Les Credit Default Swaps (CDS) ou parier sur la faillite (suite)
Les CDS : des acteurs majeurs de la crise des subprimes
En raison de leurs nombreuses, utilités précédemment évoquées, les CDS connaissent une croissance foudroyante dans les années 2000. Les CDS deviennent alors les supports d’une large titrisation de plus en plus sophistiquée : combinaison de CDS pour former des portefeuilles ; constitution d’ABS (titres dont les sous-jacents sont des actifs peu liquides et dont l’estimation de la valeur est difficile comme des biens immobiliers, des prêts ou des créances commerciales), de CDO de CDS (c’est à dire de produits structurés adossés à des CDS) …
Travaillés hors bilan et hors bourse, les CDS ont permis aux institutions financières du début des années 2000 de contourner toutes les règles prudentielles, alors même que l'accès aux CDS n'était pas contrôlé par les pouvoirs publics. Les CDS représentaient ainsi fin 2004 un marché de 6 396 milliards de dollars d’en-cours notionnels. La taille de ce marché a été multiplié par dix en un peu plus de trois ans pour atteindre 57 894 milliards de dollars de dollars fin 2007 constituant sans le moindre doute une immense bulle financière. En comparaison, fin juin 2022, le marché des CDS ne représentait plus que 9 316 milliards de dollars selon la Banque des Règlements Internationaux (BRI).
Or à la suite de ce développement immodéré du marché des CDS, il devient de plus en plus ardu de savoir où se situe réellement le risque de crédit. Pour rappel, le mécanisme du CDS permet à une banque de prêter sans pour autant assumer le risque complet d'une transaction ni augmenter ses besoins en capitaux propres. Les compagnies d’assurance de leur côté dépendent de règles prudentielles qui n'imposent pas des réquisitions de capital contrairement à celles des banques. Les CDS ont en conséquence été vu par les banques et les assureurs comme une révolution dans la gestion du risque. Selon leurs promoteurs, les CDS permettaient de disperser et de ventiler le risque à travers le marché. Les CDS seraient ainsi gage d'une plus grande sécurité des marchés de la dette.
Dans la pratique, les CDS ont avant tout permis aux banques de devenir des courtiers en crédits et de multiplier leur profit sans exigence de capital supplémentaire hors de la vue des régulateurs bancaires. En effet, on a assisté au niveau macro-économique a une dégradation de la qualité des prêts. Les banques, se sentant protégées par les CDS, ont accordé des prêts plus facilement sans se soucier suffisamment de la solvabilité des emprunteurs.
Mais de surcroît, totalement à l’opposé des hypothèses des acteurs du marché, le risque de crédit, loin de se disperser, s’est concentré au cours des années 2000 dans le hors bilan des plus grosses institutions prêtes à acheter du risque (principalement les grandes compagnies d'assurance). Le risque de contrepartie (risque que l'assureur ne puisse pas payer, absence d’assurance contre le défaut de crédit en dépit de l’existence d’un CDS) s’est alors développé à travers le marché au-delà de toute mesure.
Toutefois, malgré l’ampleur de ces problèmes et puisque toutes ces opérations concernant le marché des CDS ont lieu hors bourse et hors bilan, l'aspect macro-économique de ces risques est resté longtemps caché, avant de surgir avec une extrême violence en septembre 2008.
En effet, aujourd’hui, les CDS sont considérés comme une des causes de la faillite de la banque d’investissement Lehman Brothers le 15 septembre 2008 et de la quasi-faillite du réseau mondial d’assurance American International Group (AIG) mais aussi comme étant l’une des sources de la diffusion incontrôlée des risques de crédit sur les marchés mondiaux.
La banque d’investissement Lehman Brothers était en effet l’un des plus importants acteurs sur le marché des CDS, ce qui a considérablement participé à sa chute. Lehman Brothers était le plus grand vendeur de CDS du secteur bancaire. Or comme chacun le sait, les CDS vendus par la banque d’investissement étaient en grande partie des CDS sur des obligations adossées à des crédits immobiliers à haut risque, les subprimes. Ainsi, lors de l’effondrement de la valeur de ces crédits immobiliers, le déclenchement du paiement des CDS vendus par Lehman Brothers a eu lieu sans que la banque ne puisse honorer le devoir d’assurance auquel la vente de ces CDS l’obligeait, provoquant ainsi sa faillite le 15 septembre 2008.
Mais l’histoire des CDS dans la crise des subprimes est en réalité plus complexe. Elle débuta lorsque Maurice Greenberg, dirigeant d’AIG, approuva le développement d’AIG Financial Products à Londres. Cette filiale connut alors un développement considérable, si bien que le bilan d’AIG Financial Products était avant le début de la crise financière presque aussi élevé que celui de l’ensemble des activités d’assurance du groupe. Or Maurice Greenberg n’avait jamais informé ses collaborateurs du risque colossal pris par cette filiale londonienne du groupe sur des CDS liés aux fameux crédits subprimes. En camouflant ses positions spéculatives détenues à Londres, AIG continuait de bénéficier de sa notation AAA lui permettant de s’endetter à bas coûts malgré son implication dans l’achat et la vente de CDS. Ce faisant, AIG Financial Products prenait des risques de garantie hors bilan qui ont amené tout le groupe AIG au bord de la faillite sans même que les autorités de contrôle ne disposent des données nécessaires pour prévoir cette faillite.
En effet, les comptes étaient faux puisque Maurice Greenberg avait couvert ce risque qui mettait en péril l’activité d’assurance du groupe. En 2008, AIG possédait 440 milliards de dollars de CDS et supportait en conséquence le risque de défaut des crédits associés. Comme pour tous les marchés de gré à gré à l’époque, le risque de contrepartie était élevé car il n’existait pas de chambre de compensation assurant la garantie des engagements via un système d’appels de marge et de collatéraux. La faillite d’un acteur majeur du marché des CDS comme AIG aurait donc pu avoir un effet domino très grave.
La faillite d'un gros vendeur de CDS tel AIG aurait créé une véritable panique sur le marché pour les banques acheteuses de CDS perdant alors leur protecteur. Et ce, alors même que les risques de faillite de banques américaines, très présentes sur le marché des CDS, grandissaient. AIG garantissait ainsi plus de 400 milliards de dollars de titres obligataires avec des CDS détenus par des centaines de banques dans le monde. Personne ne savait qui était protégé par AIG, ni dans quelle proportion. De là, le dépôt de bilan du groupe AIG aurait immanquablement mené à une crise financière internationale et fait tomber de nombreuses grandes banques d'affaires à travers le monde.
C’est pourquoi, lors du tristement célèbre week-end du 16 septembre 2008 au cours duquel le gouvernement américain a laissé Lehman Brothers tomber en faillite et a poussé Merrill Lynch dans les bras de la Bank of America, l’Etat américain a fait le choix de sauver AIG. Le Gouvernement américain a pris le contrôle de 80 % du capital du groupe et a injecté progressivement 182 milliards de dollars de fonds publics. Il a même indemnisé intégralement Goldman Sachs, la Société Générale, Deutsche Bank et une vingtaine d’autres banques qui avaient souscrit aux CDS d’AIG.
L’après 2008 : renforcement de la réglementation des CDS
Des suites des graves dérives ayant eu lieu sur le marché des CDS pendant la première partie des années 2000 et de leurs terribles conséquences lors de la crise des subprimes, une demande générale a émergé de la part de l’ensemble des acteurs du secteur financier pour mettre en place des mesures de réglementation du marché des CDS.
La mesure de réglementation la plus importante était la mise en place de chambres de compensation avec contrepartie centrale. Ces dernières sont des institutions financières agissant comme des intermédiaires entre les acheteurs et les vendeurs sur le marché. Ainsi plutôt que se vendre un actif financier, les agents économiques doivent passer par la chambre de compensation qui va alors centraliser la vente. La mise en place de telles chambres au sein du marché des CDS permet subséquemment de réduire le risque de contrepartie (ici le risque de défaut du vendeur de CDS) en répartissant ce risque entre tous les membres de la chambre de compensation. En effet, elles sont dotées d’un système d’exigences de marge. Ainsi, les contreparties aux transactions sur les CDS doivent désormais déposer une marge auprès d’une chambre de compensation afin de garantir qu’ils disposent de suffisamment de ressources pour faire valoir le droit de l’acheteur du CDS. Ces droits sont le versement en cash de la valeur nominale du sous-jacent ou le droit de vendre le sous-jacent à sa valeur nominale. Cette règlementation évite donc la contagion des non-paiements dans l’ensemble du marché et la spirale des appels de marge qui aurait eu lieu en 2008 si le gouvernement américain n’avait pas sauvé AIG de la faillite.
Il existe actuellement deux chambres de compensation avec contrepartie centrale pour les CDS : l’ICE Clear Credit qui appartient en partie à certains des principaux négociants de CDS comme Goldman Sachs, Deutsche Bank et Morgan Stanley, et LCH Clearnet.
En outre, depuis la crise, les transactions sur les CDS doivent désormais être déclarées aux autorités de régulation et enregistrées auprès d'un référentiel central. A des fins d’accroissement de la transparence sur le marché des CDS diverses plateformes de négociation de CDS ont également vu le jour afin de permettre aux investisseurs de comparer les prix et les conditions des CDS.
Enfin, les exigences prudentielles en fonds propres des institutions bancaires ont été revu à la hausse pour tenir compte de l’existence du marché des CDS. En effet, le Comité de Bâle III sur le contrôle bancaire a défini des normes prudentielles spécifiques pour les CDS en définissant des exigences en matière de capital et de liquidité plus élevées pour les banques présentes sur le marché des CDS.
Si ces mesures font déjà diminuer les risques présents sur le marché des CDS, l’Union européenne a mis en place des procédés de régulations bien plus vigoureux.
En juin 2011, le marché des CDS représentait encore 32 400 milliards de dollars d’en-cours notionnels, soit 46% du PIB mondial à cette époque. Devant l'ampleur de ce chiffre, l'Union européenne, particulièrement touchée par la spéculation sur sa dette au moyen des CDS, a adopté un règlement portant sur l'encadrement des ventes à découvert et certains aspects des contrats d'échange de CDS. Cette réglementation, nommée EMIR (European Market Infrastructure Regulation), fut publiée le 4 juillet 2012 et appliquée à partir du 1er novembre 2012.
Si ce règlement EMIR comprend l’obligation de la mise en place de la compensation des CDS, ainsi que celle de la déclaration des transactions relatives aux CDS, il innove cependant pour réduire la spéculation. En effet, sur décision du Parlement européen et à l'issue d'une négociation menée par Pascal Canfin, député européen Europe Écologie Les Verts, ce règlement interdit les CDS à nu sur la dette souveraine des États européens.
Toutefois, malgré l’entrée en vigueur de toutes ces réformes et règlements, le marché des CDS reste un sujet de préoccupation pour les régulateurs. Le marché des CDS demeure encore aujourd’hui très critiqué pour son opacité. Il est encore toujours difficile de connaître l’ampleur réelle de de marché et des risques qu’il représente.
Le mode d’échange de gré à gré des CDS soulève toujours, malgré l’ajout de toute cette régulation, certains problèmes. Il y a 20 ans déjà, les défauts de la Russie en 1998 et de l'Argentine en 2002 mettaient en évidence le manque de précision dans la documentation des contrats CDS, sur ce qui constitue un événement de crédit. À cet égard, l’International Swaps and Derivatives Association (ISDA) avait statué qu’un déclenchement du contrat de CDS (paiement contingent de la part du vendeur de protection) est déclenché lorsqu'il y a faillite, défaut de paiement, moratoire (délai de paiement) ou restructuration (prolongement de la durée de remboursement) du crédit. Or les CDS étant des contrats bilatéraux, les cocontractants ne sont pas obligés de se conformer à cette définition d'événements de crédit et omettent souvent la restructuration. Ainsi, un CDS sur le même sous-jacent à même maturité pourra se déclencher ou non selon des modalités dudit CDS, ce qui rend toujours l’analyse du marché des CDS très difficile.
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Conclusion :
Accusés d'être des produits toxiques et responsables de la propagation de la crise financière de 2008, les CDS sont pourtant avant tout de simples protections pour s'assurer contre le risque de défaut d'un émetteur de dette. Les caractéristiques très attractives de ces produits, que cela soit pour les acheteurs et pour les vendeurs de protection, ont permis leur développement effréné. Mais, le manque de contrôle de leur utilisation et la spéculation naissante sur ce type de produits ont rendu ce marché dangereux. Il convient désormais de continuer de mettre en place une plus grande régulation sur ces produits car il est assuré que les CDS continueront à jouer un rôle important dans le système financier mondial.
Sources :
Internet :
Livres, revues et cours :
CDS Market Formulas and Models (cours sur les CDS de l’Università degli Studi di Milano-Bicocca)
Cours de l’université de Princeton sur les CDS
Document de travail numéro 860 de la Banque de France : « Credit Default Swaps » et réallocation du risque, Janvier 2022
Revue de la stabilité financière de la Banque de France, Edition de novembre 2002
Revue de l’économie et de la prévision de la Direction Générale du Trésor, Edition de Mars 2009
The Credit Default Swap Basis, Moorad Choudhry
Options, Futures and other Derivatives, John Hull
Informations complémentaires pour les plus intéressés par la finance de marché :
Quand on est un investisseur qui estime qu’un évènement de crédit sur une entreprise ou un Etat est possible, pourquoi acheter des CDS plutôt que de simplement vendre à découvert (shorter) des obligations ?
Le marché obligataire fonctionne différemment du marché actions. Il n’est pas possible de shorter une obligation de la même manière qu’une action. En effet, il n’est pas possible d’emprunter une obligation puis de la vendre. Ainsi, le CDS est l’instrument financier le plus proche d’un short d’obligation qu’un investisseur peut acheter afin d’obtenir une exposition vendeuse à un risque de crédit. Toutefois, il convient de se souvenir qu’un CDS fonctionne comme une police d’assurance contre un risque de crédit et n’est pas exactement corrélé à l’évolution du prix des obligations de l’entreprise sous-jacente. Ainsi, lorsqu’un investisseur fait le choix d’acheter un CDS, soit pour prendre un pari directionnel, soit pour couvrir les risques de son portefeuille existant, il existe un risque de décalage (mismatch) entre la performance du CDS et celle de l’obligation équivalente.
Les prix des CDS reflètent-ils totalement le risque de défaut de crédit anticipé par le marché ?
Les prix des CDS sont censés refléter directement les risques de défaut anticipés par le marché. En effet, comme expliqué précédemment, contrairement aux spreads obligataires, les CDS ne sont pas affectés par le risque de taux. Leur prix ne représente donc que le risque de crédit.
En formulant des hypothèses sur le taux de recouvrement en cas de défaut et en fixant la périodicité des possibilités de défaut dans l’année, il est possible d’estimer directement les taux de défaut anticipés par le marché.
Or les probabilités de défaut obtenues sont des probabilités de défaut anticipées dans un univers neutre au risque. Cependant, les agents financiers sont en général averses au risque. Ils exigent donc une prime de risque liée au risque de défaut en plus de la prime habituelle du CDS calculée sur la valeur du sous-jacent.
En outre, la probabilité de défaut estimée à partir des CDS tend à être surestimée lorsque le risque de marché augmente. Les agents financiers peuvent également exiger une prime de risque de contrepartie. En effet, il existe un risque que le vendeur du CDS fasse lui-même défaut et ne puisse pas faire valoir les droits de l’acheteur du CDS si l’évènement de crédit du sous-jacent a lieu. La prime de CDS (le coût de l’assurance) sera alors d’autant plus faible que le risque de contrepartie est élevé. De plus, la prime de risque de contrepartie sera d’autant plus forte que l’entité de référence et le vendeur ont des risques de défaut corrélés.
Enfin, la prime de CDS peut également se voir affectée une prime de liquidité qui est alors d’autant plus élevée que le titre est peu échangé.
Quelle est la méthode de tarification (pricing) utilisée pour les CDS ?
Il existe deux types de modélisation permettant d’évaluer les CDS :
1. La modélisation structurelle ou modèle Merton (extension du modèle Black-Scholes)
2. La modélisation de la forme réduite (le modèle le plus couramment utilisé est le modèle de Cox à risques proportionnels), qui simule directement la probabilité de défaut.
Le premier modèle est intéressant puisqu’il permet de lier le marché du crédit à celui des actions. Cependant, le modèle Merton n’est pas suffisamment flexible pour correspondre aux spreads du marché des CDS. Le second modèle est le standard utilisé sur le marché des CDS. Une troisième catégorie, dite « hybride » et s’inspirant des deux modèles précédents a cependant été créé afin de profiter des avantages des deux modèles.
La modélisation est difficile en raison du caractère illiquide du marché des CDS et de la difficulté de calcul des véritables probabilités de défaut des sous-jacent des CDS.
Source d’excellente facture mathématiquement sur les formules et les modèles de tarification des CDS :
Rédigé par Jonathan Brunet