Le syndrome de Pénélope

Depuis que je l'ai entendue gamin, l'histoire de Pénélope - épouse d'Ulysse et reine d'Ithaque - me fascine comme une insondable énigme. On se souvient que Pénélope se retrouve seule après le départ d’Ulysse pour la guerre de Troie. Elle attend son retour, mais le voyage d'Ulysse, en butte à la colère des Dieux et autres péripéties, se prolonge. Est-il vivant ? Est-il mort ? Sur Ithaque, les prétendants au trône laissé vacant s'impatientent. Ils interpellent la reine : Ithaque a besoin d'un roi. Choisis un nouveau mari parmi nous. Pénélope les repousse, une fois, deux fois. Mais le temps passe et ses arguments s'épuisent. Comme les prétendants se font plus pressants, elle invente un stratagème. Elle prendra un nouvel époux lorsqu'elle aura achevé de tisser une certaine pièce de tissu (le linceul de son beau-père). Mais sa promesse est un leurre. Elle veut gagner du temps : ce qu'elle tisse le jour, au vu et au su de tous, elle le défait dans le silence de la nuit. Elle parvient ainsi à geler la situation plusieurs années, jusqu’au retour d’Ulysse, qui resurgit sous l’apparence d’un mendiant, et défait ses rivaux.

On peut voir dans ce mythe un éloge de la fidélité conjugale. J’y vois aussi autre chose : la tâche que l’on ne veut jamais terminer et que l'on reprend sans cesse. Faire et défaire, et refaire. Maintenir l’état d’inachèvement. Se mettre en situation de ne jamais tourner la page. Pour garder toutes les options ouvertes ? Pour ne pas prendre le risque du changement, d'une nouvelle aventure ?

Ce n’est pas la procrastination, dont j’ai déjà parlé ici. Le procrastinant repousse le moment de se mettre au travail. Il attend le dernier moment pour s’y mettre. (Et alors il est généralement rapide et efficace.) Qui est atteint du syndrome de Pénélope fait en sorte, au contraire, que son chantier reste ouvert indéfiniment. Il (ou elle) travaille sans cesse, et la fin s'éloigne à mesure, comme un horizon qui recule. Peur de finir ? Peur du vide qui risque de s’ensuivre ?

La tyrannie de la perfection

Considéré sous cette lumière, le « syndrome de Pénélope » parle de notre capacité à inventer des subterfuges, des faux-semblants, des taches sans fin, pour n’arriver jamais au bout, pour repousser le moment d'une clôture. Ce sont toutes les amulettes que l’on agite, toutes les bonnes raisons que l’on se donne pour éloigner la perspective d’une fin qui nous angoisse. Tous les scénarios que l'on met en scène pour pouvoir recommencer chaque jour sa tapisserie, la reprendre, et que l'ouvrage reste sur le métier.

Terminer quelque chose, un texte par exemple, c’est accepter de ne plus pouvoir le retoucher, le modifier, l'améliorer. Si l’on refait sans cesse, c’est peut-être que l’on se fixe un idéal impossible à atteindre. On met la barre trop haut et en même temps, on refuse de lâcher l’affaire, alors on recommence cent fois, mais on n’atteint jamais le niveau de satisfaction suffisant pour se dire que ça y est, c’est bon.

Il y a parfois, derrière cette tyrannie que l’on s’impose à soi-même, et qui se paie d’une surcharge de travail, le tribut payé à des loyautés qui attachent au passé par un lien d'angoisse ou de culpabilité. Quel est l'Ulysse imaginaire que l’on protège, en tissant puis défaisant notre tapisserie ? Quelle intenable fidélité nous entrave ? Quelle dette impossible à rembourser ? Qui protège-t-on ainsi, au prix de son bonheur ?

marc traverson

coaching pro • équipes • co-développement • psychothérapie • auteur "les énergies de l'hypnose" (Albin Michel)

7 ans

C'est le propre des mythes de nous inviter à penser dans toutes les directions... Pas de vérité unique, seulement des interprétations

Bertrand LACOURTE

Associé chez LACOURTE et Associés (Entreprise du Droit, notaires et avocats)

7 ans

Oui, c'est sans doute les 2 d'ailleurs. Ou peut-être le persévérer (et le choix fait) de Spinoza ?

Daniel DEBUS

DRH / HRD / CHRO / CPO Specialized in transformation / reorganization / projects & industrial relations

7 ans

C'est une vision intéressante, mais très orientée - pour ma part, j'y vois depuis toujours la force de la confiance et de l'amour intemporel et inconditionnel, alliée à celle de la stratégie de la gestion de crise...

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