Le temps des individus superflus…
En écrivant son Journal de l'Homme de Trop (1850), Tourgeniev n'imaginait certainement pas décrire un état d'âme qui s'incarnerait aussi dramatiquement et massivement dans la France du 21e siècle.
Loin de moi l'idée de me faire le porte-voix de polémiques exaspérantes depuis l'arrivée de cette fichue pandémie, car bien malin qui sait ce qu'il faudrait ou ce qu'il eût fallu faire à la place des gouvernants, condamnés à réagir et corriger le tir plutôt qu'à anticiper dans cette situation inédite.
Mais je ne peux que m'inquiéter de voir des activités proscrites car "non-essentielles"... sauf pour ceux qui en vivent. Ou qui tentaient d'en vivre déjà non sans mal.
"Je suis non-essentielle", proclamait la professeure de danse Amandine Aguilar sur une pancarte lors de son happening-tocsin en tutu noir. Le лишний человек, "l'homme de trop", "l'individu superflu", n'est plus un archétype littéraire de la Russie du 19e sous les traits d'un aristocrate blasé, mais une foule de citoyens français de 2020, bien réels et marqués au fer rouge de l'inutilité sociale.
Que dit le confinement de nos sociétés contemporaines, de la place qu'y tient la culture ou l'accès au grand air, de la place que n'y tiennent visiblement plus bon nombre de citoyens, de la valeur d'activités et libertés de base qui nourrissent certains matériellement ou spirituellement ?
Dans une société qui décrète superflus l'art, le savoir, l'activité physique, l'accès aux espaces naturels, mais qui juge essentiel de s'entasser dans les transports et entreprises pour continuer à produire des perches à selfies, des remonte-seins en silicone ou des shows de télé-réalité, ce satané virus nous hurle des choses fondamentales. Mais qui les entend ?
Christine Reynaud