Les marchés semblent avoir trouvé une tendance pour cette fin d'année, celle de l'attentisme et de la corrélation...
Alors que nous étions, début octobre, dans une sorte de transition apathique des marchés qui attendaient plusieurs nouvelles pour retrouver une direction ferme, il semblerait que cette semaine nous ait offert quelques éléments pour avoir une bonne indication des semaines, voire des mois, à venir.
A propos des grands évènements macroéconomiques et politiques :
Depuis des mois, nombre d’analystes justifiaient chaque repli des marchés, chaque sous-valorisation de tel ou tel secteur, chaque réticence des investisseurs à prendre plus de risque par les deux épées de Damoclès politique et, par dérivée, macroéconomique à savoir : l’issue du Brexit d’un côté, l’obtention ou non d’un accord sino-américain de l’autre. Et bon nombre également arguaient que, le jour de l’issue positive de l’une ou l’autre, les marchés ou quelques-uns de ses pans pourraient grimper significativement.
Cette semaine, alors que les négociations américaines semblent avoir significativement avancé d’un côté, et que le Brexit, malgré les quelques tergiversations typiquement anglaises de ce week-end, semble clairement prendre la direction d’un « deal », les marchés ont continué dans leur hésitation, voire ont même reculé sur le segment obligataire, qu’il s’agisse du segment risqué ou du segment sécurisé. Nous tenterons ici une explication entamée déjà depuis plusieurs hebdos et qui pourrait trouver cette semaine un semblant de matérialisation :
1. Sur le Brexit : depuis l’entame du processus, nous sommes convaincus que les marchés ne "pricent" pas du tout la possibilité d’un « no-deal », que ce soit 1/à travers le niveau de la Livre Sterling, malgré son repli significatif car n’oublions pas que le Brexit, même avec un « deal » reste une gageure considérable pour le pays, ce qui justifie une décote, 2/dans le niveau des rendements britanniques ou 3/dans le niveau d’autres actifs plus spécifiques comme l’immobilier ou les actions. Plusieurs raisons expliquent cette incrédulité des marchés selon nous:
1.a. Ils commencent à prendre l’habitude des négociations politiques entre pays européens, avec, toujours, une issue de dernière minute propre à ce type de négociations : ce fut le cas pour la Grèce, pour le Portugal, pour l’Italie dans une moindre mesure, mais aussi dans les négociations budgétaires américaines de chaque fin d’année par exemple… Il y a plusieurs mois déjà, nous avions reparlé du « jeu de la poule mouillée » pour décrire le scénario du Brexit, dont nous étions convaincus qu’il ne trouverait pas d’issue tant que nous ne serions pas à quelques jours de la date limite. Les Britanniques, clairement plus stratèges que les Européens continentaux, viennent d’ailleurs de gagner encore un peu de terrain en trouvant un accord mais en repoussant l’issue au plus proche du 31 octobre, tentant ainsi probablement de gagner quelques ultimes concessions avant la cloche finale…
1.b. Le consensus est britannique : rappelons-nous il y a un an, le consensus affirmait alors que le Brexit se résoudrait rapidement et ne provoquerait pas de remous spécifique tandis que l’Italie risquait de sombrer dans le chaos et de provoquer une chute de la Zone Euro. Le biais d’optimisme est une caractéristique majeure des marchés financiers et on voit bien ici que le « consensus », encore en majorité détenu par les banques anglo-saxonnes ou des pôles d’analyse installés dans la City, se sont clairement fourvoyés : le problème italien, bien qu’on puisse encore avoir quelques doutes à long terme, est résolu depuis bientôt un an, tandis que le Brexit est lui toujours en suspens. Cette mauvaise appréciation du risque Brexit par les marchés, due selon nous à l’origine du consensus et au biais d’optimisme, a poussé à un mauvais pricing des actifs liés au Royaume-Uni (dont certaines banques continentales) depuis trois ans.
1.c. Il est très difficile de donner un prix à un sujet que personne ne comprend : les arcanes de l’Union Européenne sont si complexes et si enchevêtrés que même les politiques qui les ont créés semblent parfois s’y perdre. De plus, le statut du Royaume-Uni est, depuis bien longtemps, hybride dans l’Union Européenne, et on peut même imaginer que ce Brexit soit finalement une nouvelle négociation, à l’image de celle qui avait eu lieu dans les années 70 pour obtenir plus de concessions d’une Zone qui a besoin du nombre pour être puissante et est prête pour cela à beaucoup de compromis… Très difficile donc de savoir, in fine, le prix du Brexit pour le Royaume-Uni, à qui les marchés ont clairement donné une prime de confiance, tant ils ont su faire preuve, par le passé, de capacité d’adaptation.
In fine, vu que les marchés ne « priçaient » pas, selon nous, la possibilité d’un « no deal », il n’y a aucune raison pour qu’ils grimpent le jour où le Brexit se fera avec un accord arraché à la dernière minute. Eventuellement quelques secteurs comme les banques ou l’immobilier gagneront-ils quelques points à très court terme mais le soufflé redescendra quasi instantanément.
A long terme en revanche, on peut imaginer que le Royaume-Uni parvienne, comme par les années passées, à tirer profit de l’Europe, notamment par sa position géographique stratégique ou son avantage compétitif dans certains secteurs comme la finance, sans vraiment en avoir les inconvénients… Mais ce scenario est trop long terme pour les marchés financiers…
2. Sur la guerre commerciale sino-américaine : à la suite des déclarations plutôt positives et de la probabilité grandissante d’un accord annoncé de part et d’autre, les marchés financiers n’ont pas grimpé, bien au contraire, puisque les secteurs les plus exposés comme l’automobile, le pétrole ou le fret maritime ont plutôt poursuivi leur baisse, en particulier sur le segment obligataire. Beaucoup d’articles de presse ou d’analyses financières ont alors mentionné que les marchés restaient en effet circonspects quant à la signature réelle de l’accord d’ici quelques semaines.
De notre côté, nous pensons que l’accord sera signé mais que cela ne changera rien aux relations des deux pays, et que la guerre économique et géopolitique pour la domination mondiale entre la Chine et les USA ne fait que commencer. C’est cela qui inquiète les investisseurs finaux ou les entreprises, le paradigme étant en train d’être profondément modifié sur la scène mondiale et la Chine étant un pays trop grand, trop secret et trop fermé pour qu’on puisse appréhender ce changement sereinement.
Encore une fois, ce phénomène n’aura aucune relation temporelle avec les marchés puisqu’il peut s’étendre sur plusieurs décennies et la signature ou non de l’accord aura, éventuellement, un impact de quelques jours ou quelques semaines, mais ne sera pas significatif au regard des sujets qui se présenteront autour de cette thématique de manière ininterrompue… Malheureusement pour l’Europe, elle risque de subir en permanence les soubresauts de ces deux mastodontes et, à long terme, de s’affaiblir progressivement, d’autant plus qu’elle continuera d’entretenir ses querelles intestines entre ses membres… Seuls quelques secteurs, comme le luxe ou le tourisme, semblent, à long terme, capables de tirer leur épingle du jeu en Europe et nous renverrons ici au roman de Houellebecq « La Carte et le Territoire » qui décrit bien ce phénomène qui n’en est qu’à ses prémices … A moins d’une véritable politique industrielle et commerciale unifiée et dotée de moyens considérables…
En conclusion sur ce second sujet, il est impossible pour un investisseur d’espérer attendre la fin de la guerre commerciale pour investir car elle ne se terminera probablement pas avant plusieurs décennies, à moins d’une catastrophe propre à neutraliser l’un ou l’autre des protagonistes. Pour le moment, alors que ce phénomène en est à ses débuts, il est logique que cela provoque crispations et incertitudes propres à dévaloriser certains actifs. Ainsi, alors que les semaines à venir verront sans doute une signature d’accord, les mois suivants verront de nouveaux désaccords et de nouvelles luttes de pouvoir, et les marchés, qui auront tant espéré, subiront là le coup de grâce propre à un stress majeur, probablement équivalent à celui de début 2016, sur une durée plus longue. Cela ne signifie pas pour autant que les entreprises concernées par le stress feront faillite ou que l’économie mondiale plongera en récession.
Concernant l’allocation, nous préférons donc investir dès aujourd’hui sur les secteurs qui ont connu cette tension en primeur car leurs rendements reflètent déjà le stress majeur qui pourrait survenir sur l’ensemble des marchés d’ici quelques mois. Bien évidemment, nous choisirons uniquement les entreprises les plus solides et les plus systémiques pour chaque secteur avec par exemple quelques équipementiers automobiles, quelques acteurs du fret ou encore quelques parapétrolières.
A propos de la microéconomie :
Nous avons souvent dit que beaucoup d’émetteurs avaient trop largement profité des taux bas et étaient passés d’entreprises de qualité à des entreprises risquées, dangereuses, voire ‘zombies’. Il semblerait qu’après des mois de largesses, les marchés aient basculé dans une humeur beaucoup plus sévère et nous pourrions voir de nombreuses entreprises subir des attaques violentes sur leurs actions et leurs obligations. Dans l’hebdo du 30/09/2019, nous avions d’ailleurs mentionné le français Eurofins comme un candidat à de possibles déconvenues pour les investisseurs, ce qui est arrivé cette semaine.
Plusieurs points nous semblaient en effet de plus en plus critiques et pas du tout « pricés » dans le rendement des obligations de l’entreprise :
1. La proportion du goodwill et des actifs intangibles par rapport aux actifs totaux. En effet, Eurofins, depuis des années, a racheté beaucoup de petits laboratoires à des prix élevés afin de réaliser des économies d’échelle et surtout d’écraser une concurrence très dispersée. Une grande partie du prix payé était donc logée dans le bilan en « goodwill », c’est-à-dire un écart entre la valeur payée par Eurofins et la valeur réelle nette de l’entreprise. En prenant les chiffres ‘goodwill inclus’, il est vrai que les ratios d’endettement d’Eurofins sont raisonnables mais peut-on être sûr qu’ils ont payé le bon prix pour leurs tombereaux d’acquisitions au fil des années ? Comment se fait-il que le goodwill ne se transforme pas en valeur réelle d’entreprise mais ne fasse qu’augmenter massivement au cours des années (il est passé de 540M€ en 2013 à 3.4Md€ en 2018) ? Eurofins, par ses achats de plus en plus significatifs dans son bilan, n’aurait-elle pas pu tomber dans un système de cavalcade propre à rendre les chiffres incompréhensibles et surévalués ? Cette survaleur est-elle pérenne en cas de difficulté de l’entreprise qui devrait matérialiser des cessions rapidement ? Notons que souvent, dans les cas de stress d’entreprise (comme Steinhoff ou Casino récemment), le goodwill est significativement réduit et dans ce cas les ratios d’endettement bondissent. Ce pourrait être le cas pour Eurofins dont le goodwill représente aujourd’hui plus des trois quarts des actifs long terme !
2. La proportion des ‘Capex + intérêts’ par rapport aux cash flows opérationnels : ce ratio permet de savoir si le business courant permet d’entretenir les moyens de production et de payer les intérêts qui ont servi à l’acquérir. Dans le cas d’Eurofins, on se rend compte que la marge de manœuvre est faible et qu’une baisse de 10% de la marge opérationnelle pourrait créer un effet ciseau propre à faire passer l’entreprise dans une situation de ‘cash-burn’ difficile à tenir vu son endettement actuel. Or, la marge a tendance à chuter depuis deux ans puisqu’elle est déjà passée de 11% à 9% entre 2017 et 2019…
3. Les montages financiers complexes et sujets à conflits d’intérêt : plutôt acceptés dans l’Europe continentale, en particulier en France ou en Italie, comme en ont témoigné les cas Casino/Rallye ou Atalian, ce type d’opérations est peu apprécié, à juste titre, des investisseurs anglo-saxons, qui n’hésitent pas à vendre massivement un titre à découvert s’ils ont des doutes sur la probité des actionnaires. Chez Eurofins encore, on pourrait avoir quelques interrogations quant aux montages un peu particuliers sur le parc immobilier dont la valeur avoisine les 300M€, passé entre les mains de quelques membres de la famille Martin, qui le loue à Eurofins elle-même...
4. Les financiers ont pour habitude de prendre comme ratio d’endettement la dette nette/Ebitda, c’est-à-dire le résultat exception faite des intérêts, des dépréciations, des impôts et de l’amortissement. Mais ces postes sont parfois considérables pour une entreprise, surtout si elle doit renouveler ses outils fréquemment par exemple. Ainsi, si l’on intègre les amortissements et les dépréciations, c’est-à-dire des postes clés chez Eurofins qui nécessite d’être toujours à la pointe en termes d’équipements et de brevets, l’endettement dette nette/Ebit est de près de 8 fois (contre plutôt 3 à 4 fois de 2010 à 2017). Ce même chiffre était à 2 fois en 2016 et 5 fois en 2017. Soit une très forte augmentation alors même que les rendements accordés à l’émetteur ont plutôt baissé sur la période, ce qui nous confortait dans notre opinion négative sur la valeur relative des obligations Eurofins.
Cette semaine, alors que les marchés étaient plutôt fébriles comme nous le disions en première partie de cet hebdo, un fonds anglo-saxon a lourdement attaqué l’entreprise française, de la même manière que d’autres avaient attaqué les entreprises Casino ou Atalian il y a quelque temps. Nous ne souhaitons ici prendre parti pour personne et préférons aussi mentionner, par souci de transparence, que nous n’avons aucune position, ni short ni longue, dans l’émetteur Eurofins, mais cette nouvelle attaque sur un émetteur qui avait largement profité du marché pendant plusieurs années sonne une nouvelle fois la fin de la fête sur les marchés de crédit. Fini le portage les yeux fermés, place maintenant à la sélectivité et au juste rendement.
Du point de vue des marchés
Comme fin 2018, il semblerait que les investisseurs soient sinon inquiets, du moins peu enclins à investir, et ce sur l’ensemble des classes d’actifs :
- les actions parce que les perspectives macro-économiques restent sujettes à quelques évènements binaires significatifs et l’imprévu de ce week-end sur le Brexit ne sera clairement propre à les rassurer,
- les obligations d’Etat parce que les taux sont décidément trop bas, voire trop négatifs,
- les obligations à haut rendement parce qu’elles portent, pour l’essentiel, de plus en plus mal leur nom et sont assez corrélées aux actions en cas de stress,
- les obligations investment grade parce que les cas d’écartement de prime de crédit propres à effacer plusieurs années de portage deviennent fréquents tant les rendements sont faméliques et l’environnement volatil,
- les matières premières parce qu’elles sont liées au dynamisme économique et donc aux mêmes événements que les actions…
- Seul l’immobilier fait figure d’exception, justement parce qu’il ne fait pas partie, à proprement parler, des marchés financiers et qu’il bénéficie du report de toutes les autres classes d’actifs, peut-être un peu trop…
De notre point de vue, cette semaine a donc ravivé de mauvais souvenirs puisqu’on a pu observer une corrélation assez forte entre l’ensemble des classes d’actifs, phénomène qui malheureusement pourrait être, encore, une des caractéristiques importantes de cette fin 2019… Du point de vue obligataire, on n’oubliera pas cependant que les banques centrales viennent de réenclencher leurs politiques accommodantes et que l’inflation est quasi inexistante et vouée à le rester en cas de stress, ce qui permet malgré tout de penser qu’il ne s’agira que d’un épisode relativement court à passer…
Matthieu Bailly, Octo Asset Management
#assetmanagement #credit #taux #rates #fixedincome #investissement #investment #économie #economy #Brexit #BCE #ECB #tradewar #correlation #capitalmarkets #fundmanagement #gestiondactifs #opcvm #trésorerie #macro #macroéconomie #micro #microéconomie