Les copains d’abord. Esquisse d’une sociologie de la médiocrité.
« Man's got to know his limitations. » « L’homme sage est celui qui connaît ses limites, lieutenant. »
Harry Callahan, Magnum Force, 1973.
« Les hommes ont faits les uns pour les autres. Donc instruis-les ou supportes-les. »
Marc Aurèle, Pensées, Livre VIII (59).
Plan :
0. Une remarque méthodologique.
1. La science est-elle paranoïaque ?
2. La sociologie est systémique.
3. Les mille formes des rapports de pouvoir.
4. Médiocrité au pouvoir versus complotisme.
0. Une remarque introductive égotiste et kantienne.
Ici, je vais avancer quelques descriptions et explications programmatiques concernant la médiocrité au pouvoir ou le pouvoir quotidien des médiocres.
Je dois toutefois d’abord préciser qu’en général la médiocrité n’est jamais qu’un manque de recul sur le monde et sur soi : il s’agirait donc, à la fois, d’un problème de conformisme (contexte social), d’opportunisme et d’orgueillite (psychologie). Nous verrons. Mais je dois également tout de suite préciser d’où moi-même je parle : quelle est ma situation, ma légitimité à parler des médiocres au pouvoir ? Cela plutôt d’un point de vue théorique ou synthétique que pratique, afin de ne gêner personne : je ne suis pas un pamphlétaire.
D’abord, peut-être suis-je objectivement un intellectuel français moyen, sinon un intellectuel hétérodoxe (Bourdieu). Comment cela ? Premièrement parce que je suis un critique solitaire et non un critique solidaire (Walzer) : en effet, je ne travaille plus ni en revue, ni en collectif, depuis une dizaine d’années. Deuxièmement, je suis un provincial : nantais depuis plus de trente ans (quoiqu’enseignant dans toute la France), je me trouve donc objectivement hors de l’intelligence française académique légitime, c’est-à-dire hors des revues de débat, des universités et des grandes écoles notées. (Heureusement, je publie sérieusement ailleurs.)
Me voici donc, à l’observation, très hétérodoxe. Or que savons-nous sociologiquement sur les effets de l’hétérodoxie ? Nous savons que toute hétérodoxie influence la trajectoire socioprofessionnelle d’un individu et peut, tout aussi bien, le porter à plus de radicalisme (dogmatisme) et à plus de critique sociale (liberté critique) qu’à plus de stoïcisme ou de compromis en fonction a) de son statut social (reconnaissance, groupe de pairs), b) de sa volonté de puissance (salaire, emploi, pairs) et c) de sa concupiscence (appétits, reconnaissance, pairs). (Le genre et l’âge hormonal peuvent également jouer.)
Essayer de reconnaître mes limites n’est donc pas un acte de fausse modestie, mais d’épistémologie (Kant + « IGPN des sciences ») et d’honnêteté, afin d’éviter la frustration, le radicalisme élitiste petit-bourgeois et, en tant que personne publique enseignante, d’essayer d’avoir le moins tort possible dans mes observations et mes explications.
Cette remarque introductive d’épistémo-analyse (Schneider, 2002) concernait donc l’observateur ou l’instrument même qui sonde le fait social humblement observé : le contexte et la psychologie de la médiocrité au pouvoir. Je n’en parlerai toutefois très directement qu’à partir du point 4 : le reste est méthodologique et contextuel, et concerne la supériorité de la science de la société moderne, la sociologie, pour en parler. Pourquoi l’est-elle ? Parce qu’il n’y a de sociologie que des déterminismes sociaux et de la liberté, c’est-à-dire des contraintes, de la division du travail, des hiérarchies et de leur psychologie étriquée.
1. La science est-elle paranoïaque ?
Etudier et expliquer la société est l’étudier et l’expliquer dans sa totalité. Pour certains, le projet est « paranoïaque » ou « pharaonique », si l’on veut, ou tout simplement scientifique à partir des réflexions (épistémo) logiques de Blaise Pascal (1670) sur la connaissance humaine de la forme et des relations du « tout » et de ses « parties » (cf. Pensées, « Disproportion de l’homme »).
Dans les sciences dures, sans Pascal, on parle de « principe matérialiste fort » (Baquiast, 2007).
Il y a déjà plus de soixante ans, dans les sciences sociales, certains parlaient de structuralisme (structuration sans histoire), de cybernétique et de système en évolution (systémique, théorie de la complexité), etc. (Attention, tout ne se vaut pas, mais mon propos n’est pas là.) Bref, la science cherche la totalité et l’infini : c’est son « idéal », mais point son quotidien.
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Etudier et expliquer la société est, par conséquent, très concrètement étudier les différents niveaux, états ou formes microsociologiques, méso-sociologiques et macrosociologiques que prend la société. On étudie et on essaie donc d’expliquer les diverses formes de la « totalité sociale » et ses interrelations (influences-rétroactions-interdépendances) continues (évolution) et/ou épisodiques (sauts) entre elles et leurs fonctions. On sait cela depuis les années 50-60, avec Georges Gurvitch (1963) et Jean Duvignaud (1966), avant que Dominique Desjeux, notamment, ne le répète dans les années 80-90.
2. La sociologie est systémique.
Bref, la sociologie est originellement systémique, c’est-à-dire anthropologiquement systémique au sens où, d’abord, elle analyse les interdépendances sociopolitiques et les configurations socio-économiques que vivent/subissent toutes les populations. Autrement dit, la sociologie étudie et explique les fonctions et toutes les formes de la contrainte (ou « domination ») et de l’économie. La sociologie est encore originellement systémique, parce qu’elle analyse les contextes et les situations des systèmes socio-psychiques que nous sommes. Chaque individu est en effet un système biologique et culturel ; or les individus-systèmes sont eux-mêmes inclus dans et issus de grandes lignées sociales* ou habitus de classe. Ces systèmes individuels sont encore inclus dans et issus de systèmes socio-culturels (idéologiques) plus vastes, environnementaux et cosmiques en évolution. Ordre et chaos s’y côtoient donc.
On a compris l’emboîtement ou l’enchâssement de tels systèmes et leurs associations, résistances, connexions et interdépendances ; je parle métaphoriquement de matriochkas.
Il faut bien observer que tous ces systèmes comme empilés sont à la fois déterminés selon des règles objectives et collectives (groupales), ainsi que par des agencements chaotiques et individuelles en évolution constante (histoire) avec des sauts qualitatifs (dérèglement, crise, bouleversement, catastrophe) et une recherche d’autonomie (personnalité, liberté, génie). La société est un système de systèmes et ce que l’on nomme l’économie politique est son système de rationalisation de la prospérité humaine avec, en contrepoint, un système de rationalisation de la destruction humaine (criminalité, émeutes, guerres, problématiques écologiques).
Une anthropologie fondamentale (Morin, Moscovici) ou des études cumulatives critiques par niveau (échelles, zooms) ou selon la forme de la société — une sociologie synthétique — devraient donc être à la fois des études individualistes et holistes, liées à des études économiques, pour dire quelque chose approchant systématiquement la réalité des faits, le vrai.
(*) L’observation ethnologique et statistique des trajectoires sociales scolaires ou des professions et de la culture du grand-père, du père et d’un.e descendant.e permet de constater la transmission matérielle monétaire et/ou immatérielle culturelle ou non dans une même famille, ainsi que leurs problématiques critiques (rejet), les aspirations et les désirs de classe. La théorie de l’habitus est universellement valable, c’est-à-dire statistiquement valable dans l’Histoire, si on sait lui rapporter un certain « temps de chaos » (Nottale, 2002) ou d’autonomie des systèmes qu'est chaque personnalité particulière intégrée à chaque famille particulière. Je suis moi-même comme socio-chaotiquement coincé entre un père libertaire et petit rentier et un fils adolescent dont l’éco-anxiété d’héritage et l’esprit d’entreprendre le disputent à un hédonisme satisfait.
3. Les mille formes des rapports de pouvoir.
Etudier et expliquer la société est donc étudier et expliquer privilégiement les « rapports sociaux » — qui ne sont pas les « relations sociales » = relations réellement humaines — dans leurs diverses formes que sont les individus, les groupes, les collectivités liés à des économies respectives. Il faut alors rappeler que les rapports sociaux, c’est-à-dire des rapports juridico-bureaucratiques et monétaires, sont à la fois :
a) la médiatisation (symbolisation/organisation) des stratifications sociales des flux et différences de biens et de services entre humains (division sociale du travail = production-distribution-consommation) et
b) des rapports organisés par cette division du travail et la double chosification-rationalisation juridico-bureaucratique et monétaire du monde.
Dit autrement, tous les rapports sociaux organisent stratégiquement et pyramidalement notre tout petit monde et la totalité sociale, afin de leur donner une consistance et une cohérence matérielles, c’est-à-dire une légitimité liée à la confiance dans les contraintes juridico-bureaucratiques et monétaires.
4. Médiocrité au pouvoir versus complotisme.
Enfin, pour étudier et expliquer la société, nombreuses sont alors a) les macroanalyses matérialistes et historiques, et b) les micro-analyses de l’ethnosociologie et de la psychologie sociale qui reviennent sur les notions traditionnelles de la concupiscence — ou les libidines de Cicéron, St Augustin, Pascal, Bossuet, Lacan —, de la flagornerie (hypocrisie, conformisme, « reconnaissance mutuelle »), de la bêtise (inculture, subjectivisme, suivisme) et de l’ignorance (erreur, désarroi, paresse).
La société en mille formes ou en systèmes fonctionnerait ainsi — dans un maelström d’approximations, de conformisme et d’orgueil —, tout autant que grâce à la rationalisation économique et technoscientifique du monde. Mais de telles analyses n’omettent-elles pas de nommer « médiocrité » le concept central de leur explication ?
Dans l’analyse et l’interprétation des rapports sociaux de pouvoir (= de contrainte) au jour le jour, la redécouverte de l’omniprésence de la médiocrité au pouvoir** est d’ailleurs l’un des meilleurs concepts critiques de la vision du monde complotiste ou postmarxiste écœurée — avec ses explications parano-pyramidales du sens de l’Histoire, sa rationalité instrumentale parfaitement administrée par des clubs hyper-savants et sa stratégie d’hégémonie mondiale criminelle ou « hérétique », voire « reptilienne ».
En une formule joyeusement familière : le monde est con (synonyme synthétique d’opportuniste et de vaniteux).
Une sociologie totale des organisations et des moindres configurations sociales redécouvre alors, à chaque niveau ou forme du socius (individu, groupe, collectivité), l’homme incompétent mais vaniteux, l’homme insuffisant mais satisfait, la petitesse d’esprit et la banalité du mal faire et du mal penser. Une telle étude de la prosaïque nullité des uns et des autres redécouvre alors que a) la réalité médiocre (différente de l’idéologie du perfectionnement bourgeois de soi et de la mythologie méritocratique), b) les connivences sociales nécessaires à leur reproduction (confiance) et c) quelques vices partousards (confiance) savent à la fois mieux organiser et désorganiser la société que la rationalisation savante et financière du monde.
La redécouverte de cette médiocrité people au cœur du pouvoir et des rapports sociaux de domination est un désenchantement du monde de plus. On parlera d’incompétence entre soi, quand hier on parlait de féodalisme, de société de cour, de mafia, d’entre soi, etc. Redécouvrir la médiocrité de celles et ceux qui profitent du pouvoir et de leur pouvoir, c’est redécouvrir l’homme lui-même ou notre petitesse. Il y a du Rasoir d’Occam, céans, car la médiocrité historique est une explication moins majestueuse et diabolique que le sens marxiste et complotiste de l’Histoire. Le complot est un enchantement par le Mal ; voilà pourquoi il plaît, mythologique et hollywoodien. Non la toute simple médiocrité confiante.
Les mondes de la médiocrité (petite, intermédiaire, grande) et de la rationalisation s’entretiennent aussi bien en fonction des contextes sociaux nécessaires à leur développement et à leur reproduction ; leur équilibre et leur balancement n’influencent pas plus l’un que l’autre. Ces mondes vivent en quasi autonomie ou les savants fréquentent les savants et les médiocres se fréquentent entre eux, et tout le monde de se fréquenter un peu en fonction de diverses règles socio-économiques hypocrites ou inévitables (contraintes).
(**) S’il existe nécessairement une « médiocrité de connivence » ou une « médiocrité de classe », c’est-à-dire une « médiocrité de reproduction de classe », il existe tout autant une « médiocrité de circonstance » entre des individus de classes différentes dans des situations communes : je parlerai de médiocrité confiante. L’opportunisme, mieux que l’utilitarisme, et le conformisme autant que le crétinisme petit-bourgeois fonctionnent bien. Cet aperçu de la médiocrité au pouvoir dans nos vies quotidiennes pourrait alors proposer de la définir comme : une absence de doute et d’humilité, de culture curieuse et de profondeur critique. Dans le cadre de cette première esquisse, l’antonyme de la médiocrité au pouvoir n’est plus alors l’excellence au pouvoir, mais la compétence critique limitée et/ou la simple acrimonie envers un.e rival.e supposé.e (fantasmé.e). Toute la banalité du monde…