Les portes

Les portes

J’avais parfaitement compris qu’elle ne viendrait pas mais je restais encore un peu là pour profiter de la fraîcheur de l’air. Le parc aux environs de sept heures du soir se désemplissait, tandis que le ciel relevait lentement ses lignes, et que les cris des enfants devenaient plus lointains et plus sourds. C’était la plage de calme idéale. Entre la fin de l’attente et la fermeture des grilles, je pouvais rêver au bonheur qui m’attendait.

Une fois de plus, j’avais perdu la partie. Une fois de plus, je rentrerais chez moi après la bataille, sans armure, sans mémoire, tenant au bout du bras gauche mon briquet serré dans mon poing, comme la garde d’une épée brisée. Mais je n’avais pas le cœur d’un vaincu. Je pensais aux amours, aux livres, aux rêves qui m’attendaient et je ne souffrais que d’une immense impatience. Je ne savais ni comment ni pourquoi, mais pour ce qui est de la femme aux hautes pommettes qui ne m’aimait plus, j’étais guéri.

Il y avait, à cent mètres devant moi, perdu dans un repli du parc, comme au coin de l’œil, une sorte de pavillon d’octroi, déplacé là sans doute bien avant ma naissance pour des raisons décoratives, et ensuite oublié. Je l’avais vu vingt fois. J’avais même été, un jour, secouer la porte, en vain. Tout révélait l’abandon et l’inutilité. Je n’y pensais plus. Les jours durent si longtemps.

Au moment où je sentais dans mes muscles l’instant de quitter mon banc, la porte, là-bas, la porte verrouillée par la rouille et les toiles d’araignée, s’est ouverte. Deux formes humaines sont sorties de l’ombre intérieure, et se sont redressées dans la lumière en riant.

C’était deux jeunes gens, petits, râblés, débraillés, cheveux courts, gestes vifs, un garçon et une fille. Ils ont cessé de rire en me voyant. Je ne sais pas pourquoi, ils avaient l’air surpris et presque mécontent de découvrir que le parc n’était pas absolument désert, qu’il y avait quelqu’un. Après un échange rapide entre eux, du coin de la bouche, comme des prisonniers dans la cour d’une prison, ils se sont dirigés vers moi. J’avais vu des films. J’ai senti la menace. De quoi avais-je été le témoin ?

Cent mètres, quand on ne marche pas vite, prennent du temps à traverser. Lentement, calmement, le tableau précis de ma vie s’est mis en place, avec une clarté de premier jour du monde. Il n’y a plus eu d’oiseaux, d’enfants, de cœur qui bat, pour faire entendre leur chant alterné. Il n’y a plus eu que des abscisses et des ordonnées se croisant au mauvais endroit.

Alors j’ai senti la main sur mon cou.

Je me suis redressé, plus vite que la main, et j’ai fait face à la nouvelle venue. C’était elle, souriante, un peu essoufflée, qui me parlait d’une panne de métro. Je n’ai fait ni une ni deux, je l’ai prise dans mes bras, embrassée, soulevée, serrée. Je n’avais pas changé, je n’étais pas guéri, je recevais sa présence et son corps comme un geyser. Elle riait sans rire. Elle me disait que j’étais fou.

En courant avec elle vers la grille et la rue, j’ai jeté un regard. Les deux petits rôdeurs du pavillon d’octroi continuaient à avancer vers le banc où je n’étais plus. Tous les deux en même temps, ils ont fait un mouvement brusque dans ma direction. Menace ? Signe de complicité ? Je n’ai jamais su lire les pictogrammes. Quand je cherche les toilettes, dans un café, dans un cinéma, je me trompe de porte, invariablement.

Guillaume HOOGVELD

Responsable à titre bénévole du bureau éditorial de POÈTES ANONYMES ASSOCIÉS et Conseil en identité numérique et communication interactive, en tant qu'Architecte Web. Je suis également blogueur.

5 ans

On reste sur sa fin, Luc...

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