Les influences de l'émotion sur la mémoire
Pouvez-vous décrire la journée de votre mariage? Celle de remise de votre diplôme? Ou encore celle de votre premier vol en parapente? On se souvient généralement bien des informations qui nous ont touchés sur le plan émotionnel; des informations que nous avons acquises alors que nous ressentions une forte émotion, quelle qu’elle soit. En fait, les structures cérébrales impliquées dans le stockage de nouvelles informations en mémoire (en particulier l’hippocampe) et celles impliquées dans les émotions (en particulier l’amygdale) sont reliées et interagissent. Ainsi, le souvenir et les caractéristiques d’un évènement qui a suscité une forte émotion au moment où il est survenu sont encodés (et donc stockés) dans notre mémoire de façon particulièrement robuste.
Une objectivation par l’imagerie cérébrale
Cet effet de l’émotion sur la mémoire a été objectivé par différents travaux d’imagerie cérébrale fonctionnelle, au moyen de la technique d’IRMf (imagerie par résonance magnétique fonctionnelle). Il a été montré, lors de l’apprentissage incident d’une liste de mots, que la probabilité qu’un mot soit correctement récupéré plusieurs jours plus tard dépendait du niveau d’activation de l’hippocampe lors de l’encodage du mot (l’apprentissage incident correspond à une situation dans laquelle l’apprenant ne fait pas d’effort délibéré pour apprendre, car on ne lui demande pas d’apprendre les mots; en fait, cela correspond à une condition d’apprentissage particulièrement écologique: on enregistre les informations de notre vie de façon automatique et spontanée, et non dans l’optique de les restituer ultérieurement). Ainsi, plus le niveau d’activation du mot était élevé lors de sa lecture, plus la probabilité de s’en souvenir était importante. En quelque sorte, une telle expérience permet de prédire, dès l’étape de l’encodage, quels sont les mots d’une liste dont on se souviendra ou qu’on oubliera plus tard. Mais il a également été montré que cet effet dépendait du niveau d’activation de l’amygdale lors de l’encodage. Ainsi, les mots dont on se souvenait le mieux, étaient ceux qui avaient généré l’activation la forte au niveau de l’amygdale lors de l’encodage. Il est donc également possible de prédire le souvenir des mots en se basant sur le niveau d’activation cérébrale au sein de l’amygdale, mesuré pour chaque mot lors de sa présentation.
À cet effet direct exercé par l’amygdale sur l’hippocampe s’ajoutent des effets chimiques et hormonaux. Des aires cérébrales impliquées dans le plaisir (p.ex., l’aire tegmentale ventrale, le noyau accumbens et le cortex préfrontal) libèrent de la dopamine qui améliore le fonctionnement de l’hippocampe. D’autre part, dans des situations de stress, certaines hormones (glucocorticoïdes) sont libérées qui ont une incidence sur le fonctionnement de l’hippocampe. L’encodage est ainsi renforcé et le souvenir résiste mieux à l’effet du temps.
L’importance du contexte émotionnel
L’effet de contexte est bien connu dans les théories de la mémoire. La récupération d’informations en mémoire est meilleure si elle s’effectue dans le même contexte que celui où les informations ont été encodées. Ainsi, dans une célèbre expérience, des individus étaient appelés à se souvenir des mots d’une liste apprise au fond d’une piscine ou au bord de la piscine. Le test de récupération des mots se faisait également soit au fond de la piscine, soit au bord de la piscine. Cette expérience a montré que les meilleures performances étaient obtenues lorsque les participants apprenaient et récupéraient les mots au même endroit, soit, lorsque le contexte d’encodage était identique au contexte de récupération.
Mais cet effet du contexte est très large et ne se limite pas au seul contexte spatial. Il peut concerner également le contexte physiologique ou émotionnel. Par exemple, il a été montré que des individus apprenant des informations en étant légèrement alcoolisés récupéraient mieux ces informations s’ils étaient également légèrement alcoolisés. De façon similaire, il a été montré, que des individus induits dans un état émotionnel spécifique lors de l’encodage d’informations récupéraient mieux ces informations lorsqu’ils étaient dans le même état émotionnel.
D’une façon générale, ces effets du contexte s’expliquent par le fait que lorsqu’on apprend une information, notre apprentissage ne concerne pas l’information elle-même. Posons-nous la question de ce qui est appris alors que nous «apprenons une liste de mots». Apprenons-nous réellement les mots? Non, les mots sont en général connus et sont déjà stockés dans notre lexique mental. On apprend au contraire que tel mot était présent dans la liste, accompagné de tel autre mot, que la tâche se déroulait en tel endroit, en présence de telle personne… En fait, ce qu’on apprend réellement c’est un ensemble d’associations: entre deux mots, entre un mot et d’autres éléments présents, quels qu’ils soient (personnages, éléments visuels, éléments sonores, voire olfactifs…). Les situations dans lesquelles on apprend de nouvelles informations encore jamais rencontrées existent, évidemment, mais elles sont bien plus rares, en tout cas chez l’adulte (p.ex., apprendre une nouvelle langue, découvrir des objets insolites dans un musée…).
Notre mémoire déclarative est ainsi une fabuleuse machine à créer des associations en mémoire entre des éléments présents dans notre entourage et déjà stockés dans notre cerveau. Le souvenir peut être ainsi représenté par un vaste réseau d’éléments interconnectés formant la trace de notre expérience d’apprentissage. L’hippocampe joue un rôle central dans la construction de tels réseaux. Dans ce cadre, l’effet de contexte s’explique aisément: le contexte faisant partie des éléments interconnectés de la trace créée lors de l’encodage, si un élément de cette trace est à nouveau présent lors de la récupération, alors cet élément jouera le rôle d’un «fil d’Ariane» qu’il suffira de tirer pour récupérer d’autres éléments qui lui sont associés.
L’état émotionnel d’un individu fait partie de cette trace, au même titre que l’état physiologique dû à la prise d’alcool, ou encore le lieu où les épreuves se sont déroulées. En effet, cette trace est constituée autant d’éléments activés par la perception d’informations externes, en provenance de l’environnement (visuelles, auditives…) que par la perception d’informations internes, en provenance de l’état du corps (état physiologique, état émotionnel…).
L’importance de la congruence entre la nature affective de l’information et l’état émotionnel
Une autre caractéristique de nos performances mnésiques concerne la congruence entre la valence du matériel d’apprentissage et notre état émotionnel. De courtes histoires tristes et de courtes histoires gaies ont été présentées à des participants qui s’évaluaient eux-mêmes comme étant dans un état triste ou gai lors de l’apprentissage. Il a été montré que les participants tristes se souvenaient mieux des histoires tristes que des histoires gaies, alors que les patients gais se souvenaient mieux des histoires gaies que des histoires tristes.
L’importance de la médiation attentionnelle via la détection de pertinence émotionnelle
Dans les théories contemporaines du fonctionnement émotionnel dites de «l’appraisal», la notion d’évaluation des objets et des situations est fondamentale. Cette notion est à la base du déclenchement et de la différenciation des émotions. Le cœur de ce mécanisme d’évaluation consiste en la détection de la pertinence d’un objet ou d’une situation par rapport aux buts et besoins de l’individu. L’amygdale serait particulièrement impliquée dans ce processus (voir l’article de KeyEmotion Lab «J’évite le serpent puis je le vois, ou je vois le serpent puis je l’évite?»). En cas de pertinence détectée, un vaste ensemble de réponses est activé: réponses physiologiques, expressives, tendance à l’action… et des processus cognitifs sont modulés. Parmi ces derniers, les processus attentionnels sont au premier plan. Il s’agit en fait pour un individu de sélectionner l’élément pertinent et d’orienter son attention vers lui pour privilégier son traitement, au détriment d’autres éléments présents. Ce mécanisme permettra alors à l’individu de déterminer la meilleure conduite à suivre: cet élément mérite-t-il qu’on s’en approche ou faut-il au contraire le fuir? Or, l’attention joue un rôle fondamental dans le processus d’encodage en mémoire épisodique. L’attention allouée aux éléments pertinents, déclencheurs d’une réponse émotionnelle, favorise donc leur enregistrement en mémoire explicite épisodique.
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Émotion et fiabilité du souvenir
Comme nous l’avons vu plus haut, le souvenir d’un évènement ayant généré une émotion lors de son encodage est plus robuste que le souvenir d’un évènement n’ayant généré aucune émotion. Mais quelle est la fiabilité des informations encodées? Nos souvenirs ne correspondent jamais parfaitement à la réalité, mais consistent en une reconstruction de cette réalité. Des erreurs peuvent survenir. Ce phénomène de reconstruction est si complexe qu’il n’est en fait pas surprenant que des erreurs apparaissent. On pourrait même dire que ce qui paraît surprenant, c’est plutôt que de faux souvenirs n’apparaissent pas plus fréquemment… De nombreuses études montrent que différents types d’erreurs peuvent affecter le souvenir d’évènements selon la valence des émotions ressenties lors de l’encodage.
Lors de l’accomplissement d’une tâche engendrant un ressenti émotionnel négatif, nous avons tendance à nous centrer sur la source du problème et à tenter de contrôler la tâche le plus précisément possible. Dans ce cas, nous orientons notre attention sur l’information centrale nécessaire au bon déroulement de la tâche, ce qui augmente la probabilité d’un mauvais encodage d’informations périphériques. Cela peut donc conduire à la création de faux souvenirs concernant les informations périphériques.
Au contraire, lors de l’accomplissement d’une tâche engendrant une expérience émotionnelle positive, nous avons tendance à élargir notre focus attentionnel à une grande variété de stimuli, dans le but de tirer profit de nouvelles opportunités. Cependant, l’attention portée aux détails est inférieure, ce qui augmente la probabilité d’incorporer de faux souvenirs concernant les détails.
Cette différence en termes de stratégie de traitement de l’information à l’encodage selon l’émotion ressentie peut donc engendrer des différences quant à la nature des informations correctement mémorisées et des faux souvenirs.
Enfin, en cas de stress, un éveil attentionnel est généré, favorisant ainsi le traitement des informations centrales et créant ce qu’on appelle un «effet tunnel», réduisant d’autant le bon encodage d’informations périphériques. De plus, en cas de stress extrême, l’attention porte alors sur des problèmes d’endurance, d’effort, voire de survie, affaiblissant le souvenir et la précision des faits et laissant place à des informations parasites.
L’importance des buts et des motivations
Rappelons que les théories de l’appraisal mettent l’accent sur les buts et les besoins des individus et la pertinence des objets et situations susceptibles de satisfaire ces besoins. Différentes émotions peuvent ainsi être ressenties lorsqu’on perçoit que la satisfaction ou l’échec (par rapport au but à atteindre) sont imminents ou viennent juste de se produire. Il paraît donc important de distinguer les émotions pré-buts (désir, espoir, colère, peur, dégoût) des émotions post-but (joie, tristesse).
Dans le cas des émotions pré-buts, la réussite est attendue ou l’échec est craint. Ces émotions sont caractérisées par une motivation intense et une forte impulsion à agir. L’attention est dans ce cas focalisée sur les informations pertinentes pour atteindre les buts, ce qui peut entraîner un mauvais encodage des informations non pertinentes pouvant donc être sujettes à de faux souvenirs.
Dans le cas des émotions post-buts, celles-ci sont associées à des valeurs de motivation moins intenses, car elles sont le reflet de l’évaluation de situations dans lesquelles le but a déjà été atteint (ou raté). L’attention est ainsi plus large car elle s’ouvre à la recherche de nouveaux buts (ou de solutions alternatives), ce qui favorise l’encodage de détails contextuels.
Faut-il se souvenir de tout? ou les bienfaits de l’oubli…
Nous avons toutes et tous tendance à nous centrer sur nos capacités d’encodage et de récupération d’information en les souhaitant les plus performantes possibles. Dans cette perspective, une difficulté à récupérer une information ou un oubli sont considérés comme des défauts. Or, on peut également considérer l’oubli comme une aubaine! En effet, comment fonctionnerions-nous si notre mémoire était «polluée», sans aucun filtre, par toutes les informations que nous percevons et si ces informations restaient présentes à jamais dans notre cerveau? Certains individus, aux capacités de mémorisation hors norme, souffrent de ce qui pourrait, à tort, être considéré comme un avantage.
Par ailleurs, certains souvenirs, particulièrement traumatisants, méritent d’être oubliés pour nous permettre de poursuivre, bon an, mal an, le chemin de notre vie. Notre cerveau nous a gratifié pour cela d’un type d’amnésie, «l’amnésie dissociative», qui correspond à une stratégie de défense non consciente de l’individu, conduisant à l’oubli de souvenirs explicites épisodiques d’évènements émotionnellement trop douloureux à revivre en pensées. Ces «trous de mémoire», spécifiquement limités au souvenir de l’épisode émotionnel traumatique, peuvent durer de quelques minutes à quelques heures, jours, semaines, voire années de la vie. Dans certains cas, des dissociations peuvent être observées entre souvenir explicite et comportement. Par exemple, une personne victime d’une agression dans un tramway pourrait avoir développé une aversion pour les tramways, sans toutefois en connaître la raison et en dépit de tout souvenir de l’agression.
Enfin, il existe des situations dans lesquelles le souvenir d’un épisode traumatisant rend la vie difficile à qui l’a vécu. Tout le monde ne réagit pas de la même façon à un évènement traumatisant, mais certaines personnes développent un état de stress post-traumatique (ESPT). Le souvenir de cet évènement traumatisant qui hante ces personnes est souvent associé à un élément déclencheur qu’il s’agit d’identifier. Une thérapie peut alors consister à modifier cette association et à réassocier l’élément déclencheur à une expérience plus positive. Pour ce faire, il peut être proposé d’utiliser un médicament de type bêta-bloquant qui a comme effet de réduire la réponse corporelle associée au souvenir traumatique. Au cours de plusieurs séances, réparties sur plusieurs semaines, on invite la personne à évoquer, sous forme de récit, son épisode traumatisant après la prise du bêta-bloquant, ce qui permet de réduire les symptômes de l’ESPT.
L’explication de ce bénéfice réside dans le fonctionnement même de notre mémoire. Lors de chaque nouveau rappel de l’évènement traumatisant, il y a reconsolidation de sa trace en mémoire, et la trace antérieure de l’évènement est chaque fois modifiée. Comme nous l’avons vu plus haut, la trace en mémoire d’une expérience mnésique est constituée des traces de l’ensemble des éléments présents au moment de l’encodage. Parmi ces éléments se trouve l’état corporel modifié par le bêta-bloquant. En conséquence, la trace en mémoire est reconsolidée, mais sans la réponse corporelle de peur, ce qui fait que la «coloration anxiogène» du souvenir diminue progressivement.
Pour conclure, cet article confirme une fois encore le rôle central de l’émotion au sein de la cognition et souligne ses interactions avec les autres systèmes cognitifs, tels que la mémoire ou l’attention. Si vous souhaitez en savoir plus sur les mécanismes émotionnels et leurs relations avec la mémoire, l’attention, le désir, la motivation ou la prise de décision, n’hésitez pas, contactez-nous!
Journaliste freelance • Rédactrice certifiée 🖌 | Créatrice de contenus I Animatrice et speaker I Voix de vos évènements d'entreprise 🎥
9 moisTrès intéressant ce rôle des émotions notamment dans notre capacité d’apprentissage. Merci Olivier.
Co-fondatrice de KeyEmotion Lab
9 moisPorter attention à une information augmente la probabilité qu’elle puisse être récupérée en mémoire explicite épisodique. Mais qu’en est-il de la mémoire implicite? L’attention est-elle nécessaire pour qu’un effet d’amorçage apparaisse ? Et que se passe-t-il avec une amorce émotionnelle ?