Les échecs selon Jean-Philippe Toussaint et MVL
L’Echiquier, le nouveau roman de Jean-Philippe Toussaint, est construit en soixante-quatre courts chapitres, autant qu’il y a de cases sur le damier noir et blanc du jeu d’échecs.
Il y est question de souvenirs d’enfance, d’amis disparus, de la période du confinement, de l’écriture – mais c’est aussi un autoportrait de l’auteur en amateur d’échecs. La structure du livre imite librement la résolution d’un problème qu’on appelle la « polygraphie du cavalier » (seriez-vous capable de parcourir toutes les cases d’un échiquier avec votre cavalier sans vous poser jamais deux fois sur la même ?) : chaque chapitre a tendance à être orthogonal au précédent, à le prendre à revers ou à décaler la perspective, comme si l’écrivain progressait en L.
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Après avoir lu ce roman d’une passion, nous avons eu envie de proposer à Jean-Philippe Toussaint de dialoguer avec un joueur d’échecs professionnel, et le nom de Maxime Vachier-Lagrave s’est imposé. Grand maître international à 14 ans, Maxime a été n° 2 mondial en 2016 et 2017, derrière Magnus Carlsen. Il excelle en parties rapides et au blitz, discipline dans laquelle il a été sacré champion du monde en 2021. De surcroît, il a publié un livre sur son métier, Joueur d’échecs, et s’exprime avec pédagogie et humour sur sa pratique, ce qui n’est pas si courant à ce niveau d’excellence.
L’écrivain et le joueur d’échecs se sont rencontrés à la fin du mois d’août et, de façon inhabituelle, ils ont dialogué ensemble – du jeu d’échecs comme métaphore de l’existence – mais ils ont aussi disputé une partie amicale, Toussaint avec les blancs.
Jean-Philippe Toussaint, quand nous vous avons proposé ce dialogue, vous avez répondu : « Je serais ravi de m’entretenir avec Maxime Vachier-Lagrave, dont je me souviens avoir suivi sur Internet le match de départage qu’il a effectué à Varsovie en décembre 2021 pour devenir champion du monde de blitz. » Est-ce tout à fait normal ?
Jean-Philippe Toussaint : Les échecs ont beaucoup compté pour moi à certaines périodes de ma vie. Au sortir de mes études, je me suis mis à devenir un amateur assez assidu, j’allais à la bibliothèque du Centre Pompidou pour étudier des manuels de théorie et jouer avec d’autres passionnés. C’était aussi l’époque des duels entre Kasparov et Karpov. Je me suis même rendu au Park Lane Hotel de Londres pour suivre l’une de leurs confrontations de 1986, et également à Lyon pour leur dernière rencontre en 1990…
Maxime Vachier-Lagrave : Je ne peux pas en dire autant. À ma décharge, je n’étais pas né !
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J.-P. T. : C’était une autre époque, il n’était pas aisé de suivre une compétition en direct. Pendant mes études, nous étions quelques aficionados à nous rendre dans une librairie spécialisée du boulevard Saint-Germain pour suivre les principaux matchs. Ils recevaient les coups par téléphone ou par Télex, nous affichions les déplacements sur un échiquier mural pour les commenter…
M. V.-L. : Ça devait être génial avant que l’informatique ne s’en mêle : tout ne tenait qu’à des spéculations, des dialogues entre joueurs, il n’y avait aucune certitude dans l’analyse. Cela ménageait le suspense.
J.-P. T. : Ensuite, dans les années 1990, mon intérêt pour le monde des échecs a décru. La grande rivalité Karpov-Kasparov a laissé la place à une situation plus confuse.
M. V.-L. : Les choses se sont brouillées, parce qu’en plus du championnat du monde classique, la fédération internationale, ou FIDÉ, a organisé son propre championnat du monde. De nouveaux joueurs ont émergé – Viswanathan Anand, Vladimir Kramnik ou Veselin Topalov –, mais le public n’arrivait plus à saisir qui était le n° 1.
J.-P. T. : Jusqu’en 2005, la période est tout de même restée dominée par Kasparov. Il se préparait physiquement aux matchs, en faisant des pompes, du footing. Je me souviens encore de son entrée en scène dans les salons du Park Lane Hotel en 1986, en costume gris foncé et cravate, s’avançant sur l’estrade comme un boxeur, décidé, prêt à en découdre, les épaules carrées, trapu, comme une bête fauve ou un lutteur de foire. D’ailleurs, il impressionnait ses adversaires…
M. V.-L. : Il était très difficile à jouer ! Je ne l’ai affronté qu’une seule fois, lors de parties d’exhibition, en 2011. Il n’y avait aucun enjeu, et pourtant, il se permettait un comportement qui, de nos jours, ferait l’objet d’un signalement à l’arbitre. Il se mettait très en avant et soufflait bruyamment, comme un taureau furieux, toutes les six ou sept secondes. Le faisait-il exprès ? Était-ce son attitude quand il était plongé dans un effort mental ? Toujours est-il qu’il était presque impossible de rester concentré face à lui.
J.-P. T. : Ce charisme, cette énergie qu’il dégageait déstabilisaient ses adversaires humains mais n’ont eu aucun impact sur Deep Blue, l’ordinateur d’IBM contre qui il a perdu en 1997. Toujours est-il que, des années 1990 à l’arrivée de Magnus Carlsen en tête du classement, en 2013, mon intérêt pour les échecs s’est endormi. Il m’est revenu pendant le confinement, quand j’ai commencé à écrire ce qui allait devenir L’Échiquier et que j’ai compris que j’allais raconter mon amitié avec Gilles Andruet, champion de France d’échecs en 1988.
Un jour, ce dernier a surgi dans notre cercle à la bibliothèque du Centre Pompidou, et il nous a lancé : « Je vous prends tous les cinq à l’aveugle ! » Il nous a battus en énonçant ses coups en l’air, sans regarder les échiquiers, jouant cinq parties en parallèle dans sa tête. C’était comme si nous rencontrions un extraterrestre. Il s’agissait d’un personnage hors du commun. Par la suite, même quand nous nous sommes perdus de vue, j’ai entendu parler de ses frasques dans les tournois. Il a été mêlé à plusieurs incidents, le plus grave pendant le championnat de France 1989, à Épinal, même la radio nationale en avait fait état.