles, qu’elles pouvaient être porteuses de nouveaux modes de communication entre les hommes. Ils s’appellent « réseaux sociaux ». En vingt ans, ils ont fleuri partout. On ne les compte plus tant la créativité – et la cupidité ? – des entrepreneurs du net fut grande : Facebook, Instagram, Snapchat, Tik Tok, YouTube, MSN, Pinterest, Dailymotion, et bien sûr Twitter.
Au tout début, ces réseaux sont apparus comme des espaces de liberté d’expression pour chacun. Loin des rigidités prêtées aux médias traditionnels qui avaient appris au fil des décennies à tenir leurs lignes éditoriales et à respecter vaille que vaille d’embarrassants codes de déontologie. Mais bien vite, ces réseaux sans foi ni loi ont adopté les codes qui avaient fait la fortune et l’universalité des outils de la génération précédente, Télévision et radio. CANAL+ en tête. Bien vite ils se sont rués vers le registre des émotions qui marche partout et tout le temps. Bien vite, ils se sont emparés du monde de la dérision, de l’indignation, de l’invective, de la colère, du voyeurisme, de la curiosité malsaine… Pas de hiérarchie, pas de règle, qui aurait pu empêcher des douteux penchants de l’âme de prendre le dessus ?
Twitter, Facebook, Instagram et les autres nous ont montré ces dernières années, qu’en s’affranchissant de toutes les barrières déontologiques, les réseaux sociaux pouvaient devenir des déversoirs à la haine et à l’intolérance. Que l’expression légitime d’idées personnelles pouvait faire place au déversement de croyances communautaires à mille lieues de toute raison.
Le piège Twitter venait de se refermer.
Homme des médias et de téléréalité – comme par hasard -, M. Trump n’aura pas mis longtemps à comprendre tout l’intérêt qu’il pouvait retirer de tels outils. En quatre années de présidence, il n’a pas utilisé le compte Twitter officiel que La Maison blanche réserve désormais aux présidents américains, mais son compte personnel. Plus besoin de distance, de protocole, ni même de civilité. Rien ne rentre aussi bien dans le cadre de 280 caractères que les contre-vérités simplistes, les insultes grossières et les raccourcis trompeurs. Bref Twitter pouvait devenir le terrain de jeu parfait pour l’indignation, la dénonciation, le mensonge. C’est ainsi que le débat public a déserté le registre de la raison pour s’enfoncer dans les méandres des émotions. L’hôte de la Maison blanche ne s’en est pas privé !
Avec ce type de réseau, plus besoin de lire la presse, de regarder un journal. Le personnage public que l’on admire - ou que l’on hait d’ailleurs -, vous parle directement. Sans filtre et sans barrières. Comme les Guignols le faisaient en leur temps. Contact direct assuré avec pas moins de 85 millions d’abonnés pour M. Trump. L’ère de la mise en scène numérique de l’émotion est ainsi devenue la norme pour diffuser ses idées, ses opinions et… s’accrocher au pouvoir.
Les résultats, chacun peut les constater : la fragmentation des idées et des jugements atteint des sommets un peu partout. Les électorats s’atomisent en communautés d’intérêts opposées et souvent irréconciliables. Sans qu’elles ne puissent plus se parler. Les réseaux ont rendu l’exercice d’une vie démocratique paisible et tolérante bien compliqué. Quand ce n’est pas impossible.
Alors que faire ? Toute personne douée d’un semblant de raison se dit qu’il faudrait fermer ces réseaux. Qu’ils sont devenus beaucoup trop dangereux. Le pragmatisme, hélas, nous conduit à penser que cela n’est guère possible. Qui peut imaginer refermer la boîte de Pandore et remettre le Génie de la technologie internet dans son urne ? Depuis l’Antiquité, nous savons que cela n’est pas possible.
Alors en effet, que faire ? A cette question, les fondateurs des réseaux sociaux répondent qu’il faut fermer les comptes de tel ou tel dont celui de M. Trump. Et voilà que tout le monde s’interroge : Twitter a-t-il le droit de fermer le compte personnel de M. Trump ? Est-ce démocratique ? Des compagnies privées ont-elles ce droit ?
On pourra tourner la question dans tous les sens, la seule réponse possible est ailleurs.
Monsieur Trump, comme tous les dirigeants politiques du monde, n’aurait jamais dû demander à disposer d’un compte Twitter. Pour toutes les raisons que nous avons invoquées. L’immensité des responsabilités qui sont les siennes aurait dû l’amener à considérer qu’il est impossible d’intervenir dans le débat public avec 280 caractères. Un monde complexe appelle des analyses fouillées et complètes. Exige le temps de la réflexion. Le croisement des idées. Certainement pas des commentaires taillés à la serpe sous le coup de la colère ou de l’émotion.
C’est là qu’est le problème. Le ver dans le fruit. La complexité du monde devrait détourner les responsables du monde entier - politiques, médiatiques, économiques… - de cet outil structurellement simpliste et malsain et les conduire à reconnaître qu’ils ne peuvent pas utiliser une telle « plate-forme » sans causer des dégâts irréparables à la vie publique. Ce n’est pas si difficile à comprendre.
A l’époque du marxisme-léninisme triomphant, le cri de ralliement était : « prolétaires de tous les pays, unissez-vous. » En ce début de millénaire, le cri de ralliement le plus sensé et le plus imparable pour remettre un peu de raison dans cette cacophonie dangereuse devrait être : « responsables de tous les pays, ne vous abonnez pas à ces réseaux pervers. Résiliez vos comptes. Restez à bonne distance. Laissez une chance à la vérité des choses de s’exprimer. »
Si ce simple message avait été suivi, nous n’en serions probablement pas où nous en sommes. La démocratie américaine non plus.
Jacques Monod avait raison : à un moment ou à un autre, il faut choisir entre le Royaume et les ténèbres.
Pascal Masi
[1] Voir Prigogine, Ilya, La nouvelle alliance, Editions Gallimard, Paris, 1979
[2]Jacques Monod, Le hasard et la nécessité, Editions du Seuil, Paris, 1970, p. 224
[3] Ibid, Prigogine, p. 245
Directeur Général HBNB Services. Blockchain Solutions Factory
3 ansMon cher Pascal ta réflexion est très pertinente et j'y adhère totalement.Ta proposition exige tout de même la necessite d'un sens aigüe de la responsabilité de la part de ces personnalités et de la profonde et intime compréhension du temps des médias, versus le temps de la réflexion et de celui de la Justice, ils sont sur 3 échelles fondamentalement différentes.