Les jours d’après, Hamidou Anne, haut fonctionnaire et essayiste (Dakar, Sénégal)

Les jours d’après, Hamidou Anne, haut fonctionnaire et essayiste (Dakar, Sénégal)

Passée la sidération et la surprise, comment réagissent nos clients et partenaires ? Quels regards et analyses portent-ils sur cette période totalement inédite ? Et demain, à quoi ressembleront les jours d’après ? 

Propos recueillis par Romain Rosso.

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Face au Covid-19, pourquoi l'Afrique s'en sort-elle mieux que les autres ?

Hamidou Anne : Quand la pandémie est arrivée en Chine, puis en Europe, avec les drames spectaculaires qu'on a vus, les regards se sont tout de suite tournés vers l'Afrique du fait de la faiblesse structurelle des États, et notamment des systèmes de santé publics. On nous avait prédit la catastrophe, y compris le directeur général de l'Organisation mondiale de la santé, le secrétaire général des Nations unies et de nombreux spécialistes. Il se trouve aujourd'hui que l'Afrique s'en sort mieux, pour le moment. Je dis bien « pour le moment » ; on ne sait jamais comment l’épidémie peut évoluer. Nous n'avons pas d'explication définitive, pour le moment. Est-ce en raison de la jeunesse du continent ? Nous savons que le coronavirus est plus létal pour les personnes âgées et à travers certaines formes de comorbidité. Est-ce le facteur climatique ? En tout cas, on ne peut pas faire fi des décisions rapides des dirigeants africains.  Parce que notre continent a été touché en dernier, nous avons vu les conséquences de l'impréparation des États en Europe et en Amérique. L'état d'urgence a été déclaré dans plusieurs pays, avec des couvre-feux, des confinements et parfois l’isolement des villes les plus touchées. Le fait de cohabiter souvent avec des virus, des microbes et des bactéries – comme Ébola, ou le paludisme que l'on combat depuis des décennies – a rendu nos médecins plus aguerris et beaucoup plus utiles pour affronter le nouveau coronavirus. Les populations africaines sont aussi plus résilientes : la majorité d’entre elles ont suivi les recommandations des médecins. Ainsi, tout le monde porte un masque, même les plus vulnérables. Au Sénégal, par exemple, l'union nationale de la classe politique s’est faite autour des mesures prises par le chef de l'État, qui a pris soin de recevoir tous les chefs de partis un par un, ainsi que les représentants de la société civile.

"Les populations africaines sont aussi plus résilientes : la majorité d’entre elles ont suivi les recommandations des médecins. Ainsi, tout le monde porte un masque, même les plus vulnérables."

Manuel, l'exemple africain vous inspire quelles réflexions pour l'Europe ?

Manuel Lagny : En France, nous avons été très marqués par la mort de Pape Diouf, ancien président de l'Olympique de Marseille, à Dakar, au début de la pandémie. On s'est dit alors que celle-ci allait être le point de départ de grandes difficultés en Afrique. Heureusement, pour l'instant, ce continent déplore peu de morts – comparé à l'Europe ou aux États-Unis. Je ne peux m’empêcher de penser que l'Europe, aujourd’hui, mérite le qualificatif de « vieux continent ». Pour deux raisons. La première, parce que la démographie européenne est vieillissante : le coronavirus nous a plongé dans la réalité de ce vieillissement, car les dernières études démontrent que les facteurs de comorbidité comptent finalement assez peu dans la maladie, contrairement à l'âge, qui semble jouer bien davantage que le diabète ou l'obésité. La seconde raison a révélé notre incapacité à rester simples dans l'approche : notre organisation technocratique a failli, elle est infiniment trop complexe, le système est déresponsabilisant. Nous avons eu beaucoup de mal à déclencher, comme en Afrique, des actions de bon sens, qui paraissent évidentes aujourd'hui. Au Maroc, par exemple, pays que j’ai particulièrement suivi, il n'y a jamais eu le moindre problème de masques. Cette simplicité administrative, cette approche directe, constituent un énorme atout pour l'Afrique, face à un continent comme le nôtre. 

Quel sera, de part et d'autre, l'impact économique de cette crise ?

H.A. : Il sera important, c'est certain. Notamment en raison du poids de l'économie informelle qui met les gens souvent dans une forme de vulnérabilité. Je rappelle que 96% des emplois au Sénégal sont générés par le secteur informel. Il le sera ensuite en raison des échanges avec l'extérieur, qui sont vitaux pour notre économie. Les aéroports et les ports sont des nœuds de coopération entre les pays ; aujourd'hui, ils sont devenus des barrières symboles de la fermeture d’une grande partie du commerce.. Nous exportons énormément de matières premières que nous réimportons en produits finis – seules 20% d’entre elles sont transformées en Afrique. Il le sera enfin pour le commerce de consommation courante. Certes, les pays commencent à réagir. Au Sénégal, un plan de résilience a été mis en place d'un montant 1000 milliards de francs CFA (plus de 1 500 millions d'euros) pour soutenir l'économie, nos champions ainsi que le petit commerce. Cette réponse, structurée par l’Etat et le secteur privé, est bienvenue, mais elle ne suffira pas.

M.L. : En France, l'effort pour sauver l'économie et les entreprises est salutaire – et il doit être salué. Mais l'État va en sortir complètement exsangue. Dans sa forme actuelle, il a sans doute grillé ses dernières cartouches… Cela peut être salvateur s’il parvient à se réformer, à se simplifier : il y a urgence. Quoi qu’il en soit, il est probable que l'État va voir se substituer à lui et à ses capacités trois types d'acteurs qui ont prouvé leurs capacités et leur utilité : les entreprises d'abord, qui vont être un recours essentiel après avoir été sauvées. Les collectivités locales ensuite : c'est le retour de la proximité, de la capacité des maires et des présidents de conseils départementaux et régionaux à faire, à être dans l'action, dans l'utilité. Enfin, le monde associatif et citoyen au sens large, qui sera mis à contribution, très largement, dans les mois et les années qui viennent. Ce sont ces acteurs que l’agence Epoka accompagne en conseil et en communication depuis des années et dont mesurons la place grandissante dans la société.  

Qu'est-ce qui va changer ? Qu'est-ce qu'il va falloir changer ?

H.A. : Beaucoup de choses doivent et vont évoluer. Je me méfie de cette injonction d’un monde d'après totalement nouveau. Comme si le discours sur le fait de produire différemment n'avait pas existé ces quarante dernières années… En empruntant auprès du FMI et des bailleurs classiques et en renonçant à la fiscalité, les États sortent effectivement affaiblis. Comment privilégier les dépenses de santé et d'éducation dans nos budgets ? Voilà ce qui doit nous intéresser, nous, les acteurs publics et les intellectuels. Face au manque de lits d'hôpital pour le coronavirus, il a fallu ouvrir des hôpitaux qui ne l'étaient pas, réquisitionner des hôtels pour y loger les personnes contaminées... Dans l’avenir, il faudra parvenir à sanctuariser les budgets de la santé et de l’éducation et renforcer, de manière générale, la puissance publique. Et retrouver du sens, c’est-à-dire appréhender notre rapport au vivant : souvenons-nous que c'est en réduisant l'espace de vie et de progression des autres locataires de la terre que nous avons finalement provoqué ce danger. Il faudra aussi davantage articuler la réflexion à la décision politique, afin de penser le monde, les crises et les transformations à venir. Cette crise ne sera pas la dernière et nous devons accentuer notre capacité d'y répondre, chez les États, les entreprises et les collectivités locales, mais aussi chez les individus. Car ce sont eux, en dernier ressort, qui interagissent dans des sociétés moins individualistes que les sociétés occidentales. 

M.L. : Je suis sur la même ligne que Hamidou : je ne crois pas à un « monde nouveau ». Comme notre ami Jean-Daniel Lévy, d’Harris Interactive, le dit très bien lors d’un entretien précédent, ce n’est pas un nouveau monde qui survient mais l’accélération du monde d’avant…Cependant, il va falloir changer des choses, c’est une certitude… Contrairement au Sénégal ou à d'autres pays du continent africain, nous avons, en France, des dépenses de santé et d'éducation par habitant parmi les plus élevées au monde. Et c'est une tragédie, puisque le système n'a pas réussi à combattre efficacement la pandémie du Covid-19. Heureusement que l'abnégation des personnels soignants a pu combler, en partie, cette impréparation ! D’autres pays, y compris de grands voisins européens, qui ont des dépenses de santé inférieures par habitant, s'en sortent beaucoup mieux, avec notamment une capacité supérieure de lits en réanimation. Donc, oui, il faudra changer des choses. Il faudra surtout faire « mieux », sans vouloir à tout prix faire « plus ». La technocratisation des hôpitaux et du système de santé, amorcée il y a plusieurs décennies, pose question. J’étais à Kinshasa récemment : on voit en Afrique une énergie incroyable, une jeunesse, une capacité à faire et une simplicité dans le meilleur sens du terme. En France, nous avons besoin de revenir à un mode de liberté et d'action simple, qui repose sur la responsabilité. D'autant qu'on ne manque pas d'énergies : nous avons une jeunesse incroyablement créative et bien plus souvent d'ailleurs dans les banlieues que dans les quartiers chics de la capitale.

"Nous devons retrouver du sens, c’est-à-dire appréhender notre rapport au vivant : souvenons-nous que c'est en réduisant l'espace de vie et de progression des autres locataires de la terre que nous avons finalement provoqué ce danger."

H.A. : Je suis entièrement d'accord. Au Sénégal, il y a eu une attente, au début de la crise, de la réponse de l'État, mais assez vite on s'est demandé ce qu'on pouvait faire nous-mêmes. En accentuant la solidarité et la bienveillance à l'égard des malades. Et en agissant ! On a vu l'inventivité dont Manuel parlait, à Kinshasa, à Dakar, à Abidjan, à Ouagadougou, on a remarqué l'agilité des créateurs qui sont dans l'écosystème de la Tech, dans le stylisme, dans la mode, dans le design, ou encore les jeunes ingénieurs de l'école polytechnique, lesquels ont inventé en quelques jours des machines pour se laver les mains sans rien toucher... Il y a eu une autre initiative, baptisée « Un Sénégalais, un masque », où des jeunes entrepreneurs ont mis à contribution des tailleurs – qui sont parmi les meilleurs d’Afrique – afin de fabriquer des masques en tissus ou en wax... 

M.L. : En France aussi, la solidarité personnelle ou professionnelle a été remarquable. En revanche, et sans doute pour notre malheur, dans les institutions, nous avons une conception inverse à celle qu'Hamidou décrit si bien : une vision verticale, voire patriarcale du monde, où un président de la République édicte des messages descendants et parfois contradictoires… A part lui, la parole a été très concentrée : en forçant le trait, seuls le Premier ministre et le ministre des Solidarité et la Santé se sont exprimés (ainsi que la porte-parole, rapidement hors-jeu). Même si Emmanuel Macron est très jeune, il s'est comporté de manière traditionnelle, avec un côté ancien régime assumé. En définitive, sur bien des questions, l'État a été paralysé devant la situation (l’affaire des masques révélée par le journal Le Mondeest significative…), tout en attendant des citoyens qu’ils se figent dans l'attente de ses messages. En cette période, nous avons cruellement manqué de créativité, de simplicité et de dynamisme. 

"Au Sénégal, la communication, amorcée par le président, a ensuite été reprise par les corps intermédiaires, qui sont très nombreux : des leaders religieux et spirituels, des chefs coutumiers, des artistes, des sportifs, des médias..."

Quelles leçons tirez-vous en matière de communication ?

H.A. : Au Sénégal, nous avons un président qui n'est pas rompu aux rouages de l'État. On a d'abord senti une hésitation chez lui, lors de sa première prise de parole, alors qu’il était entouré de médecins. Lors de la deuxième allocution, il a décrété l'état d'urgence – le troisième seulement de notre histoire –, comprenant un couvre-feu, la fermeture des lieux de culte et l'arrêt des transports interrégionaux... La communication, amorcée par le président, a ensuite été reprise par les corps intermédiaires, qui sont très nombreux : des leaders religieux et spirituels, des chefs coutumiers, des artistes, des sportifs, des médias... Chacun a son niveau a pris la parole pour s'adresser à son public. En fin de compte, cette diversité a permis de toucher toute la population sénégalaise. De verticale au tout début, la communication est devenue horizontale et multidirectionnelle. 

M.L. : En France, nous ne sommes jamais sortis de cette vision verticale avec un président que ses conseillers ont voulu comparer à Georges Clemenceau, à Winston Churchill, et même peindre en roi thaumaturge... En convoquant les grands symboles de l'histoire de France au service de cette extrême verticalité de la communication. Et l’expérience sénégalaise, passionnante, avec un dispositif horizontal opposé exact du nôtre, a démontré son efficacité. C’est cela, le « nouveau monde » politique, finalement. Vive l’humilité et la proximité ! 

Que ferez-vous quand la vie va reprendre normalement ? 

H.A : Au Sénégal, nous ne sommes pas officiellement confinés – moi, je le suis, à titre personnel comme beaucoup de gens. Mais les cafés et les lieux de vie de façon générale sont fermés. Je sais exactement ce que je vais faire : aller boire un café, en bord de mer. 

M.L. : Cette sociabilité me manque également beaucoup. Le numérique ne remplacera jamais le fait de se retrouver. Et à Paris comme à Dakar, quoi de plus plaisant que de refaire le monde, entre amis, dans un café ou dans un restaurant ! 


Né en 1983, Hamidou Anne est diplômé de l'Université de Dakar, il est aussi ancien élève de l'ENA et diplômé du CELSA, ce qui lui donne une connaissance approfondie de l'univers de la haute administration et de la communication, et une double culture franco-sénégalaise. Diplomate, haut fonctionnaire à Dakar, Hamidou Anne est également essayiste et chroniqueur régulier au journal Le Monde.




Etienne Raiga-Clemenceau

Directeur Conseil - communication corporate et institutionnelle, e-réputation, veille, crise, coaching, dirigeants

4 ans

Très intéressant, bravo et salutations à tous les deux Manuel Lagny Hamidou ANNE

Dr Abdoul Aziz M'BAYE (Diéry)

Ministre, Conseiller Personnel du Président de la République

4 ans

Hamidou ANNE est un jeune et talentueux diplomate africain. Un espoir pour l’avenir de ce continent.

Philippe Duclos

Leading business transformations

4 ans

Autonomie, simplicité et responsabilité plutôt que verticalité. Tout un programme pour l'État et les entreprises, et une nouvelle façon de penser les organisations.

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