L’histoire décapitée


Maîtres et parents, avons peu à peu accepté avec complaisance qu’une photo ou une vidéo prise sur le fait ait toujours  le « dernier mot » ; que son reflet, instantanément colporté d’écran en écran,   confère à un évènement une  légitimité absolue et une signification  incontestable. Nous en sommes ainsi arrivés au point où, pour beaucoup, seul ce qui est mis en images et tout de suite « partagé » peut prétendre à une réelle existence ; le reste -discours et textes- est  incertain et suspect. Nous avons, par paresse, renoncer à transmettre à nos enfants un langage précis capable de porter leur pensée en la délivrant des chaînes de l’évidence afin que l’analyse l’emporte sur la contemplation passive. Et nous avons toléré cette addiction aux icones en négligeant  complaisamment de nourrir leur  mémoire   des récits du passé, diversement interprétés, fermement questionnés, soigneusement conservés. Nous avons renoncé à leur raconter , avec probité et passion, notre histoire ( de la famille, de la France et du Monde) dans sa dimension chronologique ET dans sa portée universelle; oubliant que seul ce récit pourrait leur dire d’où ils viennent , qui ils sont et éclairer  peut-être ce qui viendra. L’Histoire patiemment tissée a ainsi laissé la place à des icones ponctuelles , éphémères et stériles, jaillissant violemment des jeux vidéo, étalées complaisamment sur les réseaux sociaux, colportés servilement par face book ou Instagram. Leur brutalité et leur insignifiance tarissent la curiosité de nos enfants, refoulent leur désir de savoir et soumettent à un conformisme délétère toutes leurs velléités de questionnement.

Dans cet univers dominé par l’instantanéité de l’image,   le partage patient et lucide du récit de notre histoire ne retient donc plus l’attention de   jeunes gens et de jeunes filles pour qui la superficialité de l’évidence l’a emporté depuis longtemps sur la profondeur de l’analyse : du passé ils ont fait table rase et du futur une croyance. Ils se méfient de la lecture des histoires qui nous relient ; ils n’ont que faire des informations transmises -à visage découvert- de génération en génération. Seul  importe « l’instantané visible et montrable », repoussant tout ancrage temporel , toute mise en contexte toute comparaison fertile. La continuité historique, patiemment construite et vérifiée à distance, de trace en trace, de témoignage en témoignage , d’exhumation en exhumation, est devenue suspecte ; suspecte de mensonge et suspecte de manipulation, cédant à tout coup devant « la preuve iconique » la plus dépravée. J’ai encore en mémoire cette phrase terrible d’un élève de quatrième assénée à son professeur à la fin   du témoignage d'un rescapé de la Shoa : « tu n’y étais pas et moi non plus, alors tu crois ce que tu veux et moi aussi ! ».

L’image, lorsqu’elle prétend imposer sa brutalité ponctuelle à la pensée, lorsqu‘elle efface le devoir sacré de la transmission , lorsqu’elle menace enfin de supplanter le récit de leur Histoire, fait courir à nos enfants un risque majeur : celui de la dilution de leur conscience existentielle. A cette question terrible "qui suis-je? " ils n'ont aucune réponse. Sans passé raconté, sans avenir annoncé, ils se soumettront à quiconque saura éclairer leur quotidien glauque, quiconque apaisera leur sentiment de n'être rien pour personne. Celui-là sera accueilli avec reconnaissance : enfin élus, enfin accueillis, enfin reconnus ! Un jour nouveau éclairera enfin la précarité et la marginalisation qu’ils subissent, mais surtout chassera l’atroce impression de n’être rien. Les responsables de tous leurs malheurs seront dénoncés, un complot enfin identifié. Ils trouveront une cible à la haine qui les dévore et un enjeu qui enfin les rassemble. On pointera un ennemi à combattre dans une guerre qu’on leur dit juste et nécessaire. On leur présentera la vision d’un monde définitivement divisé par des mots d’ordre qui disent ceux qui méritent de vivre et ceux qui doivent mourir. Que demander de plus lorsque les jours se suivent dans la médiocrité, la monotonie et le mépris de soi. 

Ce que nous avons offert en sacrifice, sur « l’autel des icones » , à ces dangereux manipulateurs ce sont les intelligences émoussées, les mémoires vides et le dégoût de soi d’une partie de notre jeunesse. Des milliers d’yeux regardent par le même trou de serrure et contemplent avec la même délectation ou la même indignation la même vidéo souvent trafiquée, jamais questionnée. Seul compte alors le fait d’avoir visionné une photo ou une vidéo « populaire » et de s’inscrire ainsi parmi les milliers -ou les millions- de ceux qui l’ont partagée. Commentaires et interprétations se réduisant le plus souvent à un « like » vite cliqué, au mieux à une qualification exsangue (« c’est trop ! »), dont l’insignifiance sonne la défaite du langage et de la pensée. Bienvenue chez nos amis bonobos !


Maria Grelet

Personnel de direction chez Education Nationale

4 ans

Merci encore.

Nathalie Jetha

Directrice de l'atelier des Yvelines chez Réseau Canopé

4 ans

Très beau texte, merci

Merci Alain pour ce très beau plaidoyer. 😃

Robert Nicolaï

Professeur des Universités émérite (classe exceptionnelle),retraité, chez Université Côte d'Azur

4 ans

c’est important d’écrire ça, qu’il faut pointer et dénoncer. À l’évidence, c’est nécessaire pour un minimum de prise de distance et de réflexion critique sur la nature de notre présent … Mais la « douleur » revient à la charge car c’est à nouveau par un « like » ou son équivalent que j’en viens à affirmer / confirmer / donner en partage la conscience du fait, que je dénonce. Sa réalité et sa prégnance. Son danger et sa force. Sysiphe n’est pas loin, mais il faut accepter de gravir à nouveau la montagne.

Nisrine Chraibi Bourhaleb

chez Groupe librairie des Ecoles Al madariss

4 ans

C’est triste que l’on en soit arrivé là...

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