Les règles d'or de l'architecte d'entreprise : #10, les signaux faibles tu entendras

Les règles d'or de l'architecte d'entreprise : #10, les signaux faibles tu entendras

Dans le métier très rationnel, et même un brin cartésien, de l'architecture, le concept de signaux faibles est difficile à appréhender. Je me suis fait avoir à plusieurs reprises pour ne pas avoir su interpréter les signaux faibles.

De quoi parle-t-on ? Si je me réfère au créateur du concept de signaux faibles, Igor Ansoff (en 1975), il s'agit "d'information précoce de faible intensité annonciatrice d'une tendance, d'une menace ou d'une opportunité. Si ces éléments sont détectés à temps et interprétés correctement, ils permettent d'anticiper des tendances ou des événements importants et d'y réagir".

Quel lien avec l'architecture d'entreprise ? L'architecte d'entreprise est régulièrement en position de prescripteur : il va donner son avis sur des orientations structurantes des systèmes d'information, des choix de technologies, des scénarios de transformation. Et pour être efficace, il doit pousser des avis tranchés, parfois provocateurs (souvenez-vous de ma règle d'or n°4, et ma diatribe contre le consensus mou). Bref, je vous ai peut-être perdu, et les signaux faibles dans tout ça ? J'y viens.

Quand on est au cœur de décisions structurantes, on va se heurter à quelque chose qui n'a rien à voir avec la technique : la nature humaine. Il y a du positif certes, mais aussi souvent du négatif, qui constitue des facteurs de nuisance : de la résistance au changement, des conflits de territoire, des conflits d'intérêt, etc.

Vous pouvez avoir imaginé la meilleure architecture au monde, elle finira au fond d'un puits si ces facteurs de nuisance ne sont pas bien identifiés et adressés. Et bingo, nous voilà en plein dans le domaine des signaux faibles, car ces facteurs de nuisance sont rarement exprimés ouvertement. Je vais l'illustrer avec deux expériences personnelles qui caractérisent deux des principales causes racines de signaux faibles.

 

Retour d'expérience n°1 : au cœur de la guerre froide

Premier exemple, dans un contexte de cadrage de la refonte de la relation client, avec le sujet récurrent du référentiel client. C'est quoi un client ? Comment capitalise-t-on sur la connaissance client du lead à la vente, et l'après-vente ? Faut-il un référentiel, plusieurs ? Où ? Etc. Plein de questions légitimes et de patterns d'architecture qui font jurisprudence, mais je passe les détails. Après avoir bien fait le tour du besoin et des limites du SI actuel, on promeut avec mes pairs une architecture de référentiel centralisé, ainsi qu'un périmètre de responsabilité et une localisation dans le SI. Au fur et à mesure des ateliers, on a commencé à capter des signaux faibles venant d'une partie des interlocuteurs : mauvaise foi, contre-arguments irrationnels, désistements inopinés des ateliers, une forme d'agressivité parfois (plus ou moins contenue), jusqu'à l'épisode de la mutinerie lors d'un atelier où les collaborateurs autour de la table reçoivent l'ordre express de leur manager de cesser immédiatement toute collaboration et de quitter l'atelier (bon là le signal n'est plus très faible).

Première interprétation avec mes pairs : elle est pourrie notre architecture ? Pourtant elle a l'air de tenir la route. On n'a pas cru longtemps à cette piste. On a fini par comprendre après investigation qu'on venait d'appuyer là où ça fait mal. Et c'est la première root cause des signaux faibles : deux entités qui se tirent la bourre au sien de la DSI. A celui qui fera le plus beau projet et qui aura le plus gros périmètre demain. Quand on prend position pour enlever du territoire à l'un pour le donner à l'autre, forcément ça crispe. Comment gère-t-on cette situation ? Il n'y a que deux options : soit on a un sponsorship fort et haut placé qui permet d'arbitrer le litige, soit on n'a d'autre choix que d'inventer une architecture du compromis.

J'appelle ça "une architecture politiquement correcte". Ça pique, mais c'est la vie.


Retour d'expérience n°2 : le réseau occulte

Deuxième exemple, un peu plus sournois, dans un contexte de choix de solution du marché pour canaliser une transformation stratégique de l'entreprise. On fait notre travail d'architecte, volontairement factuel (cf. ma règle d'or n°7) : screening du besoin, mise en relief des priorités, analyse comparative des meilleures offres du marché, etc.  On présente les résultats aux différentes strates opérationnelles et managériales, et on démontre par A plus B que ça se joue entre la solution X et la solution Y. Implacable. Sauf que … on n'a pas vu venir le retour en force de la solution Z, pourtant démontée par notre analyse. On reçoit une salve d'arguments difficilement défendables, une pression d'abord amicale puis de plus en plus insistante pour retravailler les critères, reconsidérer telle ou telle évaluation. Bizarre quand même, c'est un peu comme les matchs France-Belgique, peu importe ce qu'on raconte avant, c'est toujours la France qui gagne à la fin (clin d'œil à mes collègues qui se reconnaitront).

Nous voici face à la deuxième cause racine : le lobbying. Il peut se traduire par une forme de conflit d'intérêt dans certains cas, voire une forme de corruption. Un des décisionnaires, plutôt haut placé, a des relations "privilégiées" avec l'éditeur de la solution Z. Une fois qu'on a compris ça, et si le lobbying tape haut dans la hiérarchie, inutile de s'épuiser en démonstration, mais plutôt accepter la décision (de toute façon imposée) et aider l'entreprise à y voir clair dans les limitations et risques qu'il faudra adresser avec cette solution.

J'appelle ça "une architecture à la Chuck Norris". Ça pique aussi.

 

Epilogue

J'ai vécu de nombreuses situations où les signaux faibles ont été sous-estimés, et les conséquences ont parfois été désastreuses. Outre les deux exemples décrits ci-dessus, j'ai également vécu l'arrêt brutal d'un programme de transformation de plusieurs centaines de millions d'euros. Avec le recul, on aurait pu sauver le programme en réorientant drastiquement les priorités pour répondre aux signaux faibles qu'on avait pourtant perçus.

Au travers de ces retours d'expérience, j'invite tous les architectes à se mettre en écoute active des signaux faibles, et à ne surtout pas les sous-estimer. Puis d'adapter leurs travaux en fonction. C'est d'autant plus crucial quand on sent que la situation nous échappe, et que l'irrationnel prend le dessus.


Pour celles et ceux qui ont raté les précédents épisodes, voici mes autres règles d'or publiées :

Sébastien Bouchet

Group CTO at Edmond de Rothschild

4 sem.

Excellent et tellement illustratif de la nécessité pour l’EA, cartésien de pedigree, d’être à la fois une machine person and a people person, doté d’écoute, d’adresse et d’un gros œsophage où glisseront les couleuvres.

Thierry Calvès

Senior Enterprise Architect

1 mois

Sans nul doute, à la lecture des règles d'or de Matthieu LEMOINE on se rend vite compte que le quotidien d'architecte est loin d'être un long fleuve tranquille, et c'est tant mieux 😁

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