Les employeurs sont-ils des proxénètes?
Depuis ces dernières semaines, on lit et on entend beaucoup de choses au sujet de la décision d’Elon Musk (patron de Tesla et SpaceX entre autres) d’exiger des salariés de Tesla qu’ils travaillent depuis le bureau exclusivement et non plus en télétravail. Il s’exprime en effet, une variété de positions sur la questions du télétravail qui va de “c’est sa boite, il fait ce qu’il veut” à “il n’a pas compris que plus personne ne retournerait désormais au bureau à temps complet” en passant par “le télétravail, ça dépend pour quels jobs” ou encore “il a raison, c’est pas en laissant les gens glander à la maison qu’on avance.”
J’ai 16 ans d’expérience dans les ressources humaines. Avant de devenir psychanalyste, j’ai travaillé en cabinet de recrutement, en grands groupes, en startups, en fonds d’investissement. A Paris, à Dublin, à Dubaï. En tant que salariée, en tant qu’indépendante. J’ai fait de l’opérationnel et du conseil. J’ai investi dans des startups et je continue d’accompagner des entrepreneurs sur les questions d’organisation et de management. Alors, on m’a aussi pas mal interrogée sur le sujet, depuis un moment d’ailleurs, car la question du télétravail et en particulier en startup date de bien avant la pandémie - notamment pour les métiers techniques et en raison des talents qui seraient nombreux et moins chers à l’étranger (comprendre en Europe de l’Est). J’ai effectivement une expérience de management d’équipes en présentiel, en distanciel et j’ai un avis sur ce qui peut fonctionner ou être moins efficace en termes de performance d’individus, d’équipes et d’entreprise. Mais ce n’est pas le sujet du jour. Si vous cherchez une réponse à la question, dois-je ou non autoriser le télétravail et si oui, pour quelles équipes et à quelle fréquence ?, vous ne trouverez ni réponses, ni conseils dans cette tribune.
Relisons les mails qu'a envoyés Elon Musk à ses salariés ainsi que les tweets qui lui ont été adressés. Elon Musk exige de ses employés qu’ils soient présents au bureau un minimum de 40 heures par semaine. Ses arguments sont clairs et tiennent en deux points : i) c’est moins que ce qui est exigé des salariés en usine et ii) Tesla fabrique des produits qui changent la vie des gens et le monde, et cela ne se fait pas à coups de téléphone. A la première lecture, pourquoi pas. Musk demande de faire preuve de décence à l’égard des travailleurs d’usine dont les conditions de travail sont plus sévères et il est convaincu que fabriquer des produits d’une qualité aussi grande que les produits Tesla nécessite de travailler en équipe, minimum 40 heures par semaine.
Autorisons-nous à présent une seconde lecture. Est-il véritablement question de présentiel comme facteur de performance ? On se demande bien ce que Musk risquerait si ses employés travaillaient en dehors de ses propres bureaux. Car si le milliardaire interdit le télétravail, c’est bien qu’il en perçoit un danger. Mais lequel ? Et ce présentiel alors : la présence de qui ou de quoi ? Creusons.
Lorsque l’on travaille, on met à disposition de notre employeur notre savoir ou notre savoir-faire. Ceux que nous avons acquis grâce à nos formations et/ou nos expériences. C’est cela que l’on vend : ce que l’on sait ou ce que l’on sait faire. On le met à disposition de notre employeur qui, en contrepartie, nous rémunère. Cela semble évident à ceci près, qu’en substance, ce que l’on vend, c’est aussi et surtout du temps. Il s'agit là d'un des principes fondamentaux du capitalisme. Observons de plus près la manière dont le travail des salariés est organisé et payé dans une société capitaliste aussi aboutie que la France. Il existe différentes manières de rémunérer le travail ou plutôt le temps de travail : le forfait jours (le salarié est payé pour travailler 218 jours par an), le forfait heures (il est payé pour travailler 35 heures par semaine). Si l’employé dépasse les 35 heures de travail hebdomadaire, l’employeur est tenu de lui rémunérer des heures supplémentaires. Quant au SMIC, il correspond au salaire horaire minimum légal. Pour ce qui est des indépendants, ils facturent généralement au nombre de jours ou d'heures passés sur un projet. Les cabinets de conseil facturent en jour-homme (nombre de jours par homme travaillant sur le projet). Les salariés en CDD sont payés pour une durée spécifique. Quant aux salariés en CDI, on sait que leur contrat peut s’arrêter à tout moment. Et cette modalité de rémunération du temps de travail est stipulée dans les contrats de travail. C’est donc bien un enjeu de temps dont il est question et c’est bien cela que les employeurs achètent. Et puis, c'est bien connu, le temps, c’est de l’argent.
Le temps, celui que nous passons au travail, à produire (quelque chose ou rien d’ailleurs), c’est notre temps de vie. Le temps que l’on passe à effectuer notre travail, c’est autant de temps que l’on ne passe pas à dormir, à penser (à autre chose qu’à notre travail), à courir en bord de lac, à visiter les gens qu’on aime, à aller au cinéma, à pâtisser ou à jouer du ukulélé pour notre plaisir. C’est le temps qui s’écoule et dont on manque, celui à qui l’on reproche de passer trop vite, celui qui nous échappe, celui que l’on regrette. “On a un piano à la maison, il est à ma femme, elle en a fait pendant 15 ans. Mais aujourd’hui elle ne joue plus du tout. C'est dingue… On n’a plus le temps de faire des choses qu’on aime” me racontait un chef d’entreprise.
Dans ces mêmes contrats de travail, est également précisé le lieu de travail. Le lieu dans lequel nous devons nous trouver au moment où nous travaillons. Le télétravail a commencé à faire son nid depuis plusieurs années déjà. En 2017, les ordonnances Macron prévoyaient la mise en place d’une “Charte du télétravail” dans les entreprises qui le pratiquaient. Recevoir un mail ou un sms d’un membre de son équipe le matin qui disait “je bosse de chez moi aujourd’hui” (pour les métiers qui le permettent) était devenu inacceptable pour certains employeurs. Après tout, qu’est-ce qui garantissait que ledit salarié était bien chez lui ? Il aurait pu être chez sa grand-mère, au Cap-Ferret ou à Tombouctou. Et ne pas savoir précisément où se trouve le salarié alors qu’il est supposé travailler pour son entreprise, c'était insoutenable. Alors il a fallu réglementer. Car lorsqu’on est l’employé d’un autre, on ne vend pas seulement son temps de vie. On vend aussi son corps. Et la loi nous le dit bien.
Cela ravive quelques-uns de mes souvenirs. Notamment, celui de cette époque où je travaillais dans une entreprise pour laquelle je passais des heures et des heures… au bureau. J’y restais le soir, tard. Très tard. Seule. Quelques souris parfois me tenaient compagnie. Je justifiais cela par la surcharge de travail qui m’incombait. C’était un fait (et un autre problème). Mais comment expliquer que je restais travailler au bureau même ? Pourquoi ne rentrais-je pas chez moi pour travailler ? Non seulement je dédiais à cette entreprise mon temps, mon esprit et mon intelligence, mais également mon corps. Tout mon être en somme. Car nous sommes à la fois une psyché et un soma.
Il y a également eu cette autre entreprise dans laquelle on avait une cantine. Les choix y étaient variés, sains, parfois bio. Et surtout, elle était gratuite. Je ne déjeunais plus en 1 heure mais en 20 minutes. Je passais donc plus de temps à travailler, et pour le même prix. La formulation de Marx qui faisait surtout référence au travail des ouvriers du XIXe siècle semble toujours applicable dans nos entreprises modernes : “[Le travail] lésine sur le temps des repas et l'incorpore, toutes les fois qu'il le peut, au procès même de la production, de sorte que le travailleur, rabaissé au rôle de simple instrument, se voit fournir sa nourriture comme on fournit du charbon à la chaudière, de l'huile et du suif à la machine.”* Une multitude d’autres services étaient à disposition : la salle de sport, le pressing, les massages, la manucure ou le barbier. Certains de ces services étaient payants, mais au même prix que les commerçants de la rue dans laquelle on se trouvait. Et puis, il y avait cette immense salle où, un vendredi par mois, était organisée une soirée cinéma. Poufs, vidéoprojecteur, écran géant, M&Ms, pop-corn, bar à glaces, bières, coca, bref, la totale. Alors, plus besoin de perdre du temps dans les trajets, on avait tout sur place. On ne quittait plus le bureau. Nos corps ne se mouvaient plus en dehors de lui. On y travaillait bien entendu, mais on pouvait aussi y manger, y faire du sport, s’y doucher, y déposer son linge, le récupérer, y faire sa manucure et même aller au cinéma. Tout était pensé et organisé pour qu’on s’y sente comme à la maison. La maison close.
Si vous pensez qu’on ne m’obligeait pas à rester au bureau et que j’étais libre d’aller déjeuner ailleurs si cela me plaisait, et bien vous vous trompez. Car il y avait cette injonction à faire partie du groupe. A avoir ce fameux team spirit. Vous voyez bien ce que je veux dire, puisqu’en me lisant, vous vous souvenez de ce jour où ce collègue n’avait pas déjeuné avec le reste du groupe et où vous avez pensé “il ne vient jamais aux événements d’équipes, il n’a pas vraiment de team spirit quoi.” Oui, dans notre société (entendez ce mot comme il vous plaira) déjeuner avec ses collègues régulièrement, c’est faire preuve de team spirit. Et je le dis sans ironie aucune. Être en groupe, c’est précisément faire corps. Par là, c’est annihiler la singularité de chacun et la fondre au sein du collectif. Car si l’on est qu’un, on est rien.
Je poursuis l’anamnèse.
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Il y a quelques années de cela, j’ai travaillé avec une entreprise qui disposait dans ses locaux de trois étages, d’une entrée secrète. Celle-ci donnait accès à une chambre à coucher, une salle de bain et un petit salon. Ces pièces étaient réservées aux employés qui venaient en déplacement depuis leurs autres bureaux européens. Une chambre à coucher. Le lieu de l’intimité par excellence. Le lieu dans lequel on se couche et où on couche. Le lieu du lâcher-prise. Le lieu de la sexualité. Le lieu dans lequel on se déshabille. Le lieu dans lequel on s'abandonne, que ce soit dans les bras de Morphée ou ceux de nos amants. C’est le lieu dans lequel on se livre pleinement et entièrement.
C’est ainsi que l’entreprise embrigade ses employés. Elle les nourrit, elle maintient leurs corps en forme, elle prend soin d’eux et les met à nu. Il s’agit d’un rapport très érotisé entre les deux parties. L’entreprise veut faire plaisir à ses salariés, elle veut leur faire du bien. Eros était le Dieu de l’amour, celui qui suscitait le désir et le plaisir. Or, ce qui définit un Dieu, c’est sa toute-puissance. L’entreprise donc, comme exerçant un pouvoir de domination sur des sujets qui l’adulent.
Selon la théorie psychanalytique, les pulsions de vie (l’amour, les relations aux autres, la création) et les pulsions de mort (la destruction de soi et des autres) sont intriquées en chacun de nous. Ainsi, plaisir et souffrance s’entremêlent. L’un peut mener à l’autre et inversement. Et c’est ainsi que malgré tout le soin que les employeurs apportent à leurs salariés, on observe toujours autant (voire une augmentation ces dernières années) de burn-out, bore-out, surmenage, insomnies, anxiété ou dépression. L’Institut de Veille Sanitaire estime à près de 500 000 le nombre de personnes en souffrance psychologique liée au travail dont 7% en burn-out. L’éros, le soin, le plaisir, apparaît bien comme un instrument de destruction.
A l’époque où j’étais DRH, j’ai pu moi-même mettre en place du télétravail, selon différentes modalités : deux ou trois jours par semaine, des plannings de rotation par équipes, du télétravail à temps complet pour certaines équipes. Cela présentait plusieurs avantages pour les salariés : l’économie du temps de trajet, la fatigue et le stress associés, tout en maintenant la possibilité de se réunir avec leurs collègues - maintenir le lien physique pour continuer à faire corps.
Néanmoins, cela pose deux problèmes majeurs à mon sens. D’abord, celui de l’infantilisation des employés. Si l'entreprise autorise le télétravail sous certaines formes, elle en interdit aussi d’autres. En autorisant et interdisant, elle se positionne là encore, comme hégémonique et exerce un pouvoir de contrôle et de domination sur ses salariés. Elle ne favorise en rien leur autonomie. Bien au contraire, elle les déresponsabilise en prévoyant tout pour eux : de ce qu’ils mangent à quand ils se déplacent, pour aller où et rencontrer qui.
Le second problème du télétravail dans les contextes que j’ai pu observer, est qu'il s'agit en réalité d’un faux télétravail. Lorsque les salariés travaillent depuis chez eux, ils se connectent aux réunions par Zoom, Teams, GoogleMeet ou autres systèmes de vidéoconférence. Dans beaucoup d'entreprises, les règles de réunions par vidéoconférence sont claires : être à l’heure, activer sa caméra, ne pas avoir de contre-jour, être en tenue correcte. Avec cette présence à distance, de quoi s’agit-il ici, sinon encore du contrôle des corps ? Entendre les salariés n’étant pas suffisant, l’employeur exige de voir les corps de ses employés. De les voir parfaitement, sans contre-jour. Et de les voir beaux d’une certaine manière ou en tout cas dans une tenue de son goût, une tenue qu’il aurait validée comme correcte. L’entreprise s’assure ainsi que ses employés sont toujours bien là, toujours entre ses murs. Des murs virtuels cette fois.
Dans un article publié le 12 avril 2022, le New-York Times décrit les différents stratagèmes que les entreprises technologiques américaines ont pu mettre en place pour faire revenir leurs employés au bureau : jeu d’échecs grandeur nature, cours de peinture, séances de fitness, décoration des bureaux avec ballons, et bien sûr nourriture et boissons gratuites - souvenez-vous, le carburant pour faire fonctionner la machine. Mais le carburant coûte cher. Aussi, Microsoft a offert des repas et snacks gratuits uniquement pour faire revenir ses salariés, mais sur une base quotidienne, ils sont payants. Facebook a pour sa part supprimé certains services comme le pressing. Google, de son côté, a accepté que certains employés déménagent et travaillent depuis une autre ville mais en appliquant une réduction de salaire si leur nouveau lieu de vie était d’un niveau inférieur. C’est comme cela que fonctionnent les relations d’emprise : l’un domine et l’autre lui est assujetti. Dans le travail, le premier s’enrichit en faisant travailler le second, le tout s’inscrivant dans une relation de subordination. N'est-ce pas là le fondement de la prostitution ?
C’est donc ça le risque d’Elon Musk. Celui de laisser ses employés lui filer entre les murs et ainsi de perdre son statut de Dieu. Celui qui à la fois protège et fait peur.
La sueur du front des travailleurs, l’entreprise la veut palpable. Sueur qu’en bon bourreau-soignant elle épongera à coups de gâteaux d’anniversaire, de bières du jeudi soir ou de team building à la montagne. Et tout cela, en dehors du temps de travail, bien entendu.
* Karl Marx, Le Capital (1867), Livre I, Troisième section, Chapitre X, Partie V
Psychanalyste (Membre de la SPF) & DRH
2 ansJacob Schmutz
Psychanalyste (Membre de la SPF) & DRH
2 ansThibaud Brière je serais intéressée d'avoir votre point de vue.
Psychanalyste (Membre de la SPF) & DRH
2 ansWelcome to the Jungle France
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2 ansJeanne Plancke 😉
Psychanalyste (Membre de la SPF) & DRH
2 ansMarah Chami Following on our chat !