Les 10 pièges de la numérisation des forces terrestres
Avant propos : Loin de remettre en cause les choix capacitaires ou technologiques, cet article n’a pour but que de lister de façon non exhaustive les contraintes et les défis auxquels une Force terrestre entièrement numérisée devra faire face. Sans passéisme ni angélisme, l'armée doit tirer le meilleur parti de cette évolution - inéluctable - de la géographie du champ de bataille.
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L’édition toute récente de la doctrine exploratoire du programme Scorpion[1] a jeté les bases de ce que pourrait être une nouvelle manœuvre terrestre, adaptée aux futurs systèmes d’armes prochainement en dotation au sein de l’armée de terre.
Au cœur des évolutions qui peuvent potentiellement bousculer la façon dont les armées conduiront la bataille de demain, se situe l’infovalorisation. Cette notion est définie comme « l’exploitation de la valeur ajoutée apportée par les ressources informationnelles permises par les nouvelles technologies de l’information et de la communication pour améliorer l’efficacité opérationnelle »[2].
En somme, l’interconnexion des combattants, la généralisation de l’accès à la connaissance et la rapidité des échanges informationnels entre les acteurs peuvent donner un avantage opérationnel significatif à une armée. Le sujet est d’autant plus important si on considère un contexte futur avec un adversaire numériquement très supérieur et au moins aussi bien équipé.
Mais l’infovalorisation ne se décrète pas. Elle découle de l’exploitation judicieuse et adaptée d’évolutions technologiques, et surtout pas de leur seule utilisation pléthorique au combat. Pour qu’une Force terrestre puisse tirer tous les bénéfices d’un « système de systèmes d’armes » il faut donc connaître les pièges de la numérisation. S’assurer d’une profusion d’information comporte intrinsèquement des risques et des limites qui nécessitent d’être pris en considération à l’heure où les études sur l’emploi des unités entièrement numérisées sont encore en cours. C’est l’objet de cet article.
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Piège 1 : oublier les limites intrinsèques de la technologie.
L’augmentation de la technologie dans un système augmente structurellement sa vulnérabilité, de par la complexité accrue de la maintenance qu’elle provoque ou bien parce qu’elle expose la Force aux moyens Cyber ou de guerre électronique de l’ennemi. Un système entièrement dépendant de la technologie devient fragile.
Tout d’abord, un matériel plus technologique induit des pannes plus nombreuses, plus handicapantes et plus longues à réparer. La panne étant inéluctable à termes pour tout matériel, les délais de disponibilité opérationnelle d’un système d’armes moderne sont généralement plus courts que par le passé. A moins d’avoir des ressources pléthoriques (véhicules supplémentaires, pièces de rechange) pour palier les immobilisations techniques, une armée numérisée a toujours plus de mal à disposer de tout son matériel, tout le temps.
De plus, l’un des paradoxes fondamentaux des systèmes d’aide au commandement ou SIOC[3] est que plus ils sont performants, plus ils utilisent des ressources qui renforcent leur vulnérabilité. En effet, pour faciliter la prise de décision et la transmission des ordres et des comptes-rendus numérisés C3I[4], ils reposent sur des supports informatiques toujours plus nombreux, reliés par des moyens de communication pour l’essentiel rayonnants[5]. Il en découle une fragilité structurelle de ces moyens vis-à-vis de la guerre électronique ou de la menace Cyber.
Dès lors, la numérisation, quand diffusée jusqu’aux plus bas échelons implique une augmentation en proportion de la vulnérabilité électromagnétique : pour savoir, pour communiquer, il faut s’exposer. Dans les conflits futurs où « il n’y aura plus de guerre sans Cyber [6]» et où le différentiel technologique face aux agresseurs potentiels aura tendance à se réduire, une armée interconnectée sera, structurellement, plus vulnérable.
Mais surtout, dans un système interconnecté, toute destruction ou panne d’un élément fragilise la cohérence de l’ensemble. Au niveau le plus simple, tout le système d’armes d’un véhicule peut-être rendu inopérant par la simple panne d’un de ses sous-éléments. A des niveaux plus élevés, la déconnexion d’une seule unité peut remettre en cause toute une manœuvre, en particulier quand celle-ci présuppose justement sa numérisation.
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Piège 2 : négliger la formation.
La généralisation de l’informatisation à tous les échelons pose le problème de la formation de l’utilisateur sur un nouveau matériel. Cela demande du temps, qui dépend du poste tenu et du niveau de responsabilité, mais reste forcément une charge supplémentaire pour les individus car venant en supplément de la formation militaire ordinaire.
Comme toute évolution, l’arrivée massive de moyens de communication informatisés à des échelons qui en étaient peu dotés se frotte à une réticence naturelle chez ceux qui avaient l’habitude de s’en passer. Une certaine peur du déclassement chez les plus anciens vis-à-vis des plus jeunes est aussi possible.
De plus, l’accès aux fonctionnalités d’un système de commandement – et donc à la connaissance – augmente avec les responsabilités. La validation informatique de certains ordres, le déclenchement de certains procédés ne sont possibles qu’à certaines fonctions opérationnelles bien définies qui peuvent nécessiter une formation plus approfondie. Un officier supérieur peut ainsi avoir besoin de plus d’heures de formation qu’un militaire du rang pour utiliser sur son système de communication, alors que, de par ses responsabilités, il dispose de moins de temps à y consacrer.
Cet aspect est particulièrement dimensionnant dans les armées où la formation technique est parfois considérée comme non-prioritaire pour les officiers (supposés se concentrer sur la conception), et peut se voir sacrifiée lorsqu’une politique de rationalisation de l’instruction est conduite.[7]
Ainsi, toute Force déployée en urgence risque de trouver en son sein du personnel pas ou peu formé, ou manquant de pratique. Un temps d’appropriation plus ou moins long sera nécessaire sur place avant de maîtriser l’outil, temps durant lequel l’efficacité de cette Force sera réduite[8].
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Piège 3 : multiplier les interconnexions de réseaux.
Afin d’assurer les échanges de données et de communications, tout système connecté fonctionne au sein d’un réseau. Ce réseau[9] suppose une certaine unicité de matériel et de technologie.
Cependant, du fait des arrivées successives des systèmes d’armes dans les Forces, de la variété des besoins des utilisateurs - voire des stratégies industrielles de défense - différents réseaux coexistent généralement au sein des armées[10] ce qui pose le problème de leur interconnexion : il faut que l’information puisse passer d’un réseau à un autre sans perte de donnée. Pourtant, transformer des protocoles conçus dans les années 1990 en protocoles compréhensibles pour les réseaux des années 2000 ou ceux de 2010 n’est pas sans poser des limites technologiques ou de compatibilité de langage.
Par ailleurs, le niveau de confidentialité n’étant pas toujours identique entre les réseaux, leur connexion est parfois interdite[11]. Si des « passerelles » automatiques[12] sont en place ou étudiées pour que les réseaux communiquent, une « rupture de chaîne » informatique est souvent obligatoire. Un opérateur humain est alors nécessaire pour prendre une information d’un réseau A et la transcrire dans le réseau B et ce, complètement manuellement [13].
Là où le bât blesse, c’est que ces problèmes d’interconnexion se retrouvent essentiellement aux niveaux tactiques (niveau 3 ou niveau 4), ceux-là même qui ont le moins de temps et de ressource pour régler les turpitudes techniques. Les conséquences les plus évidentes sont les problèmes de fidélité de transcription, de perte de vitesse dans le traitement des informations et un éventuel ralentissement de la manœuvre.
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Piège 4 : trop privilégier la symbolique sur le rédactionnel.
La numérisation, cherchant à comprimer les délais de transmissions et à gagner en vitesse dans la diffusion des ordres, a tendance à recourir massivement à l’abstraction. La symbologie et le visuel sont privilégiés sur le texte. Si en effet, les délais de traitement sont grandement accélérés, ce peut être également une source d’incompréhension ou de mauvaises interprétations préjudiciables à la manœuvre.
En effet, le recours à la symbologie s’est généralisé dans les transmissions de données. Des symboles sont utilisés pour décrire une unité (taille, type, hostile ou non, position réelle ou supposée, etc.), une action à entreprendre, une caractéristique du terrain (obstacle, zone minée, etc.), voire donner des éléments de coordination (couloirs aériens et zones permissives ou restrictives de tirs, par exemple). Le recours à la symbologie s’accompagne souvent d’une réduction en proportion du volume de texte des ordres : pour éviter toute perte de temps préjudiciable à l’action, tout texte qui peut être remplacé par un symbole disparaît.
Cependant, pour qu’un symbole soit parlant, il faut qu’il soit reconnu de tous et que sa signification et ses implications soient exactement les mêmes. En cas de doute, une référence unique doit être accessible aux utilisateurs. Or, cette référence commune et absolue n’est que rarement acquise pour une armée opérant en coalition[14]. Ce n’est pas complètement le cas entre la France et l’OTAN sur ce sujet par exemple : certains symboles utilisés en France sont inconnus de l’OTAN ou vice-versa, parfois le même symbole est utilisé mais peut avoir deux significations différentes ! La lettre même de la mission peut en être altérée.
Enfin, cette minimisation du texte peut également nuire à la compréhension de l’esprit de la mission. Car un ordre ne se limite pas à une série d’actions à réaliser, face à un ennemi dessiné sur un terrain défini et dans un cadre espace-temps limité. Même aux plus bas niveaux tactiques, le choix des mots est important, la nuance dans le propos, voire même la ponctuation utilisée[15] permettent au subordonné de s’imprégner de l’esprit de la mission, de saisir ce qu’attend le supérieur au-delà de la simple réalisation de tâches normées.
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Piège 5 : se focaliser sur la technique au détriment de la mission.
Le développement d’interfaces toujours plus conviviales et sophistiquées à l’intérieur des engins de combat et des postes de commandement entraîne des phénomènes de dépendance et de focalisation de l’attention. Accaparé ou distrait par la résolution d’un problème technique, par une information importante ou urgente à traiter, par un retour vidéo attrayant, le combattant oublie sa tâche première : le combat à mener, la manœuvre à conduire, les ordres à donner.
La numérisation imprégnant tous les échelons, il est de plus en plus difficile pour le combattant de quitter les écrans. Le simple opérateur a sous les yeux toutes les informations nécessaires à sa fonction opérationnelle et le décideur doit lire avec attention les ordres avant leur validation. Cette dépendance aux SIOC peut éloigner le soldat de la réalité du combat qui a lieu – généralement et heureusement – à l’extérieur de son poste de travail.
De plus, dès lors qu’un problème technique empêche ou retarde l’exécution d’un procédé, une grande partie de l’attention de l’utilisateur se focalise sur la résolution du problème technique, trop souvent au détriment de la manœuvre. C’est particulièrement le cas en situation de stress où le classement objectif des priorités est perturbé. Cette captation des ressources cognitives par la technologie, bien connue des professionnels de l’aviation[16], peut empêcher le combattant de prendre à temps les justes décisions ou d’avoir les bons réflexes.
Un autre phénomène prend de l’ampleur à mesure que la numérisation s’imprègne sur l’ensemble du champ de bataille. On pourrait l’appeler le « Pornwar » : c'est-à-dire la captation de l’attention d’un auditoire par support visuel professionnel très attractif (un retour vidéo le plus souvent).
C’est notamment le cas lorsque la retranscription des images d’une opération en cours – prises par un drone par exemple – attire le regard de l’audience et mobilise son attention. Le groupe s’éloigne de sa tâche ou prend du retard au détriment de l’opération elle-même, voire de la suivante[17]. Le cerveau humain fait difficilement abstraction de ce qu’il voit : un impact sur la décision est même possible dans le cas d’une visualisation d’une situation émotionnellement forte.
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Piège 6 : vouloir tout dire, tout savoir.
A la guerre, si le besoin de tout savoir de l’autre ou de soi-même est un impératif depuis au moins le VIe siècle avant JC, [18] une savante dose d’ignorance est volontairement entretenue par les différents acteurs – le supérieur comme le subordonné – et ce, pour de bonnes raisons. L’irruption d’un réseau ouvert, offrant l’ensemble de la connaissance disponible immédiatement et à tous, peut perturber le fonctionnement de la chaîne de commandement.
En effet, outre les questions de confidentialité, tout supérieur limite les informations qu’il diffuse à ses subordonnés. Cette sélection de la connaissance est une prérogative du chef qui doit s’attacher à ne diffuser que l’indispensable aux unités qui lui sont rattachées. Ne pas noyer ses destinataires d’un flot d’informations inutiles leur permet de se concentrer sur leur mission avec les connaissances strictement nécessaires pour la réaliser. Parfois même, certaines informations qui pourraient intéresser le subordonné peuvent, le cas échéant et pour le bien de la manœuvre, volontairement ne pas lui être transmises. Ce peut être le cas lorsqu’une information est susceptible d’avoir un effet sur le moral, la combativité ou que les conséquences d’un ébruitement sont trop importantes pour courir le risque[19].
Il en est de même pour le subordonné qui se doit de filtrer l’information qu’il fait remonter à son supérieur. S’il a le devoir de rendre-compte, il a aussi l’obligation de ne pas surcharger son chef d’informations qui ne sont pas de son niveau. A chacun de régler les problèmes de son niveau, de synthétiser l’information qui mérite d’être remontée et de l’appuyer d’avis et de recommandations. La finalité est la même que précédemment : que chaque échelon réalise correctement les tâches qui lui incombent.
Ainsi, une surabondance d’information, entièrement partagée et immédiatement disponible peut remettre en cause cet équilibre : le subordonné devient – ou se croit – mieux informé que le chef, chaque échelon est noyé dans une masse de données qui lui sont pour l’essentiel inutiles. Par défaut de capacité d’analyse, la connaissance devient presque nuisible pour l’unité : en mobilisant ses ressources cognitives sans lui apporter de plus-value, en la perdant dans les options sans lui donner de direction, elle l’épuise.
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Piège 7 : brider l’imagination opérationnelle.
Une armée numérisée donne à chaque échelon toutes les données nécessaires à sa mission, validées par le supérieur. Ces données s’affichent généralement sur un écran. Or, le support visuel donne aux utilisateurs une fausse valeur de justesse à l’information : ce qui s’affiche à l’écran, ce qui est vu, devient cognitivement plus crédible et acceptable que ce qui est lu. Ainsi, l’accès et le partage de la connaissance peuvent également brider l’imagination des combattants, c'est-à-dire la capacité à douter du connu ou à envisager l’inconnu. L’esprit humain ne se force naturellement pas à imaginer ce qu’il sait déjà ou croit savoir.
Car l’imagination est indispensable à toute manœuvre, notamment lors de la définition de l’ennemi. Lorsqu’il s’interroge sur la nature et le volume de son propre ennemi, chaque échelon s’inspire de l’étude de son chef, par essence mieux informé que lui. Il ne s’agit pas seulement de décliner la « part d’ennemi » qui lui revient, mais aussi d’imaginer tout ennemi qui pourrait être amené à intervenir dans le cadre espace-temps de la mission. Cette étude est éminemment subjective et humaine. C’est une prise de position qui ne peut pas se passer d’imagination.
Or, les systèmes d’information ont tendance généralement à automatiser ce processus pour gagner les délais de transmission et gagner en réactivité dans la diffusion des ordres : l’ennemi transmis à une unité se limite souvent à l’ennemi présent ou prévu dans la zone impartie, une fraction de l’ennemi du supérieur.
Si peu de place ou de temps est laissé à l’imagination, l’anticipation est amputée d’autant. Face à la surprise d’un changement de posture de l’adversaire ou d’un échec de mission amie, la capacité de réaction est moindre. Faute d’avoir envisagé les "possibles improbables", la confusion règne et se propage aux subordonnés comme aux supérieurs, grâce à ce réseau où tout est si bien connecté.
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Piège 8 : s’adonner au micro management
Un des principes du commandement est la subsidiarité. D’une part, elle permet que chacun prenne sa juste part du fardeau du combat. D’autre part, parce que la subsidiarité est à la fois la graine et le fruit de la confiance : cette confiance indispensable entre des échelons de commandement quand des questions de vie, de victoire ou de mort sont en jeu.
Mais un système de commandement ultra connecté, où toutes les unités – y compris aux plus bas échelons tactiques – sont géolocalisées en temps réel, ce principe de subsidiarité est forcément mis à mal. Pouvant observer sur un écran la position de chacun de ses éléments et de leurs ennemis, le chef interarmes est toujours soumis à la tentation de les commander directement.
De premier abord, un certain entrisme du commandement dans les échelons tactiques ne semble pas scandaleux : un général – qui a forcément été l’un des plus brillants lieutenants de sa génération – a forcément un conseil très pertinent à donner à un chef de section en difficulté. Pour autant, court-circuiter ainsi l’ensemble de la chaîne hiérarchique pose de réels problèmes de commandement : focalisation de l’attention des chefs sur des affaires qui ne sont pas de leur niveau, erreurs d’interprétation du commandement qui ne se base que sur sa perception lointaine de la situation, perte de l’esprit d’initiative des échelons subordonnés.
Les chefs militaires sont sensibilisés à ces aspects. Il est en revanche plus délicat d’expliquer les risques du micro-management aux décideurs politiques, en situation de crise ou sous forte pression médiatique.
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Piège 9 : commander de l’arrière.
Une armée entièrement numérisée repose fondamentalement la question de la place du chef. Avec la capacité de tout savoir, de tout voir, partout et en temps réel, la révolution du numérique incite naturellement au « commandement de l’arrière », à la prise de distance entre le chef et ses combattants.
Car la place du chef est surtout le fruit de l’avancée technologique. A l’époque où le commandement se faisait à la voix, le chef se devait d’être au plus près des combattants, quitte parfois à participer directement au combat. L’évolution de la technologie (estafette, téléphone puis la radiophonie), ont permis au chef de prendre physiquement du recul, de commander de plus grosses armées à distance en se faisant représenter (sur des cartes, des tableaux, des écrans) la bataille qu’il ne pouvait plus voir de ses propres yeux[20].
Cependant, la place du chef est aussi un choix tactique. Elle n’est jamais idéale : c’est le résultat d’un compromis entre les risques encourus, la capacité à commander et la possibilité d’appréhender une situation. Plus le chef est à l’avant, mieux il appréhende une situation locale et plus il est réactif. En revanche, son « champ de vision » se rétrécissant, il peine à apprécier une situation plus générale et peut plus difficilement mettre en œuvre tous ses moyens[21]. Plus en arrière, il a une meilleure vision de l’ensemble des opérations, la coordination est facilitée de même que la planification. Toutefois, il peut avoir du mal à apprécier une situation particulière, et manquer de réactivité du fait des délais de transmission. Ainsi, s’il est habituellement plus facile pour le chef de se placer en arrière de ses unités, il lui appartient de décider pour quelle phase particulière de sa manœuvre il doit revenir vers l’avant, en acceptant une perte momentanée et partielle de sa capacité de commandement.
Cependant, avec la numérisation, il est possible au chef militaire d’interroger un simple chef de section par visioconférence, de lui transmettre les ordres de façon très réactive. Il peut visualiser instantanément la situation de l’ensemble des opérations ou bien se concentrer sur une zone précise. La technologie apporte l’ubiquité : la réactivité malgré la distance, l’appréciation générale en même temps que particulière. Il n’y a plus de raison objective pour prendre le risque de s’exposer et de se passer des facilités qu’apporte un état-major complet : la tentation de tout commander de l’arrière est inévitable[22].
Cette évolution n’aurait rien de problématique si tout chef n’avait pas également le rôle d’étendard : par sa seule présence, il émule et rassure ses soldats. Cette prise de distance entre le chef et la troupe, si elle n’a pas d’effet opérationnel immédiat, peut dans la durée nuire gravement à la cohésion et à l’ardeur au combat d’une unité : même infovalorisé, le combattant restera un humain qu’une poignée de main de son chef encouragera toujours plus qu’une visioconférence.
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Piège 10 : ne plus savoir à s’en passer
En conséquence de tous les pièges précédents, de toutes ces limites à la numérisation, la plus dangereuse des erreurs serait d’avoir une Force terrestre totalement dépendante de sa numérisation. C'est-à-dire une armée dans laquelle tous les procédés élémentaires de combats (tirs, déplacements, renseignement, logistique, transmissions, commandement) dépendraient de la technique et dans laquelle même la doctrine et les procédés reposeraient sur la numérisation. Une telle armée, si elle pourrait voir ses capacités décupler quand tout est nominal, serait paradoxalement très vulnérable au moindre accroc.
Pourtant, à chaque bond technologique que traverse une armée, une certaine capacité de réversibilité est maintenue : il s’agit ne pas totalement oublier les acquis anciens au profit des techniques nouvelles. A ne pas en douter, cette posture accompagnera de la même façon cette numérisation absolue de l’espace de bataille. Toutefois, le pragmatisme dans l’entraînement, la tentation naturelle de l’homme de se concentrer sur l’immédiatement exploitable, font en sorte que les procédés et techniques anciens disparaissent progressivement. Une fois son char détruit, le cavalier ne remonte plus à cheval, comme on pouvait encore l’affirmer dans les années 1930[23].
C’est toujours à l’occasion d’un choc, d’un affrontement qui tourne mal, que le soldat fait le tri entre l’indispensable et l’accessoire. C’est à la guerre que certains savoir-faire abandonnés s’imposent à nouveau et que des procédés révolutionnaires se discréditent. Mais pour que ce choc ne provoque pas l’effondrement, il faut que la Force ait gardé sa capacité d’adaptation : qu’elle n’ait pas tout oublié des anciens procédés.
Ainsi, le combattant prudent essaiera de préserver le plus longtemps possible sa capacité de réversibilité, même s’il la sait à terme condamnée. Aux échelons supérieurs de ne surtout pas faire reposer toute la doctrine sur la présupposition de l’infovalorisation : une armée, complètement pensée, entraînée, équipée pour fonctionner en réseau pourrait rapidement perdre toute cohérence en cas de défaillance numérique.
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En conclusion, l’infovalorisation est une avancée majeure pour les Forces armées. Alors que nous ne sommes qu’aux prémices de la révolution probable que provoqueront des armées entièrement numérisées dans les conflits futurs, il est utile et urgent de nourrir la réflexion doctrinale stratégique, opérative et tactique en la matière.
En effet, pour qu’une Force terrestre ne tire que des bénéfices de sa numérisation, il convient de bien connaître les pièges inhérents. Ils peuvent être d’ordre technique, liés au rapport du combattant au matériel ou bien fruits des nouvelles interactions entre humains provoquées par cette informatisation des conflits.
Il s’agira donc de garantir et conserver la « maîtrise de la connaissance » : non seulement d’en disposer, mais surtout de la « réduire à sa volonté », la « dominer », « pouvoir en user à son gré »[24]. En somme, maîtriser la connaissance comme le cavalier maîtrise sa monture.
Mais dès lors que toute numérisation généralisée entraîne de facto une vulnérabilité particulière, toute réflexion doctrinale sur l’infovalorisation d’une Force devrait s’accompagner d’une autre réflexion sur la capacité à s’en passer. Bien loin que de prôner le conservatisme, ou de déclarer que « c’était mieux avant », il s’agirait de construire une véritable réflexion en miroir, présupposant une paralysie technologique des forces amies et définissant les procédés adaptés face à un ennemi, lui, infovalorisé.
[1] Synergie du Contact Renforcée par la Polyvalence de l’infovalorisatiON. Voir http://www.defense.gouv.fr/terre/equipements/a-venir/programme-scorpion/le-programme-scorpion
[2] D’après RFT 3.2.2.1/4 Doctrine exploratoire Scorpion, CDEC, Armée de terre, 2017.
[3] Système d’information opérationnelle et de commandement.
[4] Command, control, communication and intelligence.
[5] Si la communication filaire n’a pas disparue, l’essentiel des SIOC des niveaux tactiques et opératifs utilisent les moyens radios et satellitaires pour les transmissions de données ou pour communiquer à la voix.
[6] In Cybertactique. Conduire la guerre numérique. Bertrand Boyer, Nuvis, 2014.
[7] C’est ainsi qu’entre septembre 2014 et mai 2017, dans le cadre de la réforme de la formation des officiers d’état-major, il a été décidé de ne plus former les officiers préparant le concours de l’Ecole de Guerre au SIOC de l’armée de Terre. Ces officiers n’étaient donc pas aptes immédiatement à servir au sein d’un état-major numérisé.
[8] Illustrant ce phénomène, tout exercice majeur d’un poste de commandement est précédé d’une ou plusieurs phases d’entraînement, pour que tous les problèmes techniques - liés notamment à l’appropriation de l’outil par les utilisateurs - soient réglés avant le test final.
[9] On peut distinguer les réseaux opérationnels (reliant les différents éléments d’un système d’armes) ou fonctionnels : reliant un échelon supérieur et un échelon subordonné.
[10] Citons au passage pour l’armée de terre française : le SIT (système d’information terminal) pour le groupe de combat, ATLAS (automatisation des tirs et des liaisons de l’artillerie Sol-Sol) pour l’artillerie, le SIR (système d’information régimentaire) pour les GTIA, le SICF (système d’information pour le commandement des Forces) pour les postes de commandement de niveau 3 à 1, etc.
[11] L’une des règles absolues de la sécurité informatique est de ne pas connecter directement deux réseaux de niveaux de confidentialité différents.
[12] Logiciel d’interconnexion qui transforme un langage informatique d’un système en un protocole compréhensible par un autre système.
[13] A noter que futur système d'information du combat Scorpion (SICS) ne concernera que les niveaux 7 à 4 (groupe de combat à GTIA) et devra se connecter au futur Système d’information des Armées (SIAC2) qui concerne les niveaux 3 à 1 (brigade à corps d’armée). Sachant que certains SIOC spécifiques comme ATLAS (artillerie) seront conservés, la problématique des interconnexions réseaux risque de perdurer.
[14] Les nombreux accords de normalisation de l’OTAN (STANAG) peuvent être signés par des nations et pas par d’autres, ou avec des restrictions sur certaines dispositions ou dans certaines circonstances, etc. Par ailleurs, l’absence de contrôle et de contrainte permet à un pays de ne pas respecter scrupuleusement un STANAG qu’il a pourtant signé sans restriction.
[15] Cet exercice de classe élémentaire illustre l’importance d’une simple virgule : « il faut manger les enfants » n’a pas le même sens que « il faut manger, les enfants » !
[16] Le nombre d’accidents liés à ce phénomène a amené les écoles de pilotages à sensibiliser sur ce sujet le personnel navigant avec un mot d’ordre : « Fly the plane first ! ».
[17] En Afghanistan en avril 2012, le commandement américain de la région Est (Regional Command East ou RC-E) a interdit les retours vidéo de drone Predator au sein du Joint Operation Center durant les opérations : le flot d’images en direct distrayait les opérateurs de leurs tâches.
[18] « Connais ton ennemi et connais-toi toi-même, même avec cent guerres à soutenir, cent fois tu seras victorieux ». Sun Tzu, in « L’Art de la guerre ».
[19] Parmi les exemples fréquents : en opération, les visites de très hautes autorités sont volontairement dévoilées qu’au tout dernier moment aux troupes concernées, même si cette privation d’anticipation peut mettre ces dernières en difficulté.
[20] Lire sur ce sujet « Command in War », Martin Van Creveld, Harvard University Press, 1985.
[21] Pour assurer la continuité du commandement lors de cette phase particulière, un état-major réduit (Poste de commandement tactique ou PC-TAC) accompagne le chef pour lui permettre de commander, mais le reste de l’état-major (Poste de commandement principal ou PC-P) reste sur place.
[22] Ainsi, certains drones américains en opération jusqu’au Moyen-Orient peuvent être contrôlés à partir de bases situées aux Etats-Unis ou en Allemagne : la transmission en temps réel des données nécessaires au pilotage n’oblige pas les pilotes de ces appareils à s’exposer sur le théâtre des opérations.
[23] Dans une même logique plus contemporaine : sans GPS ni informatique, peu de composantes sont capables aujourd’hui de remplir leur fonction opérationnelle de façon acceptable. La plupart s’en passait pourtant il a une vingtaine d’année seulement.
[24] D’après la définition Larousse sur http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/ma%C3%AEtriser/48747
IT Engineer at MDN
1 ansHelmi Oueslati
Industry Manager, Consultant, Teacher, Author and Reserve Officer
5 ansNous sommes au sommet d'une nouvelle courbe en cloche, dans laquelle les architectures, les modèles de données et les standards d'échange laborieusement mis en place sur plus d'une décennie (avec un ralliement tardif de la France à l'OTAN) sont remis en cause par l'irruption de l'IA et de la connectivité au niveau du composant, par le stockage et l'exploitation de données massives (souveraines?), par la virtualisation des serveurs, des terminaux et des applications et leur supervision/sécurisation à distance, et par des besoins et vulnérabilités cyber décuplés. Par ailleurs, la zone grise d'interopérabilité entre les niveaux déployés (sur des couches réseau) et mobile/débarqué (sur des services radio, dont la radio logicielle) subsiste. Enfin, des initiatives innovantes de développement d'applis en bottom-up au niveau subtactique depuis des environnements type Smartphone remettent en cause la logique top-down de type bureautique à l'origine du déploiement des SIC. Bref, il faut à la fois acquérir maturité et recul sur les solutions de dernière génération à peine opérationnelles...Et se préparer à tout recommencer pour accueillir la prochaine. Eternelle ingratitude du métier des SIC.
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6 ansExcellentissime! Devrait être le pense bête de tout manager.
Oubliez-vous volontairement le principal problème ? Dépendre de technologies et sociétés étrangères comme Microsoft qui noyaute l'Armée de Terre Française grâce à des complicités qui SI la numérisation et la techno étaient considérées à leur juste importance au 21ème siècle seraient de la trahison..
Article très intéressant et très complet ,merci. J'ai été particulièrement intéressé par la partie sur la symbologie , qui pourrait être approfondie sur un seul article. Au plan cognitif, les symboles de faible fréquence prêtent naturellement à confusion (cf la loi de Zipf) , leur bijectivité avec le concept est critique, etc.