Le travailleur confiné, cet ouvrier de la donnée

The one that sleeps between the clouds and the stars, crédit : Christelle Geiser et Aeon Von Zark, avril 2020.

Les premiers jours, les matins étaient encore rythmés par les habitudes d’avant : sortir du lit, se traîner sous la douche, prendre un café, affronter la vie urbaine et la mêlée matinale du métro… Une fois dehors, le temps filait dans un continuum de rendez-vous dont il ne sortait que tard le soir. Mais à mesure que les jours passaient sans affronter le dehors, le temps lui semblait plus lourd et inconsistant. Il fallu suivre des rituels plus adaptés à cette nouvelle vie sociale, restructurée autour de sa séance de sport du matin qu’il se mit à partager avec son réseau d’amis, ponctuée par les coffee-break sur Zoom avec les collègues confinés, et agrémentée par les apéro-Skype en famille. Très vite, le travail à distance est devenu une suite de réunions en visioconférence et d’échanges sur Slack et WhatsApp avec la team. L’open space remplacé par son petit bureau confortable dans un coin de la chambre, il a consciencieusement choisi l’angle de sa caméra pour ne laisser apparaître en fond qu’un mur blanc récemment repeint et quelques livres choisis sur une étagère. 

Ces deux derniers mois, le travailleur confiné s’était ainsi organisé une passerelle numérique entre le dedans et le dehors, entre son espace privé et le monde extérieur. En utilisant les plateformes et les réseaux, portes d’entrées et de sorties de ses échanges, de son image, des documents qu’il produit, il a créé quantité de données. Celles-ci ont fait un long voyage, de réseau en réseau, de câble en câble, de datacenter en datacenter, se faufilant dans un enchevêtrement de métaux, de fibres, de roches, traversant les océans, les lacs de données et les nuages

C’est ainsi, bien loin du chaleureux bureau improvisé, que les données d’usage ont rapporté chaque clic, scroll, swipe du travailleur confiné à une entreprise spécialisée en analyse des interfaces. Son lieu de confinement, ses préférences médiatiques et politiques, la liste de son réseau d’amis... font déjà le bonheur de profilers en tout genre. Ainsi, avant même de commencer sa journée, le travailleur confiné était déjà bien productif : s’attardant sur les réseaux au réveil, il se faisait ouvrier de la donnée dès les premières heures du jour. 

À chaque foyer ses confinés et ses passerelles vers le monde extérieur, à l’échelle d’une société entière ces données massives deviennent les précieuses matières premières d’usines technologiques en plein essor. En effet, les industries de l’économie de la donnée font des données de masse l’alimentation de base des algorithmes d’apprentissage automatique. Celles-ci se livrent bataille, une guerre commerciale et technologique qui commence par la course à ce nouvel or noir : les données massives, qui serviront à fabriquer les meilleures technologies numériques au service de la recherche, de la sécurité ou encore du militaire. Pris dans la mêlée, le travailleur européen n’est pas seulement un allié sympathique et technophile, il est aussi un puit de données à ciel ouvert. 

Car cette cyberguerre évolue dans un brouillard épais, entre opacité technique et flou juridique. Les nouvelles du front sont autant de discours de propagande qui s’efforcent d’invisibiliser les frontières matérielles : les “serveurs” sont des “cloud”, “l’apprentissage automatique” une “intelligence artificielle”. Le langage transforme les réalités physiques, et dissimule les enjeux géopolitiques dans l’imaginaire du technophile. Ces mots recouvrent pourtant des réalités techniques complexes qui ne peuvent être abordées en séparant les principes et l’origine de conception des outils de leur application sur le terrain. 

Le législateur, en bout de chaîne, est parfois un arbalétrier bien solitaire aux meurtrières d’un continent assiégé. L’année 2020 est à ce titre un point de bascule dans l’histoire de l’exploitation des données numériques, et la stratégie de réglementation européenne en cours d’élaboration s’articule autour de deux grands axes : la mise en place d’un “marché unique des données”1 et l’encouragement des industries européennes de technologies reposant sur l’“intelligence artificielle”2. En parallèle, la France accentue sa dépendance à des outils non souverains, au travers de choix controversés tels que Microsoft Azure pour gérer nos données de santé au coeur du Health Data Hub ou Palantir à la Direction Générale de la Sécurité Intérieure (DGSI)3, préférant au développement d’une solution nationale ou européenne conçues sur la durée la mise à disposition par des géants américains de produits numériques déjà existants. Ainsi, nous déposons les armes en faisant allégeance à des infrastructures techniques sur lesquelles nous n’avons qu’un contrôle de principe.

Quels sont les enjeux géopolitiques de ce court-termisme ? Cette question nous amène à considérer les frontières poreuses des territoires numériques, qui feront débat dans les prochains mois dans la mise en place du concept de “marché ouvert de la donnée”. Nous verrons que la géopolitique du numérique nous entraîne aux limites du droit, entre réglementations nationales et supranationales, dans un numérique qui crée de nouveaux territoires. 

Je vous invite à entreprendre avec moi cette réflexion sur le site de l'Institut Rousseau.

#healthdatahub #IA #machinelearning 

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Image de couverture :

The one that sleeps between the clouds and the stars, crédit : un grand merci à Christelle Geiser et Aeon Von Zark, avril 2020.

Notes de bas de page :

1. Commission européenne, 19 février 2020, Stratégie européenne pour les données,

2. Commission européenne, 19 février 2020, Intelligence artificielle - Une approche européenne axée sur l'excellence et la confiance.

3. Le Monde, 29 novembre 2019, La société américaine Palantir, proche de la CIA, est toujours indispensable aux espions français

Ophélie Coelho

Chercheuse indépendante, autrice, conférencière - Géopolitique du numérique

4 ans

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