L'IA et les mutations du monde du travail
J'ai eu l'honneur d'être convié à une conférence interne de la branche Marketing & Services de TOTAL, sur le thème des mutations du monde du travail à l'horizon 2040. On m'a demandé mon avis sur l'impact possible de l'intelligence artificielle. Comme j'ai eu beaucoup de plaisir à préparer cette intervention, et que les idées sont faites pour être partagées, je publie ici le conducteur de mon intervention.
" Je ne parlerai pas aujourd’hui d’intelligence artificielle générale, c’est-à-dire d’une intelligence artificielle supérieure créée par l’homme, qui poursuivrait ses propres buts en autonomie de ses créateurs. On lit beaucoup de choses sur ce sujet, qui est philosophiquement intéressant, mais je ne souhaite pas y passer du temps car nous n’avons encore pas de pistes scientifiques ou technologiques pour créer une telle intelligence. Je préfère me concentrer sur les enjeux qui vont se poser à nous dans un futur plus proche, c’est-à-dire dans le cadre d’utilisation d’IA étroites, soumises aux buts de leurs créateurs.
Je ne vous apprendrai rien en disant que l’homme cherche depuis longtemps à automatiser son travail. Par la maîtrise de la nature d’abord (utilisation de la force animale par exemple), puis par la mécanisation qui a connu un essor formidable lors de la révolution industrielle. Nous avons depuis longtemps pris l’habitude de robotiser le travail physique. L’IA est une nouvelle forme de robotisation, appliquée aux tâches liées au traitement de l’information. Là aussi, je tiens à rappeler que l’automatisation a déjà révolutionné plusieurs fois nos modes de travail. A l’origine, « computer » était un métier humain. Des milliers de personnes avaient pour métier de calculer pour d’autres, un métier qui a été rendu obsolète par l’essor des premiers ordinateurs.
L’IA étend encore ce périmètre d’automatisation, en le rendant possible pour des tâches de traitements logiques, d’apprentissage et de prise de décision dans des contextes de plus en plus complexes. L’IA excelle dans de plus en plus de domaines, et dépasse souvent l’homme : c’est fait depuis longtemps pour l’arithmétique, les jeux de d’échecs ou le Jeopardy. Depuis quelques années, la machine bat l’homme pour les tâches de vision et de conduite de véhicules, ou encore au jeu de Go.
Ainsi, l’essor de l’IA en tant que machines hyper-rationnelles et hyperspécialisées pour traiter de l’information est inexorable et va être rapide. On aurait tort de se priver de cette puissance. D’ailleurs, je pense qu’on en sera tous soulagés, car on perd tous trop de temps à chercher et compiler de l’information ou à essayer de résoudre des problèmes de faible valeur-ajoutée (ex. : caler une réunion avec Outlook).
A titre d’exemple, chez TOTAL, le programme de R&D lancé avec Google va permettre de mesurer le potentiel de l’IA pour certains travaux propres aux géologues : analyse d’images et recherche d’informations dans des documents complexes (articles scientifiques, études…). Le partenariat avec Tata Consulting Services va permettre d’optimiser le fonctionnement de nos raffineries par l’usage de méthodes numériques et d’IA. Dans la branche Marketing & Services aussi, les cas d’applications de l’IA sont nombreux : optimisation logistique, prévision et optimisation des ventes, analyse de la fraude…
La question qu’il faut se poser est : « comment je repense mes processus de travail ? Dans ce que je fais au quotidien, qu’est-ce que je pourrais déléguer à la machine et jusqu’à quel niveau d’autonomie ? » Je vous invite tous à y réfléchir car c’est vraiment la clé de votre travail de demain. Il est clair que cela va transformer beaucoup de métiers, mais aussi en créer de nouveaux. Le mien en est un exemple, et on en observe d'autres chez TOTAL : data managers, data scientists… préparent les conditions favorables aux déploiements d’IA.
La question qui s’ouvre ensuite est : « moi en tant qu’humain, quelle est ma valeur-ajoutée par rapport à une IA ?, Quels métiers s’ouvrent à moi si je ne veux pas devenir programmeur d’IA ? ». Je pense qu’il faut être très conscient de limitations actuelles de l’IA. Quels que soient les fantasmes des médias, l’état de l’art scientifique montre que l’IA est encore très limitée dans nombres de domaines où l’humain excelle.
D’une part, une IA est moins performante quand il s’agit de se mettre à la place de quelqu’un d’autre. Elle raisonne à partir de sa représentation de l’état du monde, objective et factuelle, mais c’est difficile de lui faire intégrer des croyances quant aux représentations que peuvent avoir d’autres agents, humain ou robot (on parle de théorie de l’esprit). Des chercheurs y travaillent (on parle de planification épistémique) mais ça reste encore limité pour des applications « dans la vraie vie ». Or l’homme excelle dans ce domaine. Dans beaucoup de nos choix, nous tenons compte de ce que nous pensons que les autres croient. Donc pour l’avenir, je recommanderais aux hommes de travailler leur sens de l’écoute, leur ouverture à l’autre, leur empathie, pour être les compléments sensibles des IA froides et rationnelles.
D’autre part, on ne fait pas encore bien des IA «sociales ». La robotique multi-agents permet depuis longtemps de faire émerger des comportements intelligents de plusieurs agents synchronisés. Mais unitairement, ces agents restent très basiques et les comportements sociaux qu’on arrive à simuler s’apparentent plus aux comportements de bancs de poissons que d’une société humaine. Donc on est encore loin d’arriver à synchroniser les IA hyperspécialisées d’aujourd’hui pour automatiser les prises de décisions complexes. Pour l’avenir, je conseillerais donc aux hommes d’être capables de prendre de la hauteur, d’affiner leurs capacités de raisonnements complexes et systémiques, afin de savoir se synchroniser efficacement entre eux et sur la base d’avis d’IA potentiellement contradictoires, pour prendre des décisions de haut niveau.
Enfin, j’aimerais évoquer la question des buts. Les IA modernes savent résoudre des buts scientifiquement compliqués, mais qui restent « philosophiquement » limités. Globalement, une IA se limite à maximiser ou minimiser une fonction mathématique. Personnellement, je pense qu’à l’heure actuelle, il n’est pas réaliste de penser que les grandes questions de l’humanité, ou même nos petites questions existentielles individuelles, peuvent se poser sous la forme d’une fonction mathématique. L’homme doit rester capable de formuler des buts globaux et de haut niveau, et ne pas rester au niveau de la résolution de problèmes. Pour la résolution d’un problème, l’IA est un excellent assistant. Mais un problème en chasse un autre, et il est important de conserver une hauteur de vue, d’avoir une trajectoire plus générale, pour donner un sens à l’action, qu’il soit moral, religieux, philosophique, économique, hédoniste ou autre. Aujourd’hui, une machine ne peut pas se fixer de tels buts.
Pour conclure, mon sentiment est que, si l’on veut vraiment tirer parti de l’IA, des questions organisationnelles se posent. Les organisations très mécanistes, ou chaque employé se concentre à une tâche de traitement d’information très particulière, ont peut-être moins de sens. La cible serait plus de créer des organisations propices au partage et à l’échange, pour favoriser l’ouverture à l’autre, le débat, et la construction d’un sens partagé. Je pense que plus les machines seront à même de résoudre des problèmes unitaires, plus nous aurons besoin de discussions, de transparence et de cohésion, pour nous engager collectivement vers une vision partagée d’un monde qui nous satisfait. "
HSE Manager chez TotalEnergies
5 ansBravo !
Reservoir Engineer - DevOps - Software Tester
6 ansMichel! Merci pour cet excellent article.
Co Founder and VP for Sales and Marketing at Agile Data Decisions
6 ansJ'aime beaucoup votre approche humaine des choses. En vous lisant, je crois que peut paraphraser Louis Pasteur en disant qu'un peu d'IA éloigne de la sagesse mais beaucoup, ce qui est votre cas, y ramène. Merci pour vos analyses.
Sales Executive
6 ansConsultation en ligne je voulais dire
Sales Executive
6 ansBonjour Michel, je trouve votre analyse très pertinente et humaniste. Au delà des impacts organisationnels que vous soulevez, je me permettrais d’ajouter que l’IA va également relever considérablement le niveau moyen de compétences exigé dans les organisations, les moins complexes étant sujettes à automatisation...je vous invite à regarder les premiers déploiements de la consultation médicale en Chine par exemple. A terme, c’est la notion même de travail en tant qu’échange d’un investissement contre rémunération qui risque d’être télescopée.