Le storylinkeding de soi (et de moi)
Je suis assez fasciné, je dois l’avouer, par ce genre de récits qui pullulent sur Linkedin, qui sont même un genre Linkedin en propre, une sorte de storylinkeding de soi ; un genre d'historiette qui narre une expérience édifiante qui a permis d’apprendre, rebondir, aller plus loin, produire, créer, innover plus, devenir une belle personne sachant gérer son burn out et ses objectifs inatteignables… Que sais-je. Entre propos à la coach bio-énergéticien inspiré/expirant et psittacisme de préceptes de développement personnel, chacun y va de sa leçon de vie, de business, de partage et de belles valeurs dans le monde merveilleux de Petit Poney sautant les obstacles.
Tout est épiphanie.
Sous la colonne de lumière, ici quelqu’un s’est cogné le pied dans la porte de son bureau et a renversé le potage à la tomate sur sa chemise, mais en conclut que l’habit ne fait pas le moine et qu’il faut dépasser les apparences, même si les croûtons restent collés, et porte fièrement la salissure qui devient un geste fort de dépassement. Là, une autre a perdu tous ses cheveux, devenus verts puis partis en poignée pâteuse à la suite de l’utilisation d’un mauvais produit de coloration ne supportant pas le chlore de la piscine de l’hôtel où il y avait le séminaire, et du coup est retournée défendre son PowerPoint avec une casquette siglée WIN-WIN pour faire d’un problème un atout. Là, un vieux sage édenté et ivre mort au fond de l’Ouzbékistan a donné à un Chief Happiness paumé en trek un avis définitif sur la météo du lendemain et cela résonne tant que sitôt rentré au boulot ce cadre sans même avoir encore ôté sa veste North Face est gagné par une épatante émulsion d’émulation — et le voilà qui s’éclate en réu en grappes de bulles irisées. Et regardez ce DRH qui vient de recevoir en entretien d'embauche une personne verticalement limitée (id. est : un nain) ; laquelle lui a expliqué que la grandeur chez lui est comme la beauté, intérieure, contenue, et du coup bien plus dense — et voici notre Gestionnaire de Talents qui ne recrute plus que ce type de population et soumet au conseil d’administration un projet de réforme du mobilier de bureau qui permettra au groupe de faire des économies sur la surface immobilière !
C’est beau. D’ailleurs, les récits finissent souvent par « Belle journée ! ».
Puisque sur Linkedin il semblerait que se lancer dans ce type de fabulette permet et de se faire remarquer et surtout de vendre sa salade, alors j’ai décidé de m’y risquer aussi. Ce sera, à mon tour, mon histoire et ma leçon du jour. Voilà, je vous raconte comment j’ai autoédité mon dernier roman, et cela va vous aider dans la vie :
Il y a presque 8 ans, je lis un article sur le crowfunding qui gagne les écrivains, le milieu de l’édition. En substance, on y disait que tout le monde y va de sa souscription et se fait ainsi financer son opus pour l’autoéditer, parce que le milieu éditorial, qui ne travaille qu’à sa propre survie, ne soutient plus personne, même les reconnus qui vendent ou ont vendu, parce que panurgique il ne prend plus de risque et normalise toute sa production, parce qu’il ne fait qu’imprimer et néglige la promotion, parce que ce sont des gestionnaires qui tiennent les rênes, ne lisent que des graphes mais jamais de bouquins, parce que l’édition a tout intérêt à faire circuler le plus vite possible le plus grand nombre de livres comme une planche à billets, parce que les auteurs gagnent peanuts dans l’affaire et parce que c’est un jeu de dupes…
Je suis tellement d’accord avec l’article, que, sur un coup de tête, en quelques heures, je lance ma propre souscription, juste pour voir. Et je la réussis. Du moins, une foule (crowd) généreuse m'offre de pouvoir réaliser mon projet.
Mais voilà : comme je suis auteur victime des phénomènes éditoriaux supra, il faut que je travaille énormément à autre chose qu'écrire de la littérature qui ne sera pas lue, et ce, comme un damné sur plusieurs jobs en parallèle durant des années. Il y a un nom hype pour ça : slasher, qui vient de la barre oblique et/ou, ce qui peut se traduire par /auto/exploitation/forcenée/ ; à ne pas confondre avec l’ancien terme slasher, qui est un sous-genre cinématographique du film d’horreur avec psychopathe qui taillade à l’envi. Le slasher du monde du travail se découpe lui-même en plusieurs morceaux, et il saigne). Personnellement, j’ai slashé comme un ouf pour acquérir des protéines et éviter le scorbut. Aussi le bouquin promis à mes souscripteurs qui, nombreux, m’avaient soutenu, eh bien, je n’avais plus le temps de l’écrire, d’autant qu’au fil des années j’enflais toujours plus mon projet. J'ai passé plus de 7 ans à bafouiller des excuses et des promesses pour faire patienter.
Et puis un jour au bout de tant d'années j’ai reconstitué mon capital bancaire (la courbe s’est inversée avec celle de mon capital beauté, à force de travailler) et j’ai pu déslasher comme un ouf pour m’adonner enfin chez moi longuement à l’écriture de mon foutu bouquin satirique pour honorer mes engagements et claquer enfin les sous qu’on m’avait gentiment octroyés pour les dépenser inconsidérément chez l’imprimeur et à la poste. Le livre est donc sorti, ce 28 avril dernier. Je viens de passer une semaine complète à envoyer des colis et des enveloppes en France, en Belgique, en Suisse, aux États-Unis, en Écosse, au Luxembourg, et même au Pérou.
Ce que j’ai appris de cette expérience et que je voudrais partager avec vous, en espérant sincèrement que cela vous serve dans votre entreprise, vos projets, et qui sait, vos envies littéraires est ceci :
— pour réussir une souscription pour autoéditer un bouquin, il faut toucher la généreuse famille Crowd : heureusement, ils sont nombreux.
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— pour gagner des sous, il faut travailler. Du moins, je parle de ce côté de la table.
— pour écrire un bouquin, il faut rester assis. C’est fon-da-men-tal.
— pour imprimer un livre, il faut demander mille devis à mille imprimeurs différents, et vous trouverez un jour un tarif plus bas de… 75%. Mais vous ne comprendrez pas pourquoi c’est possible chez celui-ci. Vous espérerez que ses employés mangent à leur faim, mais vous sauterez tout de même avidement sur l'occasion.
— pour envoyer des colis un peu partout, il faut comprendre quelque chose aux grilles et promotions de tarifications postales.
— pour comprendre les grilles et promotions de tarifications postales, il faut s’adresser à la bonne personne. Dans le bureau de poste, il y a toujours cette personne compétente. Mais elle n’a pas toujours les mêmes horaires que ses collègues et que vous-même.
— pour plier un colissimo pré-affranchi il faut laisser les languettes sur le côté sinon le colis va partir en sucette pendant la livraison.
— pour envoyer un colis au Royaume-Uni depuis le Brexit, il faut une imprimante et un stock de papier pour produire la paperasse.
— pour acheter mon roman, c’est là :
Belle journée !
Tellement juste… J’ai beaucoup ri en lisant ton post, digne de figurer dans Vis Comica ! À bientôt
Chroniqueur chez Le Monde
2 ansBravo Francis !!!
COO & Co-Founder- ForePaaS
2 ans7 ans de travail solitaire et acharné, c’est ce qu’il a fallu au slasher Andrew Wiles (mathématicien/prof de fac/nom d’astéroïde) pour démontrer le théorème de Fermat. Après un teasing qui a duré plus de 300 ans ! Mais au moment de choisir un bon bouquin pour rire, à part pour quelques connaisseurs éclairés, je suggère le livre de Francis plutôt que la démonstration du théorème en 550 pages
Rédactrice en chef adjointe chez Groupe Le Messager | Expertise en éditorial et nouveaux médias
2 ansd'ailleurs j'ai bien reçu le livre (enfin les livres) merci ! Il est venu s'ajouter à ma pile à lire (qui est une bibliothèque à lire maintenant si je suis tout à fait transparente)